6 octobre au soir
Mohammed
Ca sent incroyablement mauvais ici. Pour descendre
n'importe quelle rue – si vous osez – vous contournez, ou parfois inévitablement
vous traversez des mares de sang. Il y a des lambeaux de chair humaine
– certains d’entre eux sont méconnaissables en tant que restes
humains, partout, sur les toits, collés aux fenêtres brisées, sur la
rue.
La puanteur du sang en décomposition se mélange à l'odeur plus acide
de la chair brûlée ou carbonisée par les missiles tirés par l'armée
israélienne des hélicoptères Apache fabriqués aux Etats-Unis.
Le ciel est rempli de fumée noire, certaines proviennent des explosions
de missiles, mais bien plus souvent, elles proviennent des feux
incessants de pneus et d'autres débris que les gens continuent
d’alimenter.
La fumée embarrasse les drones de surveillance, sans pilote et
thermoguidés, ainsi faire des feux sur tout terrain relativement découvert
peut attirer les tirs et faire éclater une bombe relativement sans
danger.
Toute cette fumée mélangée à la poussière de plâtre et de ciment
est une
bénédiction et une malédiction. La puanteur de la chair brûlée et
du sang en décomposition masque dans une certaine mesure l'odeur des
eaux d'égout qui s’échappent des canalisations cassées et des
dizaines de milliers de corps non lavés pendant plus d'une semaine
maintenant.
L'eau potable est ici une denrée rare et précieuse : les bains et les
douches sont devenus des luxes impossibles.
Vos yeux pleurent inévitablement de toute cette fumée : mais alors,
cela vous protège un tout petit peu des vues les plus poignantes –
les parties du corps reconnaissables - un bout de jambe, une partie évidente
d'un torse, et des doigts : des doigts plus effrayants, plus
individuels, plus reconnaissables que vous n’avez jamais vu.
Des équipes de volontaires ramassent ces fragments humains et les
apportent aux deux hôpitaux de Jabalya mais les ambulances ne peuvent
probablement pas suivre avec la pléthore de nouvelles victimes et de
blessés.
Il y a partout des cortèges funèbres, et les "maisons de deuil »,
des tentes pour les familles touchées sont installées afin qu’elles
puissent recevoir leurs familles et amis. En fait, bien que, chaque
maison ici, qu’elle soit relativement intacte et en partie ou complètement
détruite par les tanks et les bulldozers de l’IDF, est une maison du
deuil.
Et rien ne vous protège du bruit : les larmes et les lamentations des mères
et des pères, des maris, des épouses et des enfants des morts, les
cris perçants des blessés, les hurlements des sirènes des ambulances,
les tirs des snipers, le bruit mat du tir d’un tank et les explosions
trop-fréquentes comme un autre bombardement d’Apache.
Le temps est déformé ici : les heures semblent durer des jours, les
jours
comme des semaines ou des mois. C'est le camp de réfugié de Jabalya au
nord de la Bande de Gaza, un des endroits les plus peuplés au monde où
106.000 hommes, femmes, et enfants, dont la grande majorité d’entre
eux sont des civils non-armés, est soumise à des attaques globales
pendant plus d'une semaine maintenant.
La position officielle d'Israel est que ce carnage est une "réponse"
aux «militants palestiniens» qui tirent des roquettes Qassam faites
maison sur la ville israélienne de Sderot la semaine dernière, une
roquette qui a tué deux enfants.
En fait, les premiers tanks grondaient dans Jabalya quelques heures
avant
l'attaque de roquette sur Sderot, et nous observions, tous alarmés par
la
multiplication des forces israéliennes au nord de Gaza depuis plusieurs
semaines : 2000 troupes nouvelles, plus d’une centaine de chars supplémentaires
et des bulldozers.
C’est seulement quand je m'assieds pour préparer mes notes prises ici
au
cours de ces derniers jours que la cruauté du nom de l’IDF pour ces
dernières attaques « Jours de Pénitence » me frappe. Ils ne
massacrent pas seulement des civils non-armés mais le langage lui-même.
"Penitence," tel que je le comprends, est le remords
volontaire pour avoir mal agi.
Ce massacre est-il censé provoquer le remords à ses victimes?
Sont-ils censés pleurer les décès de quatre ou cinq soldats israéliens,
et deux enfants israéliens et accepter la mort de plus de 60 civils
palestiniens comme un certain type de justice?
