Plan de désengagement" :
l’association des deux mots est devenue si banale qu’elle
brouille la compréhension de ce dont il s’agit. Mieux vaut dire
crûment la vérité : le gouvernement israélien n’a aucun
"plan" véritable. Pis : il n’a rien pour
colmater l’énorme trou noir apparu dans l’âme israélienne.
Ce plan n’a rien de véritable car il n’est
qu’un acte conjoncturel du premier ministre. Mais ce
"non-plan" a coalisé la fine fleur de l’opportunisme
politique israélien : la vieille garde du travaillisme mue
par son horloge biologique personnelle, des individus attirés par
des fauteuils ministériels et des naïfs qui ne comprennent rien
à ce qui se passe. Le processus qui a présidé à l’adoption
de ce plan a fait exploser le peu qu’il restait de la culture
politique israélienne et nous condamne pour de longues années à
cette démocratie bancale apparue dans l’anarchie des derniers
jours.
Car Ariel Sharon s’est affranchi de toutes les
conventions politiques. Le mépris du premier ministre et des
siens pour les décisions de leur propre parti a broyé le
principe fondamental de la vie politique. Cependant, ce plan
n’est pas seulement mauvais pour la manière dévoyée dont il a
été adopté. Il l’est surtout pour son contenu. Il n’a ni
partenaire ni vision, il ne regarde pas plus loin que le bout de
son nez.
Nous avons affaire à une énorme escroquerie :
le sacrifice d’une zone d’implantation sans importance ni
signification à Gaza et aux abords du Sinaï contre la perpétuation
des méfaits et de la perversion de l’âme israélienne au coeur
d’Hébron, à Ytzhar, Beit El et au tombeau de Patriarches,
transformés en autels pour y ligoter nos fils.
Et pourtant : c’est là le meilleur des
pires désengagements possibles ! Après lui, non seulement
la face de notre démocratie politique israélienne apparaîtra
ridée, endommagée, mais d’ores et déjà, l’entreprise
nationale d’illusions qui a pour nom colonisation s’engage
vers son effondrement inéluctable. Sans doute pour cette raison
cela vaut-il la peine de payer un tel prix !
L’existence d’Israël n’est pas assurée.
Personne ne sait si nous survivrons en tant qu’Etat ou si nous
nous disperserons de nouveau de par le monde. Je ne suis sûr que
d’une chose : la rédemption ne viendra pas du messianisme,
et l’expansion territoriale ne nous apportera pas le bien-être.
Au contraire, plus les colonies éloignées font
en secret subir à d’autres le mal que ceux qui nous haïssent
nous ont fait subir durant des générations, plus notre esprit
national court à sa perte.
Longtemps, sous le titre de "sionisme",
trois récits, mi-réalité, mi-fiction, ont nourri l’attitude
israélienne : l’idole sécuritaire, la sanctification de
l’implantation et la supériorité de la religion juive. Tous
des thèmes puissants dotés d’imposants moyens, devenus des
objectifs allant jusqu’à sacraliser ce qui, auparavant,
paraissait interdit. Et même si au cours des dernières années
nos seuls moments de sécurité ont été les brefs et fragiles
intervalles où nous avons momentanément renoncé aux armes pour
dialoguer, le dialogue est resté, pour nous, difficile.
Comme alternative réelle, le dialogue a été
effacé de notre conscience. Au nom de la sécurité, il est
permis de tirer et de tuer ; permis d’exproprier et de déposséder,
de harceler et de maltraiter. Au nom de la sécurité, il est
permis de perdre son âme. Prenez toutes les clameurs des colons
quant à leur "discrimination" et leur
"oppression", multipliez-les par autant qu’il vous
plaira, et vous ressentirez ce que ressentent les Palestiniens
depuis de longues années, sans que nous y prêtions la moindre
attention.
Un cordon ombilical lie cette sécurité
fallacieuse à la colonisation. Bien que cette illusion se soit régulièrement
fracassée dans chaque guerre d’Israël, sécurité et
implantations sont restées chez nous inextricablement imbriquées.
Résultat : une barrière de protection sur la frontière,
une barrière autour de nos colonies pour assurer leur sécurité,
une autre pour boucler leurs localités -des Palestiniens- , une
sur le Jourdain : ce pays n’est plus que barrières
emprisonnant deux peuples terrorisés. Est-ce cela, la sécurité ?
Quant à la religion juive, quelles infamies lui
fait-on subir ! Tant de mépris et de racisme se cachent
derrière ces mots : "Un juif n’expulse pas un autre
juif" -slogan des colons- . La croyance dans la supériorité
des gènes. La souveraineté d’un peuple de maîtres, au nom de
Dieu. Et un juif qui assassine un premier ministre juif, ça, ça
va ?
Un juif n’est qu’un homme, avec ses faiblesses
et ses forces. Rien n’est inné, ni garanti. Même le choix du
peuple juif par Dieu n’est pas garanti s’il ne s’accompagne
pas d’un engagement moral et d’un effort constant pour s’améliorer
et se comporter humainement. Tout cela a été mis de côté pour
laisser place au trident trompeur de ces dernières années :
un judaïsme raciste qui s’appuie sur une colonisation violente
et se protège derrière une conception sécuritaire fallacieuse.
Lorsque les colons me menacent de "guerre
fratricide" , je dis stop. Sont-ils mes "frères" ?
Non ! Je n’ai d’autres "frères" génétiques
que mes deux soeurs. Mais j’ai des frères et des soeurs qui
partagent avec moi un même esprit, des mêmes valeurs.
