Démocratie et ethnicité en
Israël
Sociologie
et sociétés, vol. XXXI, n° 2, automne 1999
Alain DIECKHOFF
Centre d'études et de recherches internationales, CNRS 27, rue
Saint-Guillaume, 75341, Paris, France
RÉSUMÉ :
L'État d'Israël a fonctionné de façon démocratique depuis sa création
et les consultations électorales y ont été nombreuses. Pourtant, Israël
est une démocratie d'un genre particulier où la souveraineté politique
appartient à l'ensemble des citoyens mais où l'État est lié
institutionnellement à la nation juive (au sens ethnoculturel). Israël
peut donc être défini de façon adéquate comme une démocratie
ethnique. La dualité structurelle entre universalisme citoyen et ethnicité
ne va pas sans tensions, comme l'atteste en particulier la situation
ambiguë de la minorité arabe en Israël.
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Au nombre des succès que les dirigeants israéliens portent volontiers à
leur crédit figure, en bonne place, le fait d'avoir établi au
Proche-Orient la seule véritable démocratie qui ait fonctionné de façon
ininterrompue depuis un demi-siècle. Ce sentiment, non dénué
d'autosatisfaction, repose certainement sur d'incontestables réalités,
et les spécialistes de la démocratie n'ont jamais manqué de ranger Israël
parmi les pays démocratiques (Dahl, 1971, p.246 ; Lijphart, 1984, p.
34-45).
Que la démocratie israélienne soit vigoureuse, la convocation en mai
1999, pour la quinzième fois depuis 1948, du corps électoral pour
choisir 120 députés parmi une trentaine de listes suffit à le prouver.
Parallèlement, et pour la seconde fois depuis 1996, les 4,285 millions d'électeurs
étaient appelés à élire directement leur Premier ministre. Ces choix
ont été effectués à l'issue d'une campagne électorale rythmée par
d'intenses débats publics, relayés par une presse libre, sous le contrôle
vigilant d'une Cour suprême particulièrement attentive depuis deux décennies
au respect des libertés publiques. Le bilan apparaît comme d'autant plus
flatteur si l'on tient compte de la situation géopolitique d'Israël dans
la région. En effet, cette démocratie a fonctionné bien que le pays ait
été entouré pendant des décennies par des États autoritaires avec
lesquels il était engagé dans une confrontation totale pendant trente
ans (jusqu'en 1979, date de la paix avec l'Égypte).
Pourtant, peut-on s'arrêter à ce constat d'une compétition électorale
ouverte pour considérer qu'en Israël la citoyenneté constitue à la
fois un concept et une pratique « allant de soi »? Quelle place cette
appartenance citoyenne a-t-elle dans l'ordonnancement politique d'un État
qui se définit officiellement comme « État juif en Terre d'Israël »?
Comment cette citoyenneté fonctionne-t-elle dans un État qui comporte
une minorité arabe regroupant près du cinquième de la population?
LES ARABES EN ISRAËL : CITOYENS ET/OU ÉTRANGERS?
La Loi sur la citoyenneté (souvent traduite de façon erronée comme «
loi sur la nationalité ») n'a été adoptée qu'en 1952, quatre ans après
la proclamation de l'indépendance de l'État. Elle entra en vigueur alors
que deux scrutins législatifs avaient déjà eu lieu (en 1949 et 1951).
Le corps politique s'était donc trouvé mobilisé à deux reprises sans
que la définition légale du citoyen ait été spécifiée.
Ce délai est sans doute largement imputable au fait que les dirigeants
israéliens devaient affronter des problèmes autrement prioritaires que
la définition du lien citoyen. Après avoir assuré l'indépendance de
leur pays à la suite d'une guerre longue et meurtrière, ils durent, dans
l'urgence, accueillir une masse impressionnante d'immigrants : entre 1948
et 1951 près de 700 000 Juifs s'installèrent en Israël, ce qui entraîna
un doublement de la population et souleva quantité de problèmes d'intégration.
Pourtant, il serait certainement erroné de considérer que la
promulgation de la Loi sur la citoyenneté en 1952 était uniquement due
à l'existence de priorités nationales impérieuses (renforcement de la sécurité
de l'État, absorption des immigrants). Il reflétait également les
propres incertitudes des dirigeants israéliens quant au contenu qu'il
convenait de donner à la citoyenneté dans le nouvel État.
Obnubilés, sous le mandat britannique, par leur projet de construction
nationale, les leaders sionistes n'avaient guère accordé d'intérêt à
cette question dans l'entre-deux-guerres. Pour eux, seule comptait l'édification
d'un État juif, non le type de communauté politique qu'il devait
organiser. La question ne commença à prendre un tour concret qu'après
le vote en novembre 1947 du partage de la Palestine en deux États, l'un
juif, l'autre arabe. Les dirigeants juifs qui accueillirent cette résolution
avec enthousiasme s'engagèrent à respecter pleinement les droits civils
et politiques des 405 000 Arabes qui auraient dû côtoyer les 558 000
Juifs à l'intérieur des frontières de l'État juif telles qu'elles
avaient été dessinées par l'ONU.
Comment cet État juif, de facto binational, aurait-il mis en oeuvre le
droit à l'autodétermination du peuple juif tout en ménageant
scrupuleusement les droits de citoyens arabes presque aussi nombreux que
la courte majorité juive? Nous n'en saurons rien puisque le déclenchement
des hostilités militaires conduisit à un bouleversement démographique
majeur avec l'exode de plus de 750 000 Palestiniens arabes de la Palestine
mandataire. Du coup, l'État d'Israël se retrouvait, après la signature
des accords d'armistice en 1949, dans des frontières élargies, avec une
population arabe désormais réduite à 160 000 âmes.