À ceux qui parmi nous sommes piégés à Jabalya, cela ressemble à «
Jours de Vengeance. C’est incontestablement une punition collective et
illégale selon les conventions de Genève.
Peut-être, ne devrions-nous pas être étonnés. Le premier ministre
israélien Ariel Sharon a annoncé que cette attaque durerait
"aussi longtemps que nécessaire," c'est-à-dire, jusqu'à ce
qu'il n'y ait "plus de danger" de la part des roquettes faites
maison par la résistance palestinienne. Sharon, naturellement, a
organisé les massacres de Sabra et de Shatila il y a plus de vingt ans.
Maintenant, il fait plus ou moins la même chose, mais avec des
armements énormément améliorés.
Bien sûr, les factions militantes existent, et ont frappé ici et là
au cours de cette dernière semaine mais elles sont énormément dépassées
en nombre, sans mentionner l’armement, par les Israéliens. Le Hamas,
de son côté, a distribué des tracts dans la ville de Gaza promettant
de continuer les attaques de roquettes sur les colonies israéliennes
illégales à Gaza et sur toutes les villes et cités israéliennes que
leur artillerie faite maison peut atteindre aussi longtemps que les
incursions israéliennes continueront.
Les protestations internationales ont été assourdies, et bloquées par
le
soutien des Etats-Unis à Israel. La seule, faible voix du département
d'Etat des USA a invité Israel à garder sa "réponse"
"proportionnelle", après, naturellement, le mantra
obligatoire,"Israel a le droit de se défendre." Une résolution
avec des mots forts condamnant l'attaque a été présentée devant
l'ONU en début de semaine et a été mise en échec par le veto des
USA.
C’est difficile de tenir des données précises sur le nombre de
victimes : le chiffre le plus récent semble être 80 Palestiniens tués
(20 d'entre eux étant des militants revendiqués par le Hamas) et plus
de 200 blessés.
Incontestablement, avant que cela soit imprimé, les chiffres seront
plus élevés.
Il n’y a aucun abri ici à Jabalia. Les hôpitaux sont chaotiques, les
approvisionnements sont insuffisants et tout le personnel médical
travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis des jours
maintenant.
J’ai vu Abu Nedal, le père de Nedal Al Madhown, un garcon de 14 ans,
qui
lutte pour garder son calme pendant qu'il demande aux médecins épuisés
et aux conducteurs d'ambulance : "Est-ce que mon fils a été tué?
Il a été tué?" (en fait, le garçon était mort à son arrivée.)
La majorité des morts et des blessés sont des adolescents et des
enfants, des non-combattants évidents.
J'ai interviewé le Dr. Mahmoud Al Asali, directeur d'hôpital de Kamal
Adwan,qui m'a dit il a été forcé de supposer que l'armée israélienne
visait délibérément des civils. Il a dit que la plupart des blessés
par arme à feu étaient blessés dans les parties supérieures de leurs
corps, indiquant que les tireurs d'élite israéliens doivent avoir des
ordres de tirer pour tuer.
Les médecins palestiniens ont retiré beaucoup de flechettes des morts
et des blessés, indiquant que l’IDF utilise des bombes à
fragmentation illégales.
Celles-ci libèrent des flechettes acérées comme un rasoir
lorsqu’elles éclatent.
Le Dr. Al Asali dit que ces dispositifs à fragmentation illégaux
augmentent considérablement le nombre de décès et le nombre et la
gravité des blessures.
L’IDF a refusé de donner ses commentaires à ce sujet.
Le personnel de l'hôpital et les équipes d'ambulance sont ainsi étendues
à l’utilisation de volontaires pour la tâche horrible de rassembler,
de trier, et de recomposer les restes humains dispersés pour les rendre
autant que possibles aux familles.
Un de ces employés médicaux, Ahmed Abu Saall, 26 ans, de l'hôpital de
Kamal Aswan, m'a indiqué que, "la difficulté énorme que nous
devons affronter est que ces bombes puissantes peuvent disperser les
parties d'une simple victime sur un secteur large. Il est presque tout
à fait possible de retrouver des parties d'une personne à l'hôpital
Al Awda, à l'est du camp, alors que d'autres parties de la même
personne sont ici du côté ouest." Parfois les morceaux de vêtements
peuvent aider à recomposer le corps.
L'armée israélienne a fréquemment tiré sur les équipes médicales
et les
journalistes. Jusqu'ici, deux conducteurs d'ambulance ont été blessés,
et un cameraman de l'agence Ramatan a été blessé. Naturellement, les
équipages d'ambulance et la presse portent des vêtements pour les
identifier.
