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Counterpunch
http://counterpunch.com/
Traduit
de l’anglais par Marcel Charbonnier
[
Jennifer Loewenstein sera chercheur invité au Refugee Studies
Center de l’Université d’Oxford à partir de cet automne. On
peut la contacter à l’adresse suivante : amadea311@earthlink.net
]
Dans
la bande de Gaza, une vaste fumisterie est donnée en pâture aux médias
du monde entier. Il s’agit de l’évacuation mise en scène de 8
000 colons juifs des maisons de leurs colonies illégales – une évacuation
soigneusement planifiée afin de créer une diversion à
l’annexion de la Cisjordanie par Israël, sponsorisée par les
Etats-Unis, et de la bantoustanisation des Palestiniens.
Israël
n’a jamais eu la moindre raison d’envoyer l’armée afin de déplacer
ces colons. Toute l’opération aurait pu être menée à bien sans
ce mélodrame nécessité seulement par une frénésie médiatique :
il aurait suffi de donner aux colons une date butoir, à laquelle
l’armée israélienne se serait tout simplement retirée de
l’intérieur de la bande de Gaza. Une semaine avant une telle
date, tous les colons auraient évacué sans bruit, sans caméras télé,
sans filles en larmes, sans soldats anxieux, sans commentateurs
posant des questions fermées quant à l’impossibilité « pour
des juifs de chasser d’autres juifs de chez eux » et sans
plus de traumatisme au sujet de leur terribles souffrances, eux, ces
victimes du monde, qui doivent, n’est-ce pas, à ce titre, être
aidées à chasser les Palestiniens de la Cisjordanie !
Les
colons partis de Gaza se réinstalleront ailleurs en Israël, et
dans certains cas, dans d’autres colonies tout aussi illégales en
Cisjordanie – tout en étant très généreusement dédommagés
pour les inconvénients subis. De fait, chaque famille juive
quittant la bande de Gaza recevra entre 140 000 et 400 000 dollars
[un peu moins en Euros, ndt] simplement en dédommagement du coût
des maisons qu’ils laissent derrière eux. Mais ces détails sont
rarement mentionnés dans le tsunami des reportages sur la « grande
confrontation » et sur le « moment historique »
dont nous gratifie Sharon et la culture colon, prédatrice et
meurtrière, qu’il a contribué à créer.
A
l’émission Nightline, sur la chaîne ABC, un reporter a interviewé
une jeune Israélienne sympathique, de la plus grande colonie de
Gaza, Neve Dekalim – une fille à la voix sonnant sincère, qui
retenait ses larmes. Elle ne voit pas dans les soldats des ennemis,
dit-elle, et elle ne veut pas de violence. Elle partira, même si
cela lui cause beaucoup de peine. Elle a parlé d’un arbre,
qu’elle a planté devant sa maison, avec son frère, à l’âge
de trois ans ; elle a parlé de son enfance, dans cette maison
qu’ils s’apprêtent désormais à abandonner, des souvenirs, et
du fait qu’elle savait qu’elle ne pourrait jamais revenir ;
que même si elle revenait, tout ce qu’elle a connu aurait
disparu. La caméra se déplaça, ensuite, sur ses parents âgés,
assis, sombres, au milieu du déménagement empaqueté, contemplant
le spectacle, l’air absent et résigné. Sa mère était maîtresse
d’école maternelle, nous a-t-on expliqué. Elle savait
pratiquement tout sur les enfants qui avaient grandi là, au bord de
la mer.
Durant
les cinq années de répression féroce par Israël de
l’insurrection palestinienne contre l’occupation, je n’ai
jamais vu, ni entendu, une séquence aussi longue, aussi remplie de
détails émouvants et humains qu’en cette occasion ; je ne
me souviens pas avoir jamais vu un reporter permettre à une jeune
femme palestinienne sympathique, dont la maison venait d’être
bulldozérisée et qui venait de tout perdre, de raconter sa peine
et son chagrin, ses souvenirs et ceux de sa famille ; je n’ai
jamais entendu cette jeune femme réfléchir à où elle pourrait
bien aller désormais, et de quoi elle allait vivre. Et pourtant,
rien qu’à Gaza, ce sont plus de 23 000 personnes qui ont perdu
leur maison, à cause des bulldozers et des bombardements israéliens,
depuis septembre 2000 – bien souvent sans préavis, au motif que
ces personnes « menaçaient la sécurité d’Israël ».