Le premier président de l'État d'Israël, Chaïm Weizmann avait déclaré
que « le monde jugerait l'État juif à la façon dont il traiterait les
Arabes » (Rose, 1986, p.433). Nous pourrions ajouter qu'à travers
l'examen des politiques menées par le pouvoir israélien envers la
minorité arabe, il est possible de tirer d'utiles renseignements quant au
contenu effectif de la citoyenneté, et de façon plus large, quant à la
nature même de l'État d'Israël.
Les signataires de la déclaration d'indépendance ont proclamé avec
force leur adhésion à une citoyenneté à fondement universaliste
puisqu'on y lit : « l'État d'Israël assurera la plus complète égalité
sociale et politique à tous ses habitants sans distinction de religion,
de race ou de sexe[...] nous demandons aux habitants arabes de l'État
d'Israël de préserver la paix et de prendre leur part dans l'édification
de l'État sur la base d'une égalité complète de droits et de devoirs
et d'une juste représentation dans tous les organismes provisoires et
permanents de l'État ». Voilà pour les principes. En réalité, les
choses se passèrent de façon quelque peu différente.
Entre 1949 et 1952, date de l'adoption de La loi sur la citoyenneté, les
débats furent vifs au sein du parti dominant au pouvoir, le Mapai (parti
des travailleurs d'Eretz Israël), quant au sort qu'il convenait de réserver
aux résidents arabes présents sur le territoire israélien. Deux
courants nationalistes s'y affrontaient : les modérés et les
intransigeants (Kafkafi, 199
. Si les deux « écoles » partageaient la même adhésion idéologique
au sionisme et à ses objectifs (rassemblement des Juifs de diaspora en
Israël, développement de la présence juive sur le terrain...), elles
divergeaient quant à l'évaluation des conditions favorables à la réalisation
du sionisme. Pour les premiers -- représentés par le ministre des
Affaires étrangères, Moshé Sharett, ou le secrétaire général du
syndicat Histadrout, Pinhas Lavon --, il était dans l'intérêt d'Israël
d'adopter une ligne politique conciliante tant vis-à-vis des États
arabes voisins que des Arabes demeurant sur le territoire israélien. A
l'inverse, les seconds -- représentés par une pléiade « d'experts en
affaires arabes » (Yehoshua Palmon, Uri Lubrani, etc.) et par des
responsables de l'armée ayant l'oreille du Premier ministre, David Ben
Gourion -- penchaient pour une ligne dure, seule susceptible à leurs yeux
d'imposer Israël comme fait politique incontournable dans la région. Le
courant activiste donna, incontestablement, le la.
À l'évidence, nombre d'Arabes qui se trouvaient désormais sous
juridiction israélienne étaient hostiles au sionisme et avaient
combattu, les armes à la main, le projet de création d'un État juif. En
même temps, cette minorité arabe constituée d'une population largement
rurale, privée d'élites (car elles avaient pour la plupart gagné les
pays arabes voisins) se résigna assez vite à son nouveau statut et admit
que son destin se jouait désormais à l'intérieur de l'État d'Israël.
Pourtant, les Arabes furent considérés collectivement, dans une logique
étroitement sécuritaire, comme une cinquième colonne. Traités en
ennemis, et non comme de futurs concitoyens, ils furent soumis à toute
une série de mesures coercitives. La plus violente fut l'expulsion par la
force, après la fin de la guerre et jusqu'en 1951, de 20 à 30 000 Arabes
habitant les zones frontalières vers la Syrie, la Jordanie ou la bande de
Gaza. Ce nettoyage des frontières était officiellement motivé par des
raisons de sécurité (éviter que les villages arabes ne deviennent des
points d'appui éventuels en cas d'offensive arabe) mais la perspective de
réduire le nombre d'Arabes au sein de l'État d'Israël était présente
dans l'esprit de nombreux décideurs (Morris, 1987).
Il ne pouvait d'ailleurs en être guère autrement puisque des
responsables de haut rang tant civils (Ben Gourion) que militaires (Moshé
Dayan) avaient prôné le transfert, si possible volontaire, mais éventuellement
forcé, des Arabes hors des frontières de l'État (Morris, 199
. L'écho que rencontra cette idée du transfert dans le courant activiste
est, nous semble-t-il, le reflet de l'aporie majeure du sionisme : son
extrême difficulté à prendre en compte l'existence de l'Autre (arabe)
qui préexistait à son projet de reconstruction nationale. Comme projet
politique, le sionisme n'a guère laissé de place à l'altérité, il n'a
su ni penser, ni intégrer dans sa pratique la différence ethno
nationale. Dans ce contexte, la tentation de se débarrasser de cet Autre
en le transférant ailleurs ne pouvait qu'être forte. En déclarant « je
ne suis pas disposé à accepter même un Arabe supplémentaire [car] je
veux qu'Israël soit totalement juif » (Scheffer, 1996, p.484), le député
Eliahu Carmeli ne faisait qu'exprimer en 1949, de façon extrême,
l'impossibilité d'aménager une place à l'Autre.
Ce fait découle logiquement d'une perception réductrice de l'État
d'Israël comme grande communauté juive, et non comme un État coiffant
une société où résident des Juifs (mais pas nécessairement qu'eux).
Or, alors que les communautés juives de diaspora fonctionnent, dans un
contexte minoritaire, comme des structures volontaires ne rassemblant, par
définition, que des Juifs, l'État est une institution rationnelle
fonctionnant sur une base territoriale et qui a juridiction sur l'ensemble
de la population quelles que soient ses origines ethniques, religieuses...
À l'évidence, les implications de ce passage de l'autonomie des
communautés à la souveraineté étatique échappaient à certains
dirigeants du jeune État, et non des moindres. Ben Gourion avouait ainsi
qu'il ne voyait rien de moralement, ni de politiquement répréhensible à
envisager le transfert de la minorité arabe puisque les « droits de l'État
avaient préséance sur ceux des individus » comme la Hongrie et la
Roumanie l'avaient montré en expulsant certains de leurs citoyens (Kafkafi,
1998, p. 353).