Israel a fermé toutes les frontières dans Gaza et a sévèrement limité
tout mouvement dans la Bande de Gaza.
Il y a trois "zones" principales séparées par des
checkpoints militaires
fermés, mais depuis ces derniers jours, on voit de nombreux nouveaux
points de contrôle et des routes fermées par des blocs de béton et
des obstacles de sable.
Les gens ne peuvent pas se déplacer entre les villes, ni même les
ambulances qui emmènent des patients vers les hôpitaux. D'ailleurs, la
principale frontière entre Israel-Gaza est fermée, même aux ONG
internationales, aux groupes
d’aide humanitaire et aux journalistes étrangers.
Tout intense que l'attaque militaire ait été, et continue d’être,
ce n'est
certainement pas le seul danger pour la population d’ici. De
nombreuses familles
sont maintenant sans nourriture et sans eau depuis des jours. A Tal Al
Zattar, la partie orientale de Jabalya, j'ai interviewé Umm Ramzi, une
vieille dame qui m'a parlé à travers le trou béant que un obus de
tank a laissé dans sa maison. "Nous avons fait appel à la Croix
Rouge, pour sauver nos vies et les vies de nos enfants, mais personne
n'a répondu."
La plupart des employés des ONG et des organisations humanitaires qui
ont
logiquement assez, admettent qu’elles ne peuvent pas les obtenir en
traversant les lignes militaires israéliennes qui entourent complètement
Jabalya, bien qu'elles se rendent bien compte que les civils aient
besoin d'aide. Je suis parvenu à joindre au téléphone le porte-parole
du Comité International de la Croix Rouge (CICR), Simon Schorno qui m'a
dit: "Je suis maintenant en route pour Gaza. Nous avions parlé à
l’IDF pour obtenir l’autorisation d'apporter de la nourriture et de
l'eau, mais nous ne pouvions pas obtenir un accord pour une distribution
complète de produits alimentaires.".
En ce qui concerne l'absence de la Croix Rouge au cours de ces derniers
jours quand beaucoup de familles étaient dans le besoin pressant, M.
Schorno a dit : "C’est terrible. Nous essayons de faire de notre
mieux pour obtenir de la nourriture et de l'eau à l'intérieur, mais
les rues endommagées nous retarde également pour atteindre la
population."
Un certain nombre de témoins oculaires parmi les résidants du camp
m'ont dit que l'armée israélienne controlaient plusieurs hauts bâtiments
et que les snipers tiraient automatiquement sur tout ce qui bouge. Une
des victimes les plus récentes est Islam Dweidar, 14 ans, qui a tenté
sa chance lors d’une accalmie apparente des tirs pour aller acheter du
pain pour sa mère. Elle a été abattue d’une balle dans la tête par
un tireur isolé israélien.
Dans la partie méridionale de la bande de Gaza, l'armée israélienne a
augmenté le nombre de tanks et de bulldozers dans tous les quartiers de
Khan Younis et Rafah. Ils ont bombardé chaque nuit, faisant de nombreux
blessés et tués.
Ce matin, j'ai parlé par téléphone au Dr. Ali Mussa, directeur de l'hôpital
Abu Yousif Al Najjar à Rafah qui m’a annoncé qu' Eman al Hums, 13
ans, avait été tuée par les tir sd’un sniper israélien. Il a dit :
"l'enfant est arrivé à l'hôpital après avoir été criblé de
20 balles dans différentes parties du corps, dont 5 dans la tête."
Les témoins oculaires palestiniens ont indiqué que Al Hums avait été
tuée
alors qu’elle allait à l’école avec deux autres écolières. Au début,
dans les communiqués aux médias, l’IDF a indiqué qu'elle installait
une bombe; plus tard, ils ont été forcés d’admettre que
l'accusation était fausse.
Ces attaques en cours sont maintenant bien pires que la soi-disant opération
"Arc-en-Ciel " en mai dernier, qui avait tué 40 personnes à
Rafah et provoqué un tollé international.
Maintenant, le silence de l'Amérique, en particulier, semble pardonner
et
transformer la Bande de Gaza en un champ de massacre. Sharon a bien
choisi son moment, quand l'Amérique est préoccupée par sa campagne présidentielle
et son invasion de l'Irak, pour décimer les enfants de Gaza.
Combien d’autres doivent mourir avant que le monde dise quelque chose
?
Traduction : MG pour ISM-France