AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP |
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(
Elias Sanbar ) Un
personnage "historique et banalement humain", telle est
l’image que retient l’historien palestinien Elias Sanbar. Il
brosse le portrait de celui qui, loin du mythe, restera pour lui l’ami
et l’homme qui avait "ramené son peuple à la visibilité".
Jean Plantu avait rencontré Yasser Arafat à quatre reprises, et
l’avait croqué d’innombrables fois en trente ans. Tout
d’abord un souvenir parmi bien d’autres. Tunis, début 1984. Arrivé
de Paris, je me présente à son bureau, dans la banlieue de la capitale.
Le but déclaré de ma visite : l’interviewer après sa sortie sain
et sauf du siège de la ville de Tripoli au nord Liban. La
raison secrète, intime, très "enfantine" de mon voyage, est
tout autre : lui dire combien nous sommes blessés par les rebuffades
et les humiliations qu’il subit, combien son nouveau statut de paria
nous est insupportable, lui redire aussi que nous nous tenons à ses côtés,
qu’il peut compter sur nous. Il me
reçoit comme d’habitude avec affection, puis, me demande d’emblée :
"Pourquoi as-tu tellement tardé à venir me voir ?" et
comme je lui réponds que cela ne fait que quelques semaines que je n’ai
donné signe de vie, il m’interrompt en riant : "Non, cela
fait exactement six mois, tu es venu à telle date. N’as-tu pas honte
qu’un vieux comme moi ait une meilleure mémoire que toi ? Je te
verrai ce soir, quand tout le monde sera parti et que nous pourrons parler
calmement." En
guise de soir, c’est quasiment la nuit entière que je passai à
attendre, et c’est à l’aube que je me retrouvai face à lui. Je lui
dis notre peine et notre révolte de le voir ainsi traité tant par ses
ennemis israéliens que par ses frères arabes. Mais il m’interrompt :
"Sache que je n’ai aucune fierté personnelle lorsque l’intérêt
de mon peuple est en jeu". L’homme
qui à l’aube, pour me consoler et me rassurer, me donnait une leçon
involontaire d’éthique politique, était le même qui, avec ses
compagnons, avait redonné souffle à nos vies des années plus tôt. Coïncidant
avec nos vingt ans, la déroute de juin 1967 s’était alors confondue
avec la terrible désillusion d’un avenir qui nous apparaissait soudain
enchaîné, voué à répéter notre passé immédiat, ce temps immobile,
comme noyé dans la tristesse silencieuse de nos parents et de nos aînés. Ce
jour-là, la Résistance palestinienne naissante proclama "l’avènement
du climat révolutionnaire", mais nous n’entendions que l’annonce
de temps où il ferait tout simplement beau dans nos vies. Par la
fierté retrouvée, par la prise en main de nos petites destinées, par
nos voix à nouveau audibles, par nos rêves juvéniles de réussir à
imposer que le monde regardât en face nos beaux visages de résistants
venus d’une terre disparue. Comment
écrire, transmettre, de façon même infime, la jubilation qui, aux
confins des ardeurs guerrières, nous habita ? Comment
dire le rire, nos rires, aux sonorités claires telles celles des matins
nouveaux qui accueillaient notre choix d’ainsi ramener nos noms effacés
de Palestiniens en commençant par nous proclamer résistants. Le
Palestinien qui disparaît aujourd’hui aura beau être qualifié de chef
historique, de symbole de la lutte palestinienne, de pragmatique chevronné,
de lutteur "increvable", d’interlocuteur incontournable, de
dirigeant retors peu enclin à partager ses pouvoirs, il demeurera pour
moi, pour nous, le résistant qui, par-delà louanges et critiques, fondées
ou irrecevables, ne s’est jamais renié quand l’essentiel était en
jeu : ramener son peuple à la visibilité et le sortir de
l’absence forcée dans laquelle ses ennemis avaient rêvé de le voir
disparaître. Et
s’il me fallait résumer en une phrase, une seule, les décennies de
fureur et de sang traversées par le mouvement national palestinien après
1948, je n’écrirai que ceci : "
Yasser Arafat a mené le combat des siens pour la reconquête de leur nom,
Palestiniens, et les tirer ainsi de l’effacement imposé vers la
visibilité, évidence incontournable qu’ils existaient et que leurs
droits étaient identiques à ceux de tous les hommes. " Aujourd’hui
les anciens ennemis sont subitement compatissants et les analyses et les
commentaires pleuvent qui nous décrivent ce que nous sommes censés
ressentir, nous mettent en garde contre nos lendemains hasardeux, nous
annoncent qu’enfin débarrassés du potentat nous allons accéder à la
reconnaissance de nos droits nationaux. Mais
ils ignorent ou font semblant d’ignorer que le dirigeant que nous
perdons nous était infiniment plus familier qu’un "Président",
que nous le connaissions car il nous ressemblait intimement, par sa
chaleur humaine jamais feinte, son hospitalité simple, sa profonde
conviction d’être l’enfant d’une terre des rencontres et non des
exclusions, son obstination calme, sa longue patience et son profond désir
de solution d’un conflit réputé insoluble. Les
Palestiniens perdent en ces heures l’une de leurs grandes figures. D’autres
apparaîtront, sûrement, et que personne ne s’en inquiète ou ne fasse
semblant de s’en inquiéter. Les
Israéliens aussi, certains s’en rendent compte, d’autres s’en réjouissent,
perdent l’interlocuteur qui avait réussi à persuader son peuple que
l’heure du partage de la patrie avait sonné et que c’était le seul
moyen, désormais, pour que la terre de Palestine revienne à son identité
profonde, celle de la paix des cœurs réconciliés. Quant
à moi, triste et confiant, je garderai la figure d’un homme tout à la
fois "historique" et banalement humain qui nous affirmait, sans
jamais se laisser démonter par nos preuves "historiques", que
Spartacus était, comme chacun le sait, palestinien, que le Christ était
notre compatriote et l’un des citoyens dont il avait la responsabilité ;
un stratège qui, affirmant citer Marx, déclamait du Machiavel ; un
chef qui n’acceptait jamais d’entamer un repas avant de servir lui-même
ses hommes ; un résistant qui, après des nuits de débats
interminables et passionnés, suspendait les séances du Conseil national,
notre Parlement en exil, pour que nous écoutions, tous, unis et enchantés,
Mahmoud
Darwich déclamer ses beaux poèmes. Que la
paix soit sur toi, Yasser Arafat. Et que, demain, ta pierre tombale porte,
gravés, ces mots simples "Ici
repose un homme aimé de son peuple." Elias
Sanbar
est écrivain et rédacteur en chef de la Revue d’études
palestiniennes. |
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