La référence à deux pays d'Europe orientale qui étaient loin d'être
des parangons de démocratie est hautement significative. Elle atteste que
nombre de dirigeants sionistes qui venaient précisément de la zone
russo-polonaise avaient une familiarité, d'ailleurs douloureuse, avec des
États autoritaires, fondés sur un nationalisme ethnique souvent
exclusiviste (Sternhell, 1996). De ce fait, ils étaient plus accoutumés
aux logiques d'exclusion -- dont les Juifs étaient d'ailleurs fréquemment
les victimes toutes désignées -- qu'aux pratiques d'inclusion, en
particulier par le biais d'une citoyenneté de nature universaliste.
Si le recours à l'éviction pure et simple des Arabes hors du territoire
israélien fut limité, comme nous l'avons dit, aux zones frontalières
durant la période de fondation de l'État, deux autres méthodes furent
employées, à l'instigation du cercle des activistes nationalistes,
envers l'ensemble de la population arabe : l'imposition d'un gouvernement
militaire et l'expropriation des terres (Dieckhoff, 1993).
L'administration militaire fut imposée aux Arabes en octobre 1948 « pour
raison de sécurité ». Elle instaurait un système de contrôle général
qui limitait strictement l'exercice des libertés publiques de tous les
Arabes, et non pas seulement de ceux soupçonnés d'activités hostiles.
Restrictions sévères des déplacements, assignations à résidence, détentions
administratives -- soumises à un contrôle judiciaire minimal --, censure
de la presse arabe furent fréquentes durant cette période tandis que la
liberté d'association politique était soumise à d'innombrables
contraintes. Les possibilités d'expression politique des Arabes étaient
d'ailleurs d'autant plus limitées qu'à l'exception d'une petite
formation de gauche (Mapam), les partis sionistes, y compris le Parti
travailliste de Ben Gourion, étaient tout simplement fermés aux adhérents
arabes.
Pas étonnant dans ces conditions que beaucoup d'Arabes se soient reconnus
dans le Parti communiste, seule formation ouvertement binationale, qui prônait
la transformation de l'État d'Israël en une collectivité de citoyens (Greilsammer,
197
. Si certaines mesures appliquées à la population arabe répondaient à
de réels impératifs de sécurité comme la prévention de l'espionnage,
la lutte contre le terrorisme, etc, leur application généralisée sur
une longue période (le gouvernement militaire ne fut définitivement
supprimé qu'en 1966), en faisaient autant d'éléments d'un véritable
système de mise en subordination (Lustick,1980).
Dans le domaine foncier, les Arabes d'Israël furent soumis dès 1948 à
toute une kyrielle de lois qui conduisirent à un transfert massif de la
propriété (Kretzmer, 1990, p. 49-76). En tant qu'État successeur, Israël
prit possession de toutes les terres publiques et de celles considérées
comme sans maître, mais un tiers des terres restaient légalement la
propriété privée d'Arabes. Une législation appropriée y mit
rapidement un terme : non seulement toutes les terres et immeubles des
Palestiniens réfugiés dans les pays arabes voisins furent
progressivement transférés à l'État, mais il en alla de même pour la
moitié des terres appartenant à des Arabes israéliens qui furent considérés,
pour la moitié d'entre eux, comme « présents-absents »[ 1 ] en vertu
de la Loi sur les absents de 1950. Cette fiction juridique proprement orwéllienne
signifiait que bien que présents physiquement sur le territoire israélien
ces Arabes étaient considérés comme « des propriétaires absents »
parce qu'ils s'étaient trouvés à un moment ou à un autre, après le 29
novembre 1947 (date de la résolution de l'ONU sur le partage de la
Palestine mandataire), dans une zone contrôlée par des forces hostiles
à Israël. Cette législation d'exception en vigueur jusqu'à la fin des
années 1950 conduisit à la réduction drastique de la propriété arabe
qui ne couvre plus aujourd'hui que 3,5 % de la surface du pays tandis que
l'État en contrôle désormais fermement 93 % (le reste appartient à des
particuliers juifs).
Dans le domaine foncier, il est clair que les Arabes d'Israël n'ont guère
été mieux traités que leurs frères réfugiés au Liban ou en Syrie et
leur citoyenneté ne leur fut, en l'occurrence, d'aucun secours. L'État
les considéra d'abord, non comme des citoyens israéliens dont il fallait
avant tout respecter les droits, mais comme des Arabes palestiniens,
membres d'un groupe ethno-national qu'il convenait de transformer en
minorité dominée.
L'octroi de la citoyenneté aux Arabes demeurés sur le territoire israélien
n'alla d'ailleurs pas sans mal. Ben Gourion, fidèle à son inflexibilité
coutumière, était partisan de restreindre au maximum l'accès à la
citoyenneté des Arabes qu'il soupçonnait de déloyauté générale
envers l'État. Le projet de loi initial mentionnait des conditions très
restrictives qui auraient exclu deux tiers des Arabes du droit d'obtenir
automatiquement la citoyenneté israélienne et en auraient fait des étrangers
permanents...dans le pays qui les avait vu naître. Sur ce dossier, le
courant nationaliste modéré finit par l'emporter, et la loi de 1952
accorda la citoyenneté quasi-automatique aux Arabes d'Israël.
Ce succès, non négligeable, doit être mis à l'actif des « libéraux
», et en premier lieu de Moshé Sharett. Toutefois, ces derniers
n'obtinrent ni l'abolition immédiate du gouvernement militaire, ni la
restitution des propriétés aux personnes déplacées (« présents-absents
»). À quoi attribuer ces échecs? Sans doute à l'opposition tenace de
l'appareil militaire et de l'homme fort du pays, Ben Gourion, à toute «
faiblesse » excessive envers les Arabes d'Israël. Plus profondément,
l'insuccès des modérés était lié à leurs propres ambiguïtés. Leur
opposition se situait en effet à l'intérieur du consensus sioniste. Ils
adhéraient totalement à l'idée de créer un État juif et, pour en
consolider l'assise, ils n'étaient pas hostiles à certaines mesures qui
furent adoptées dans l'immédiat après-guerre, comme le refus du
rapatriement des réfugiés palestiniens ou la destruction des villages
abandonnés afin d'empêcher leur retour.
