L’une se tenait à la colonie Homesh, non loin de Jénine. Des dizaines de milliers de colons et leurs sympathisants étaient venus manifester contre l’évacuation prévue de cette colonie. Les manifestants avaient juré de saboter les décisions du gouvernement et de la Knesset. L’un d’eux a déclaré qu’ils ne partiraient que dans des cercueils recouverts du drapeau national.

Des centaines de soldats et de policiers stationnaient tout le long de la route pour protéger les manifestants de toute éventualité. La radio officielle La Voix d’Israël a annoncé à ses auditeurs que la police de la route opérait selon les instructions des dirigeants du Conseil des colonies.

A la même heure, une autre manifestation avait lieu à Bil’in, à l’ouest de Ramallah. Les habitants de ce village et des villages voisins, ainsi que des militants pacifistes israéliens, manifestaient contre la « barrière de séparation » en train de se construire sur leurs terres.

Cette manifestation a été sauvagement attaquée par des soldats et des policiers qui ont assailli, battu, blessé et arrêté des manifestants en utilisant les armes habituelles et de nouvelles armes. Les gens de la sécurité « portaient le meurtre dans leur regard », pour employer une expression hébraïque.

Dans cette zone, on ne peut même pas prétendre que la barrière de séparation peut servir la sécurité. Le but réel est évident pour quiconque va sur place : voler les terres de Bil’in et des autres villages pour permettre l’extension de la colonie de Kyriat Sefer.

Je me souviens de cet endroit il y a quelque dix ans. A l’époque, des oliveraies bien entretenues étaient expropriées et détruites par des bulldozers. Les villageois nous avaient alors demandé de les protéger et d’arrêter cela.

Maintenant une grande ville de Juifs ultra-orthodoxes a été construite et s’étend rapidement. La barrière de séparation passera tout près des dernières maisons de Bil’in et coupera le village de ce qui reste de ses terres. Sur cette surface, de nouveaux quartiers de Kyriat Sefer seront construits. Avec les colonies proches de Modi’in Ilit et Matitiyahu, c’est un des « blocs de colonies » que les gouvernements israéliens (qu’ils soient Likoud ou travaillistes) veulent annexer à Israël avec la bénédiction du Président Bush.

Le plan des villageois était d’organiser une manifestation pacifique sur le parcours de la Barrière et d’y planter quelques jeunes oliviers. Mais l’expérience dans cette zone nous a appris que l’on devait s’attendre à une violente réaction des forces de sécurité. Par conséquent, seuls les militants qui connaissent les conditions et en ont l’expérience ont été invités à participer à la manifestation. Nous étions quelque 200 Israéliens, hommes et femmes de tous âges. Les instructions données dans les bus, oralement et par écrit, étaient de rester strictement non-violents.

On s’attendait à ce que les bus soient arrêtés sur la route et nous étions préparés à cette éventualité. Nous avons donc été tout à fait surpris d’atteindre le village sans incident. Ce n’est que plus tard que nous nous sommes rendu compte que c’était un piège.

Dans le villages, nous avons rejoint quelques milliers d’habitants du lieu et des villages voisins, hommes, femmes et enfants, et nous sommes partis vers le tracé de la Barrière. En tête du cortège marchaient l’ancien ministre palestinien Kadura Farès, le candidat palestinien à l’élection présidentielle Mustapha Barghouti, les membres arabes de la Knesset Barakeh, Zakhalkeh et Dahamsheh, les chefs des villages et moi. Nous portions des branches d’olivier pour les planter le long du tracé de la Barrière. Les jeunes du village tenaient également un drapeau palestinien de 50 mètres de long. Devant nous, un camion décoré roulait lentement et un militant palestinien annonçait de la voiture en hébreu à l’aide d’un puissant haut-parleur : « C’est une manifestation pacifique et non violente ! ».

A environ un kilomètre du tracé, une rangée de gens de la sécurité nous ont arrêtés. Ils ne portaient aucun insigne et donc nous ne pouvions pas savoir si c’était des soldats ou des policiers des frontières. Soudain, sans aucun avertissement, une salve de grenades lacrymogènes a été lancée sur nous. En quelques secondes, nous avons été enveloppés dans un nuage de gaz blanc, une pluie de grenades arrivant sur nous de toutes parts.

Les manifestants, toussant et crachant, se sont dispersés des deux côtés. Beaucoup d’entre eux ont déjoué les manœuvres des soldats et continué à marcher sur le terrain pierreux. Ils ont été arrêtés par un second barrage et également arrosés de gaz lacrymogènes. Nous, à la tête de la manifestation, avons continué jusqu’à environ 50 mètres du tracé de la Barrière quand une troisième rangée de soldats nous ont attaqués. MK Barakeh avait une discussion vive avec un officier et, alors qu’il discutait avec passion, un soldat a lancé une grenade à blanc entre les jambes de Barakeh. Celui-ci a été légèrement blessé à la jambe. Un autre soldat, particulièrement féroce, a arraché la pancarte que je portais - l’emblème de Gush Shalom représentant les drapeaux d’Israël et de Palestine - et il m’a poussé sauvagement en me donnant des coups.

A d’autres endroits, le déchaînement de violence était encore pire. Muhammad Hatib, un des chefs de village, a remarqué un homme qui, le visage caché, commençait à lancer des pierres sur les soldats. Il s’est précipité vers lui en criant : « Nous avons décidé de ne pas lancer de pierres ! Si tu veux jeter des pierres, fais-le dans ton village mais pas dans le nôtre. A propos, de quel village es-tu ? » L’homme s’est tourné vers lui et l’a attaqué, tout en appelant ses collègues, retirant le mouchoir de son visage et mettant un calot de policier.