L’écrasante majorité des maisons détruites se trouvaient trop
près d’un avant-poste de l’armée israélienne, ou d’une
colonie illégale, pour être autorisée à rester debout. Les
victimes n’ont reçu aucun dédommagement pour les pertes subies,
et elles n’avaient pas, elles, d’endroit qui les attendait, pour
s’y réinstaller. La plupart ont fini dans des camps de toile de
l’UNRWA jusqu’à ce qu’elles trouvent un autre abri dans la
bande de Gaza surpeuplée, une région dont un quart des meilleures
terres étaient accaparées par un pour cent de la population,
juive, qui occupait les terres à leurs dépends.
Où
étaient les cameramen, en mai 2004, à Rafah, quand des réfugiés
perdirent deux fois de suite leur maison au cours d’un simple raid
nocturne, ne retrouvant absolument rien de ce qui étaient à eux ?
Où étaient-ils quand des bulldozers et des tanks ont labouré des
rues pavées avec leurs lames d’acier, ravageant les égouts et
les canalisations d’eau potable, coupant les lignes électriques
et démolissant un parc public et un zoo ? Où étaient-ils
quand des snipers ont abattu deux enfants, frère et sœur, qui
donnaient à manger aux pigeons sur la terrasse de leur maison ?
Où étaient-ils quand l’armée d’occupation a tiré un missile
sur un groupe de manifestants pacifiques, tuant quatorze d’entre
eux, dont deux enfants ? Où se planquaient-ils, toutes ces
cinq dernières années, quand la chaleur estivale de Rafah rend la
température si insupportable que la seule chose qu’on puisse
faire, c’est rester assis sans bouger sous son toit de tôle ondulée
– parce qu’il vous est interdit, homme ou femme que vous soyez,
d’aller à la mer, à dix minutes, à pied, du centre ville ?
Ou alors, si les habitants de Gaza s’aventuraient dans des espaces
plus ouverts, ils devenaient immédiatement des cibles humaines
ambulantes ? Et quand leurs citoyens résistaient, où étaient
les accolades et les médias admiratifs, commentant le « cran »,
la « volonté » et l’ « audace » de
ces « jeunes gens » [comme ils disent, en parlant d’Israéliens,
uniquement] ?
Le
mardi 16 août, le quotidien israélien Haaretz a écrit que plus de
900 journalistes venus d’Israël et du monde entier assuraient la
couverture des événements dans la bande de Gaza, et que des
centaines d’autres se trouvaient dans les villes israéliennes
pour couvrir les réactions locales. Y a-t-il jamais eu autant de
journalistes, quelque part, au cours des cinq années écoulées,
pour assurer la couverture de l’Intifada palestinienne ?
Où
étaient ces 900 journalistes internationaux, en avril 2002, après
que le camp de réfugiés de Jénine eut été complètement dévasté
en une semaine, dans un show de pure hubris et sadisme israéliens ?
Où étaient les 900 journalistes internationaux, à l’automne
dernier, quand le camp de réfugiés de Jabalya, dans la bande de
Gaza, a été assiégé par l’armée israélienne, plus de cent
civils étant tués ? Où étaient-ils, ces cinq années, quand
la totalité de l’infrastructure de la bande de Gaza était systématiquement
détruite ? Lequel de ces journalistes ont écrit que tous les
crimes de l’occupation israélienne, depuis les démolitions de
maisons, les assassinats ciblés et les blocus hermétiques jusqu’à
l’assassinat de civils et la destruction délibérée de biens
commerciaux et publics ont augmenté de manière significative, à
Gaza, après que Sharon ait annoncé son « Plan de « Désengagement »,
cette « grande avancée vers la paix » ?
Où
sont les centaines de journalistes qui devraient être en train de
couvrir les nombreuses manifestations de protestation non violente
de Palestiniens et d’Israéliens opposés au mur d’apartheid –
des manifestants non-violents néanmoins humiliés et tabassés par
les forces israéliennes ? Où sont les centaines de
journalistes qui devraient parler de l’encerclement économique et
géographique de Jérusalem Est, ville palestinienne, et de la
double coupure de la Cisjordanie, accompagnée de la subdivision de
chacun des trois cantons ainsi créés en des dizaines de
mini-prisons isolées ? Pourquoi ne sommes-nous pas soumis à
un feu de barrage de reportages scandalisés sur les routes de
contournement réservées aux seuls juifs ? Sur les checkpoints
internes, par centaines, qui n’ont absolument aucune justification ?
Sur les tentatives d’exécutions sans procès, et les centaines de
mutilations ? Sur la torture et les mauvais traitements infligés
aux Palestiniens dans les geôles israéliennes ?
Où
étaient ces centaines de journalistes, quand chacun des 680 enfants
palestiniens tués par l’armée israélienne au cours des cinq années
écoulées était porté à sa dernière demeure par leur famille
brisée de douleur ? C’est une honte que les mots ne
suffisent pas à exprimer.