Leur divergence avec les tenants de la ligne activiste venait de leur
volonté de favoriser au maximum l'intégration socio-politique des Arabes
présents sur le territoire israélien (d'où leur souhait de supprimer le
gouvernement militaire ou leur désir de voir les Arabes admis comme
membres du syndicat Histadrout -- ce sera chose faite en 1965). Cette
aspiration à hâter l'insertion des Arabes dans la société israélienne
n'était toutefois pas uniquement contrariée par l'intransigeance de Ben
Gourion et de ses alliés, elle était aussi entravée par la nature bicéphale
de l'État comme État juif et démocratique.
LES CONTRADICTIONS ENTRE DÉMOCRATIE ET ETHNICITÉ
La loi de 1952 qui fixe les conditions d'octroi de la citoyenneté israélienne
établit une distinction majeure entre l'acquisition de la citoyenneté
par les Juifs et par les non-Juifs, essentiellement les Arabes (Klein,
1977). Les premiers bénéficient d'un droit automatique à la citoyenneté
qui découle directement de La loi du retour de 1950 qui accorde à tout
Juif le droit d'immigrer en Israël. L'acquisition de la citoyenneté est
dans ce cas inconditionnel, l'État ne pouvant s'y opposer que dans des
cas très limités, lorsque le droit au retour -- c'est-à-dire la liberté
d'immigration absolue réservée aux Juifs -- ne s'applique pas (danger
pour la santé et la sécurité publiques, passé criminel).
Cet automatisme dans l'attribution de la citoyenneté est la manifestation
la plus éclatante du caractère juif de l'État d'Israël. Quant aux
Arabes, ils ont obtenu la citoyenneté sur un fondement juridique différent
: celui de leur résidence sur le territoire israélien. L'octroi de la
citoyenneté était soumis à des conditions restrictives puisqu'on
exigeait une présence ininterrompue sur le territoire devenu israélien,
entre le 14 mai 1948 et l'entrée en vigueur de la loi. Ne pouvaient donc
obtenir la citoyenneté israélienne ni les centaines de milliers de réfugiés
palestiniens qui avaient fui dans les pays arabes voisins (mais qui bénéficiaient
de la citoyenneté palestinienne sous le mandat britannique), ni plusieurs
milliers d'Arabes qui s'étaient réfugiés provisoirement dans des pays
limitrophes avant de revenir dans ce qui était devenu Israël [ 2 ].
Contrairement aux Juifs, les Arabes ont donc bénéficié, à l'origine,
d'un droit conditionnel à la citoyenneté. Ces voies différentes dans
l'attribution de la citoyenneté laissent d'emblée entrevoir que derrière
la citoyenneté de nature universaliste une dynamique différente, de
nature particulariste, est subrepticement à l'oeuvre : elle est d'ordre
ethno-nationale[ 3 ]. L'ethnicité, entendue ici comme la reconnaissance
d'identités collectives fondées sur une parenté commune (réelle ou
imaginaire), une mémoire historique partagée et des référents
culturels similaires, fait l'objet d'une véritable institutionnalisation
de la part de l'État qui est obligé de recourir à une catégorisation
ethnique afin de pouvoir opérer une distinction entre Juifs et non-Juifs,
indispensable à leur gestion différenciée.
Ce processus d'identification s'opère par le biais de la catégorie «
leom » (nationalité, au sens d'affiliation ethnique) qui figure sur les
registres d'état-civil et les cartes d'identité. Il n'y a donc pas, en
Israël, de pure citoyenneté « abstraite » puisque chaque individu est
tenu d'avoir parallèlement une nationalité. La population israélienne
est ainsi répartie en trois nationalités principales : juive (80 %),
arabe (17 %) et druze (groupe hétérodoxe de l'Islam, 1,5 %). Trois
points méritent d'être précisés en ce qui concerne la catégorisation
ethnique de la population. D'une part, cette ethnicité, prescrite et
administrée par l'État, se veut « objective » c'est-à-dire que le
choix de l'identité ethno-nationale n'est pas libre. Ainsi n'est reconnu
comme juif par l'État que celui qui est né de mère juive ou qui s'est
converti au judaïsme et n'appartient pas à une autre religion (Catane,
1972) [ 4 ].
Cette définition de la judéité correspond presque entièrement à la
formulation de la loi religieuse, ce qui marque une réelle congruence
entre ethnicité et appartenance religieuse. Par ailleurs, un individu
juif ne saurait réclamer une autre identité ethnique que celle de Juif.
Dans un arrêt célèbre de 1972, la Cour Suprême décida qu'un Juif ne
pouvait se prévaloir de l'appartenance à un groupe ethnique israélien
car une telle identité n'existe pas d'un point de vue légal (Klein,
1977). En second lieu, la logique du « leom » est bien de nature
ethnique et non religieuse, et en cela elle ne saurait être ramenée à
une simple actualisation du système du millet. Ce dernier avait fonctionné
dans l'Empire ottoman et accordait une très large autonomie interne à
trois minorités non-musulmanes (Grecs orthodoxes, Arméniens, Juifs).
Le principe de tolérance ainsi mis en oeuvre reposait sur la
reconnaissance de communautés religieuses qui obtenaient entre autres le
monopole sur le statut personnel (en particulier le droit matrimonial).