Ainsi le secret a été percé et montré par les caméras. Des soldats en civil « arabisés » étaient passés à l’action. Ceux-ci ont commencé à jeter des pierres aux forces de sécurité afin de leur donner un prétexte pour nous attaquer. Dès le moment où ils ont été découverts, ils se sont tournés contre les manifestants les plus proches, ont sorti des revolvers et ont commencé à les arrêter. Plus tard, quand il est devenu clair que les événements avaient été enregistrés par des équipes de télévision étrangères, la police a confirmé officiellement que jeter des pierres est la méthode utilisée par des soldats en civil « arabisés » afin de se mélanger à la foule.

Au cours de la journée, des détails supplémentaires sur les événements ont été donnés : il s’agissait d’une unité qui n’avait jamais été utilisée avant pour une telle action : l’unité « Massada » du Service des prisons, dont le travail habituel est de mater les mutineries dans les prisons. C’est une unité particulièrement sauvage, peut-être la plus violente du pays, à qui on a fourni de nouveaux moyens « anti-émeutes ». Entre autres : des balles de sel qui causent des blessures particulièrement douloureuses. Muhammad Hatib, l’homme mentionné ci-dessus, âgé de 30 ans et père de deux enfants, a reçu quatre balles dans le dos. Résultat : grandes marques circulaires enflées et violettes sur toute la largeur du dos.

Ces balles de sel ont été apportées d’Amérique en Israël au début des années 90, mais jusqu’à présent l’armée n’a pas voulu les utiliser, craignant un tollé de la part de l’opinion. Elles étaient essayées sur nous pour la première fois.

Il semble que l’armée avait préparé toute l’action comme un piège. L’unité « Massada » a testé ses tactiques et ses armes sur cette manifestation pacifique de civils.

La différence choquante dans la manière de traiter les deux manifestations donne beaucoup à penser.

Les colons se préparent ouvertement à paralyser l’Etat, à empêcher l’application des décisions du gouvernement et de la Knesset et, en fait, à renverser la démocratie israélienne. Mais Ariel Sharon et ses gens appellent publiquement à « les embrasser », « les aimer », et « considérer leur douleur avec compréhension ». C’est la directive donnée aux forces de sécurité. Pour les militants pacifistes, c’est un tout autre traitement qui est préconisé.

Cela met en lumière un phénomène beaucoup plus important qui pourrait déterminer l’avenir d’Israël. Ici les gens y sont tellement habitués qu’ils l’acceptent comme naturel. A l’étranger, les gens n’en savent rien.

Le fait est que, chaque jour, tous les médias israéliens consacrent leurs principales émissions à la propagande des colons. Chaque programme sur chacune des trois chaînes de télévision donne une couverture exhaustive des problèmes des colons, des discours des colons et des interviews des colons. Souvent ces reportages remplissent la moitié des émissions d’information.

Entre les colons et les médias, une sorte de symbiose s’est faite - ils travaillent « avec une seule tête ». Chaque jour, plusieurs événements sont préparés pour les médias qui les mettent en valeur pour les utiliser comme des organes de propagande gratuite des colons et de l’extrême droite. A une certaine époque, on avait l’habitude de donner un droit de réponse à l’autre partie, au nom de « l’équilibre ». Plus maintenant. Il n’y a pas d’autre partie.

Dans les émissions d’information, on n’entend jamais un seul mot - littéralement jamais un seul mot - de critique contre les colons. Les gens de gauche de l’establishment parlent aussi de la nécessité de « les embrasser » et de « les comprendre » et c’est ce que font bien sûr tous les porte-parole du gouvernement et des grands partis. Pour les gens qui ont une opinion contraire, aucune occasion n’est donnée de parler des colons dans les principaux médias du pays.

C’est ainsi que la démocratie israélienne met tous les médias exclusivement à la disposition des ennemis de la démocratie. Même dans la République de Weimar la stupidité n’avait pas atteint un tel degré.

Absurde ? Apparemment seulement. En fait, cela reflète la situation réelle : en dépit des grands discours sur le « désengagement », le cœur de Sharon est avec les colons. Il a l’intention d’annexer à Israël la plupart des colonies de la Cisjordanie, sinon toutes.

La controverse actuelle à propos d’une poignée de petites colonies dans la Bande de Gaza est, à ses yeux, une sorte de querelle de famille et elle passera vite. En fait, Sharon pourrait bien avoir intérêt à entretenir la révolte des colons, afin de convaincre les Américains qu’il n’est pas réaliste de lui demander de démanteler les colonies et les avant-postes de Cisjordanie. De fait, jamais l’armée et la police n’ont utilisé des gaz lacrymogènes contre des manifestants de droite. Même quand elles étaient physiquement attaquées et injuriées par ceux-ci (comme cela arrive régulièrement à Hébron par exemple) où quand les colons bloquent les routes vitales et causent d’énormes embouteillages.

Par ailleurs, la controverse avec nous, les militants pacifistes, la véritable opposition au gouvernement, est une authentique lutte pour l’avenir d’Israël : soit un Etat à l’intérieur des frontières de la Ligne Verte, un Etat libéral, démocratique, qui vit en paix à côté d’un Etat palestinien viable ; soit un Etat agressif, nationaliste, qui gardera pratiquement l’ensemble de la Cisjordanie et enfermera les Palestiniens dans quelques enclaves isolées.

Vues ainsi, les directives données à l’armée sont tout à fait logiques : embrassons les colons parce qu’ils sont nos frères et frappons les militants pacifistes parce qu’ils sont l’ennemi.