Si vous êtes un mauvais homme, un oppresseur
geignard ou un occupant surarmé, vous n’êtes pas mon frère, même
si vous observez le shabbat et toutes les règles religieuses. Et
si un foulard couvre chacun de vos cheveux, que vous faites la
charité et le bien, mais que ce qui siège sous votre foulard est
tout entier tourné vers la sanctification de la "terre
juive" , laquelle prime sur la sanctification de la vie
humaine, vous n’êtes pas ma soeur, mais mon ennemie.
Disons-le : il n’y aura pas ici de
"guerre fratricide". Si un conflit plus violent devait
surgir, il se nommerait guerre civile. Car le conflit n’oppose
pas entre eux les enfants du peuple juif dans leur diversité. Il
s’agit d’une lutte sans merci entre les "bons" et
les "méchants". Tous les bons d’un côté : les
nôtres et les leurs -Palestiniens-. Contre tous les méchants. Et
ceux-là, de part et d’autre, ne manquent pas...
La fin des récits sionistes classiques induit une
question : quels seront les futurs récits nationaux israéliens
si tant est qu’il y en ait. Observer le présent permet
d’entrevoir un avenir. Les rubans orange des opposants au désengagement
sont étroitement liés à la kippa, aux phylactères, au foulard,
aux livres de prières et au vocabulaire religieux.
Leur noyau dur est principalement issu des publics
religieux : les sionistes religieux, les ultra-orthodoxes
nationalistes et des hybrides spirituels d’un judaïsme new age
qui se manifeste dans des sauvageries sans frein sur les collines
-de Cisjordanie-.
Les autres composantes israéliennes ne prennent
pas part à la lutte. Les Arabes israéliens sont hors du coup et
la majorité des juifs laïques en Israël assistent, sidérés,
au "désengagement" physique et mental des colons
religieux, ceux-là mêmes qui, jusque récemment, portaient haut
le drapeau de l’identité juive sioniste israélienne moderne.
Quelque chose a dérapé chez les religieux. Désormais,
leur valeur suprême, la "terre d’Israël" , ne
s’oppose plus à des valeurs comme la vie, la modernité
occidentale ou l’aspiration à la paix et au bien-être. Non,
elle se dresse carrément contre l’Etat d’Israël. On est loin
d’une occupation se déroulant hors de tout regard ou de l’exécution
de Palestiniens innocents, passe-temps de quelques
"originaux". On est dans une guerre déclarée contre
tous les symboles du pouvoir souverain. Les "oranges"
contre l’armée et ses soldats, les colons contre la police et
ses policiers, les croyants contre la démocratie, son autorité
et ses élus !
C’est parce que l’instinct israélien
fondamental est démocratique que le système démocratique,
au-delà de tous ses manques, est bien le seul qui nous permette
de continuer à vivre ensemble et à nous accorder sur la manière
de ne pas être d’accord. Le défi lancé par la halakha -la loi
religieuse- à la loi, par la synagogue au Parlement, par les
rabbins à la souveraineté, ça, c’est un vrai "désengagement" !
Jusqu’à l’initiative tordue d’Ariel Sharon,
les contenus et les valeurs étaient en Israël comme brouillés.
Tous les courants de la droite tentaient vainement de réunir judaïsme,
nationalisme territorial et démocratie dans un même sac
politique.
La gauche faisait face. "Ce n’est pas ça
le judaïsme", "telle n’est pas notre vision
nationale", clamait-elle. Et ses larmes coulaient sur la démocratie
agonisante face à l’occupation, à ses mensonges et à ses
illusions. Une gauche stérile et pétrifiée, à laquelle on
avait arraché son clairon identitaire et le drapeau du
patriotisme elle qui avait érigé l’Etat ! pour les transférer,
sans honneurs ni aménités, dans les mains de nouveaux
porte-drapeaux : les nationaux-religieux.
D’un coup d’épée soudain, Ariel Sharon a
tranché ce noeud inextricable. Il est alors apparu qu’une
nationalité nationaliste et une religiosité qui ne s’appuient
que sur la halakha et ses maîtres ne peuvent coexister avec le
vrai noyau identitaire regroupant la majorité des Israéliens,
modernes, démocrates, disposés au compromis. Voilà une occasion
unique pour une société qui tente de modifier ses perspectives.
Un espace s’ouvre pour des vents nouveaux et des idées
originales. L’"israélité" peut de nouveau
revendiquer sa part dans la responsabilité juive.
Il y a une nécessité vitale et pressante à
faire émerger une identité israélienne nouvelle dont les
premiers termes ne seraient pas "un juif ne fait pas",
mais "un juif fait". Un juif maintient un lien étroit
et naturel avec les sources spirituelles de la culture juive. Il a
une interprétation moderne des préceptes et des règles devenus
obsolètes. Il intègre tradition et progrès. Un juif fait la
synthèse entre judaïsme et universalité, judaïsme et israélité.
Pour ce juif positif, Israël est un pays généreux, ouvert à
l’autre, à celui qui est différent et à celui qui vit parmi
nous.
Son judaïsme dit oui à la paix et non à la xénophobie.
Sa culture nationale est celle de quelqu’un qui a confiance en
soi et aspire à la paix, pas d’un paranoïaque qui ne
s’appuie que sur la violence des armes.
Je ne crois ni dans ce désengagement, ni dans
ceux qui l’entreprennent. Politiquement, je n’entrevois, après
lui, que des jours sombres.
C’est parce que je ne crois qu’au dialogue non
violent à long terme et uniquement dans un rejet absolu et commun
des plaies malignes qui nous rongent nous et eux -les
Palestiniens- que, au coeur de cette marée orange et noire, ce désengagement
est une lueur d’espoir. Il est clair que ce retrait douteux
concerne d’assez loin le terrorisme et nos voisins palestiniens.
Mais il est un petit pas en avant pour se désengager de la folie
nationaliste qui a pris le contrôle de notre identité.