Dans l'ensemble du Moyen-Orient, en Israël comme ailleurs, la gestion de
ce statut personnel continue de reposer sur les communautés religieuses
-- ce qui explique qu'il n'y ait pas de mariage civil. Toutefois, la
classification en terme de « leom » n'est pas de même nature. Sans
doute, l'adoption du critère religieux pour définir l'identité
ethno-nationale juive entretient les confusions mais le fait que l'État
ait retenu la catégorie « arabe » (regroupant les confessions musulmane
et chrétienne) et créé celle de « druze » (alors que l'appartenance
druze avait toujours été subsumée sous celle, générique, d'Arabe)
montre bel et bien que la taxinomie retenue est fondée sur l'ethnicité.
Enfin, troisième point : autant l'ethnicité est ouvertement revendiquée
pour permettre d'isoler, dans l'ensemble des citoyens, les Juifs des
autres groupes (Arabes, Druzes), autant elle est explicitement récusée
par l'État dès lors qu'il s'agit d'introduire des distinctions à l'intérieur
du groupe juif. Le postulat central du sionisme étant l'unité du peuple
juif à travers le monde, l'État rejette comme non pertinents les
clivages ethno-culturels au sein de la population juive (Ashkénazes/Sépharades
; Marocains/ Russes etc.). Bien que réfutée idéologiquement et dépourvue
de portée légale, cette ethnicité intra-juive n'en produit pas moins de
puissants effets sociaux comme l'atteste le succès croissant de partis
ethniques juifs comme le Shas chez les Sépharades et Israël ba-Aliyah
chez les « Russes » (Smooha, 1999).
Si l'assignation d'identité ethnique revêt une pareille importance,
c'est parce qu'elle confère des droits non négligeables. Outre
l'obtention automatique de la citoyenneté, le nouvel immigrant en vertu
de la Loi du retour [ 5 ] bénéficie lors des premières années de son
installation de larges exemptions fiscales et d'emprunts à taux préférentiel.
Une partie de ces aides est versée, non par l'État, mais par l'Agence
juive, organe dépendant d'une institution internationale, l'Organisation
sioniste mondiale, dont la vocation est de faciliter l'immigration des
Juifs de diaspora. De façon significative, l'Agence juive est désignée,
avec deux autres organisations internationales (le Keren Hayessod qui
collecte les fonds dans la diaspora juive et le Fonds national juif chargé
de l'achat des terres), comme « institution nationale », cette
expression désignant une institution ayant vocation à servir les seuls
intérêts des Juifs en Israël. L'Agence juive ne se contente pas de
fournir des aides multiformes aux nouveaux immigrants. Elle crée des
villages pour les Juifs, paye le raccordement aux réseaux électrique et
de l'eau, encourage le développement de l'agriculture et de l'industrie.
Si on peut considérer comme normal que l'Agence juive, dont les fonds
proviennent des contributions volontaires des Juifs de diaspora, s'emploie
à améliorer le sort des seuls Juifs, il est clair toutefois que cette
intervention unilatérale, effectuée dans le cadre d'une convention avec
de l'État, accroît les disparités avec les 850 000 citoyens arabes.
De plus, par l'entremise de ces institutions nationales -- organisations
volontaires financées par la diaspora --, l'État bénéficie d'un moyen
idéal de privilégier les Juifs tout en ne violant pas officiellement l'égalité
entre les citoyens puisqu'il n'intervient pas directement. Ainsi en est-il
avec le Fonds national juif qui gère 19 % des terres en Israël, en
particulier, fait significatif, les « terres abandonnées » --
appartenant aux Arabes ayant fui la Palestine ou déclarés « absents ».
Ces terres sont régies par un rigoureux principe d'incessibilité : non
seulement ces terres, « propriété perpétuelle du peuple juif » ne
sauraient être vendues à un particulier, mais elles ne peuvent même pas
être louées à un non-Juif, fût-il citoyen de l'État d'Israël (Dieckhoff,
1995).
Le fonctionnement des « institutions nationales » donne une bonne
indication de la façon dont s'opère une discrimination insidieuse.
Rarement explicite, la discrimination structurelle dont sont victimes les
Arabes est la plupart du temps indirecte et voilée (Kretzmer, 1990).
Ainsi, jusqu'en 1997, les familles juives percevaient des allocations
familiales proportionnellement plus élevées par enfant que les familles
arabes. Le critère choisi n'était pas explicitement ethnique, il était
simplement précisé que les « familles de soldats » obtenaient des
compléments d'allocations. Or, étant donné que les Arabes ne sont pas
appelés sous les drapeaux, ils se voyaient ipso facto exclus du bénéfice
de ces aides. Sans doute, la logique ethnique n'est pas totale : les
Druzes et les Circassiens, les deux seules communautés non-juives à
devoir envoyer leurs enfants à l'armée, ainsi que les volontaires bédouins,
obtenaient aussi ces allocations supplémentaires. Mais le référent
ethnique est bien sous-jacent.
La preuve en est fournie par le sort réservé aux Juifs ultra-orthodoxes.
N'effectuant pas leur service militaire, ils auraient dû théoriquement
être privés de cette manne. En fait, ils la reçurent. D'abord, parce
qu'ils furent traités de facto par l'État comme d'anciens conscrits
puis, par la suite, parce que les étudiants des institutions religieuses
obtinrent les mêmes avantages que les anciens militaires.
Cette discrimination dissimulée se retrouve dans les pratiques d'aménagement
du territoire, de distribution des aides publiques. Les zones défavorisées
auxquelles l'État verse des subventions spécifiques pour encourager le développement
économique ont ainsi été dessinées de telle sorte qu'elles n'incluent
aucun village arabe. Quant aux fonds gouvernementaux alloués aux
municipalités, ils sont proportionnellement plus importants pour les
villes juives que pour leurs homologues arabes. Même les quotas d'eau
pour l'irrigation sont plus élevés pour les kibboutzim que pour les
villages arabes voisins.