Et
voici qu’en lieu et place, reportage après reportage, on nous
annonce « la fin de trente-huit années d’occupation »
de la bande de Gaza, un « tournant pour la paix », et la
grande nouvelle qu’ « il est désormais illégal, pour
des Israéliens, d’habiter à Gaza ». Est-ce une
plaisanterie ?
Oui,
il est « illégal, pour les Israéliens, de vivre dans la
bande de Gaza » en tant que colons provenant d’un autre
pays. Mais cela fait trente-huit ans, que c’est illégal (si des
Israéliens veulent aller s’installer à Gaza pour y vivre en égaux
avec les Palestiniens, et non en citoyens israéliens, personne ne
les en empêchera).
Le
plan de « désengagement » unilatéral de Sharon ne met
pas fin à l’occupation de Gaza. Les Israéliens, en effet, sont
loin de desserrer leur contrôle sur la bande de Gaza.
Ils
conservent le contrôle de l’espace aérien et des eaux
territoriales, ainsi que celui du corridor Philadelphie, tout au
long de la frontière entre la bande de Gaza et l’Egypte, où les
Egyptiens pourront patrouiller sous supervision israélienne, en
respectant les consignes les plus strictes du gouvernement israélien.
Les un million quatre cent mille habitants de la bande de Gaza
restent prisonniers d’un énorme pénitencier, en dépit de ce que
leurs dirigeants liges essaient de donner à accroire. L’armée
israélienne se contente de se redéployer à l’extérieur de la
bande de Gaza, laquelle est cernée de barrières électrifiées et /
ou bétonnées, de miradors, de gardes armés et de détecteurs de
mouvement, et elle conservera le pouvoir d’envahir Gaza en un clin
d’œil. Huit mille ouvriers palestiniens travaillant en Israël
pour des salaires de misère se verront très bientôt interdire de
retourner à leur travail. 3 200 Palestiniens supplémentaires qui
travaillaient dans les colonies pour un salaire moins que minimum
ont été remerciés sommairement sans avoir recours à indemnités
de licenciement ni à de quelconques compensations. D’autres
encore vont perdre leur gagne-pain quand les Israéliens déménageront
la zone industrielle de Gaza d’Erez à on ne sait où dans le désert
du Néguev.
En
décembre 2004, la Banque mondiale faisait savoir que la pauvreté
et le chômage ne pourraient qu’augmenter, à la suite du « désengagement »,
même dans la meilleure des conjonctures, parce qu’Israël
conservera le contrôle total des mouvements de marchandises entrant
à et sortant de Gaza, maintiendra une séparation forcé entre la
Cisjordanie et la bande de Gaza, empêchant les habitants de chacune
des deux régions d’aller les uns chez les autres, et déterminera
des accords douaniers avec chacune des deux zones, étouffant leurs
économies déjà dévastées – et néanmoins, nous sommes
contraints à entendre, jour après jour, des nouvelles au sujet de
cette initiative de paix historique, de ce grand tournant dans la
carrière d’Ariel Sharon, ainsi que ces histoires de traumatisme
national pour nos frères et nos sœurs qui ont eu à faire
appliquer des ordres douloureux venus de leur dirigeant avisé et
harcelé.
Que
faudra-t-il pour faire connaître la vérité aux gens ? A la
jeune femme de Neve Dekalim, qui peut s’exprimer sans un battement
de sourcil marquant son embarras ou sa honte ? Alors que les
caméras zooment sur des colons en colère se confrontant de manière
poignante avec leurs « frères et sœurs » de l’armée
israélienne, qui se préoccupera de leurs autres frères et sœurs,
à Gaza ? Quand l’histoire palestinienne de 1948 et 1967, et
de chaque jour qui passe sous la violence de la dépossession et de
la déshumanisation, fera-t-elle l’objet d’un gros titre, dans
nos journaux ?
Cela
me rappelle une interview que j’ai effectuée, cet été, à
Beyrouth, avec Hussein Nabulsi, du Hizbullah, une organisation qui
n’a rien à voir avec le mouvement de libération nationale
palestinienne, absolument rien à voir, mais qui se considère
l’allié de ceux qu’il considère comme les véritables victimes
des politiques et des mensonges usraéliens. Je me souviens de ses
yeux fermés et de ses poings serrés lorsqu’il demanda combien de
temps encore les Arabes et les musulmans seraient-ils censés
accepter les accusations d’être – eux – des terroristes et
des agresseurs ? « Oui, ça fait mal », me dit-il,
dans une passion chuchotée. « Oui, ça fait terriblement mal,
de voir toute cette injustice, jour après jour. » Et il se
mit à m’expliquer pour quelle raison « les Américains et
les Israéliens, en dépit de leurs arsenaux militaires monstrueux,
ne seront jamais victorieux. »
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