Ce florilège qui pourrait être rallongé montre que l'existence d'une
citoyenneté partagée ne constitue pas une garantie quant au traitement
égalitaire des citoyens. En cela, la « citoyenneté à l'israélienne »
rompt clairement avec le principe majeur de la citoyenneté démocratique
qui consiste à octroyer « un statut juridique conférant des droits et
des obligations vis-à-vis de la collectivité politique » (Leca, 1983)
aux citoyens sans tenir compte de leurs appartenances particulières. En
l'occurrence, la logique ethnique permet d'accorder, dans certains
domaines, un traitement préférentiel au groupe majoritaire, « propriétaire
» de l'État, et de contourner ainsi la logique citoyenne à fondement égalitaire.
Ce favoritisme institutionnalisé ne doit pas être confondu avec les
politiques d'affirmative action. Alors que ces dernières ont pour
objectif de permettre à des groupes ethniques minoritaires et défavorisés
d'accéder à une réelle égalité en leur octroyant des facilités
diverses et en leur permettant de se prévaloir de droits spécifiques,
les avantages dont bénéficient la majorité juive en Israël ont pour
objectif de maintenir sa suprématie, non de la résorber.
En aménageant une place privilégiée au groupe ethno-national juif tout
en octroyant la citoyenneté sur une base inclusive, Israël apparaît
comme une démocratie d'un genre spécifique que Sammy Smooha a proposé
d'appeler « démocratie ethnique » (Smooha, 1990). Cette qualification
correspond bien à la nature duelle de l'État d'Israël où la
souveraineté politique appartient à l'ensemble des citoyens (Juifs et
Arabes) mais où l'État appartient, non à une nation israélienne -- qui
regrouperait tous les citoyens israéliens --, mais à la nation juive. Un
tel alliage fait des démocraties ethniques des ensembles politiques
traversés par des contradictions récurrentes entre égalité citoyenne
formelle et prépondérance du groupe ethno-national associé à l'État [
6 ].
En fait, si l'asymétrie entre la majorité et les minorités peut se réduire,
la persistance du référent ethnique maintient une différenciation
structurelle entre citoyens qui empêche la pleine égalité de se réaliser.
Ce constat se vérifie bien dans le cas israélien où l'égalisation
juridique des conditions entre individus juifs et arabes a progressé au
cours des dernières décennies sans pour autant que le système asymétrique
n'ait été fondamentalement remis en cause dans sa structure profonde.
AVANCÉES DÉMOCRATIQUES, PERMANENCE DE L'ETHNICITÉ
Cette oscillation est repérable dans les trois champs de la citoyenneté
isolés par T.H. Marshall (1977) en ce qui concerne la minorité arabe en
Israël. Dans le domaine des droits civils, la tendance globale a été à
une égalisation des conditions entre Juifs et Arabes depuis l'abolition définitive
du gouvernement militaire en 1966. Les libertés publiques (de déplacement,
d'expression, d'organisation etc.) sont respectées et garanties par les
tribunaux. Les Arabes sont désormais membres à part entière du syndicat
Histadrout dont le département arabe a été supprimé en 1992. À la même
date, le poste de conseiller aux affaires arabes, rattaché au Premier
ministre, qui fleurait un peu trop le paternalisme colonial, a été
supprimé [ 7 ].
La pratique religieuse est libre, l'État versant même des salaires aux
ministres des cultes et distribuant des fonds publics pour l'entretien des
églises et mosquées. Les différentes communautés religieuses bénéficient
d'une très large autonomie et d'une compétence de juridiction exclusive
en matière de statut personnel (mariage, divorce). Remarquons que la
reconnaissance de droits de nature communautaire est parfaitement en
consonance avec la nature sioniste de l'État : si l'État d'Israël est
celui d'un groupe national particulier (celui des Juifs), il est naturel
que les minorités ethno-nationales qui, par définition, ne pourront
jamais s'y identifier totalement bénéficient de droits religieux et
culturels collectifs qui leur permettront de préserver leur identité spécifique.
Une différence notable subsiste néanmoins dans le maintien de l'ordre
public : la répression policière a tendance à être plus vigoureuse
lorsqu'il s'agit de mettre un terme aux manifestations dans le secteur
arabe. Le 30 mars 1976, une protestation contre la confiscation des terres
en Galilée s'acheva tragiquement par la mort de six Arabes lors d'échauffourées
avec les forces de l'ordre. De telles extrémités ne se sont plus de mise
aujourd'hui. Néanmoins, en tirant, fin septembre 1998, des balles en
caoutchouc pour disperser une marche de protestation arabe, alors que ce
type de projectile n'a jamais été utilisé à ma connaissance contre des
manifestants juifs mais a été par contre abondamment employé contre les
Palestiniens pendant l'Intifada, la police soulignait, fût-ce
involontairement, que les Arabes n'étaient pas traités avec le même égard
que leurs concitoyens juifs [ 8 ].
Dans le domaine de la citoyenneté politique, si le droit de vote a été
accordé dès le départ aux Arabes, l'expression politique a été, elle,
fortement bridée durant les deux premières décennies puisque, sous
couvert d'impératifs de sécurité, des formations politiques ont été
interdites tandis que des publications voyaient leur parution suspendue.
Dans les années 1970, ces restrictions avaient disparu tandis que l'intégration
politique des Arabes avait progressé : à compter de 1973 les citoyens
arabes purent ainsi adhérer au Parti travailliste qui, jusqu'alors,
n'accueillait que des Juifs. Une citoyenneté authentique ne se limite
toutefois pas au droit de participer aux processus électifs et aux
organisations politiques, elle passe aussi par des possibilités réelles
de prendre part à l'exercice du pouvoir politique. Or, sur ce plan, il
reste un chemin considérable à parcourir. Si, dans le cadre municipal,
maires et conseillers sont nombreux dans les localités arabes, au niveau
de l'État, la présence arabe est extrêmement modeste.
Le constat amer du romancier David Grossman est sans appel : « il n'y
jamais eu un ministre arabe dans le cabinet israélien [...] en 1989, sur
les 1 310 postes de hauts fonctionnaires au gouvernement et dans ses
organismes associés, seulement 17 étaient occupés par des Arabes [...]
parmi les médecins employés par la caisse de maladie, 2 % étaient
arabes » (Grossman, 1993, p. 140). Si des représentants de partis arabes
siègent à la Knesset, ils ne furent inclus qu'une seule fois, entre 1992
et 1996, dans une majorité parlementaire, celle qui soutint le
gouvernement Rabin.
Ce fut d'ailleurs une raison suffisante pour que la droite nationaliste
représentée par le Likoud dénonce sans relâche un gouvernement « privé
de majorité juive » (puisque sa survie parlementaire dépendait de
l'appui de cinq députés « arabes [ 9 ] »). La règle démocratique qui
veut que tous les parlementaires soient des représentants égaux de la
nation se trouve ici contestée par l'ethnicité et une distinction est,
de fait, introduite entre la communauté politique légale (regroupant
tous les citoyens) et la communauté politique légitime (restreinte aux
Juifs).
Cette différenciation est la conséquence de la dualité structurelle de
l'État d'Israël comme État juif et démocratique qui instaure deux
espaces référentiels concurrents, celui de l'appartenance
ethno-nationale et celui de la citoyenneté. La judéité de l'État qui a
une véritable valeur constitutionnelle [ 10 ] pourrait d'ailleurs, en
principe, entraver la liberté politique en milieu arabe. En effet, si un
parti se présentait au suffrage des électeurs en exigeant explicitement
la désionisation de l'État (ce qui passerait, par exemple, par
l'abrogation de la Loi du retour), il serait disqualifié.
Il en serait de même s'il réclamait la transformation d'Israël en État
binational, judéo-arabe. Pour l'heure, les « ambiguïtés constructives
» des partis arabes comme l'interprétation souple des dispositions légales
par la Cour suprême ont évité les disqualifications intempestives, mais
le risque de voir le jeu démocratique contrecarré en invoquant
l'atteinte au caractère juif de l'État demeure.
Restent les droits sociaux (à la santé, à l'éducation etc.). Là aussi
la tendance est allée au fil du temps vers un rapprochement des droits
entre citoyens juifs et arabes. Ainsi, comme nous l'avons dit, les
allocations sociales complémentaires ne sont plus réservées, depuis
1997, aux familles de soldats. Le gouvernement a aussi renoncé il y a
quelques années à utiliser le critère du service militaire pour
instaurer des droits universitaires différents. Toutefois, ces avancées
réelles ne doivent pas masquer la persistance d'inégalités réelles.
Ainsi, dans le domaine éducatif, le système scolaire juif continue de bénéficier
de ressources budgétaires bien plus importantes que les écoles arabes,
ce qui maintient une différence qualitative persistante (Al-Haj, 1995).
En ce qui concerne les aides sociales, elles ne sont pas distribuées de
façon égale parmi la population, les autorités publiques ayant la fâcheuse
habitude de mettre en oeuvre de façon imparfaite les dispositions
sociales dans le secteur arabe (Haidar, 1991). Autrement dit, elles ne
mettent pas systématiquement en oeuvre une autorité « légale-rationnelle
» pour traiter de façon impersonnelle les administrés en fonction de règles
de nature universelle ; leur action est souvent guidée par des
motivations affectives qui les amènent à agir prioritairement au profit
du groupe juif. Enfin, pour l'accès à l'emploi, les citoyens arabes sont
clairement défavorisés dans les domaines réputés « sensibles » comme
l'aéronautique et l'électronique.
Ces secteurs d'activité, très liés à l'industrie d'armement, leur sont
très largement fermés, les emplois étant réservés aux citoyens ayant
rempli leurs obligations militaires.
L'existence d'une discrimination institutionnelle est rarement niée
frontalement, mais elle est souvent rationalisée par le recours à un
argument qui en dit long sur l'aporie de la citoyenneté en Israël.
Ainsi, il est incontestable que, globalement, le niveau éducatif des
Arabes se soit amélioré depuis un demi-siècle permettant la formation
d'une intelligentsia dynamique et active. Il est vrai aussi que le taux de
scolarisation des Arabes en Israël est bien meilleur que celui de leurs
« frères » en Jordanie ou en Égypte. Certains jugent dès lors que les
Arabes ont largement bénéficié de la modernisation socio-économique
(Landau, 1993) qui a accompagné leur insertion dans la société israélienne
comparativement à ceux qui ont vécu au sein des États arabes voisins,
et que les pratiques discriminatoires actuelles ne sont que des phénomènes
marginaux.
Un tel constat est irrecevable dans la mesure où, dans la logique de la
citoyenneté démocratique, les seules comparaisons pertinentes sont
celles qui sont effectuées entre membres du même corps politique : il
convient donc d'évaluer la situation des Arabes israéliens par rapport
à leurs concitoyens juifs, non par rapport à leur « parentèle ethnique
» au-delà des frontières. Que ce type de comparaison soit pourtant
ainsi fait spontanément, dans l'opinion publique juive en Israël, montre
la prégnance du référent ethno-culturel et les déficiences dans l'appréhension
de la citoyenneté.
Que cette idée de citoyenneté demeure dans le fond incertaine et,
partant relativisée, tient encore une fois à la nature même de l'État
d'Israël comme État du peuple juif. Cette définition implique en effet
que l'État est celui d'une collectivité transnationale dont seulement un
tiers des membres sont des citoyens israéliens, les deux autres tiers
demeurant en diaspora. Autrement dit, Israël est l'État des Juifs qui y
ont immigré (citoyens effectifs) et, virtuellement, celui des Juifs de
diaspora qui, bien que possédant déjà la citoyenneté des pays où ils
résident, sont autant de citoyens potentiels de l'État. A contrario, l'État
d'Israël n'est pas juridiquement l'État de ses citoyens arabes.
Lors des débats sur l'amendement à la Loi fondamentale en 1985, la
proposition de définir Israël « comme l'État du peuple juif et de ses
citoyens arabes » a été clairement rejetée par le Parlement. Dans un
tel contexte où l'État « appartient » tout à la fois à certains qui
n'en sont pas citoyens tandis que d'autres qui bénéficient des droits de
citoyenneté demeurent irrémédiablement extérieurs à cet État (dont
ils doivent pourtant reconnaître la légitimité et scrupuleusement
respecter les lois), la notion de citoyenneté, comme statut juridique
uniforme conférant des droits et des devoirs et instituant une communauté
politique d'égaux sur une base territoriale, devient nécessairement
floue.
Cette citoyenneté insaisissable découle de la dualité structurelle de
l'État d'Israël, laquelle n'est pas, contrairement à l'affirmation du
président de la Cour Suprême, exempte de tensions. Meir Shamgar, qui était
alors à la tête de la plus haute institution judiciaire israélienne,
avait dans un arrêt fameux affirmé que « l'existence de l'État d'Israël
comme État du peuple juif ne met pas en cause sa nature démocratique, de
même que la francité de la France ne remet pas en question sa nature démocratique
» (Neiman, 1988, p. 189). L'analogie est malencontreuse dans la mesure où
judéité et francité n'ont pas du tout le même statut : la première a
une véritable force légale qui influe profondément sur l'organisation
de l'État et entraîne toute une série de conséquences juridiques dans
la distribution des droits ; la seconde constitue simplement une réalité
sociologique (langue partagée, legs historique commun etc.) qui n'a
aucune implication quant à la place des individus à l'intérieur de la
société.
Alors que dans une démocratie républicaine comme la France, la francité
est purement descriptive, dans une démocratie ethnique, la judéité est
éminemment normative (Dieckhoff, 1999). Par conséquent, alors que dans
le cas français la démocratie fonctionne en étant aveugle aux
appartenances ethno-culturelles particulières (du moins d'un point de vue
légal), dans le cas israélien, les principes démocratiques butent
constamment sur la logique ethnique. Ces tensions ne sont pas près de
disparaître dans la mesure où la « dé-ethnicisation » de l'État
d'Israël, c'est-à-dire sa transformation en État de ses citoyens, n'est
pas pour demain.
Cette demande avancée par certains hommes politiques arabes et l'extrême-gauche
juive n'a, à l'heure actuelle, aucune chance d'être honorée parce que
l'écrasante majorité de la population juive est attachée à la spécificité
juive de l'État. Même l'évolution d'Israël vers une démocratie
consociationnelle où l'État central gèrerait, de façon impartiale, un
authentique pluralisme culturel tout en aménageant une place plus grande
aux droits individuels, paraît fort problématique.
Une récente enquête a montré que seuls 8,1 % des Juifs souhaitent la
mise en place d'une démocratie consociationnelle où un État neutre
traiterait les Arabes comme un groupe national, à parité avec les Juifs.
Par contre, 71,5 % des personnes interrogées sont favorables à une démocratie
ethnique améliorée, l'État conservant sa spécificité juive tandis que
les Arabes bénéficieraient, en plus d'une meilleure protection de leurs
droits individuels, d'une autonomie plus large (éducative, religieuse,
culturelle). Cette option est celle qui correspond aux évolutions
perceptibles au cours de la dernière décennie. D'un côté, l'État a
procédé à des ajustements pour que les droits (civils, politiques,
sociaux) des Arabes soient davantage alignés sur ceux des Juifs et pour
que les discriminations les plus criantes soient révoquées. D'un autre côté,
le système de traitement préférentiel n'a pas été remis en cause dans
son économie générale. Rééquilibrage de la citoyenneté donc, avec
maintien de l'asymétrie structurelle : ce double mouvement continuera de
rythmer l'État d'Israël dans les années à venir.
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________________________________________
Note(s) :
1. "Nokhehim nifkadim" (Présents-absents), tel est
d'ailleurs le titre original du livre du romancier israélien David
GROSSMAN dans lequel il a rassemblé les témoignages de ses rencontres
avec les Palestiniens d'Israël. Traduit en anglais dans GROSSMAN (1993).
2. Le sort de ces résidents privés de la citoyenneté israélienne
ne sera définitivement réglé qu'en 1980, date à laquelle ils devinrent
des nationaux israéliens.
3. Deux autres modes d'acquisition de la citoyenneté méritent d'être
évoqués brièvement. Le premier qui a gagné en importance au fur et à
mesure que l'État d'Israël se consolidait est l'acquisition par la
naissance : tout enfant né d'un père ou d'une mère israélien sera Israélien.
Cette règle s'applique pour les naissances en Israël mais aussi à l'étranger
: le jus sanguinis joue ici à plein. À l'inverse, le jus soli
n'intervient que de façon très marginale à travers l'autre modalité
d'octroi de la citoyenneté, la naturalisation. Cette procédure complexe,
qui concerne un nombre limité de non-Juifs soucieux d'obtenir la
citoyenneté, suppose une période de résidence minimale mais comporte
surtout deux conditions extrêmement révélatrices : la connaissance de
la langue hébraïque et la renonciation à la nationalité antérieure.
En outre, le requérant est tenu de signer une déclaration de loyauté
envers l'État d'Israël. Ces dispositions précises et strictes
contrastent fortement avec la libéralité avec laquelle la citoyenneté
est accordée par la voie du retour. Dans ce cas, la double nationalité
est parfaitement tolérée et l'ignorance totale de l'hébreu ne constitue
pas un obstacle à l'acquisition de la citoyenneté. Quant à la fidélité
à l'État, elle est comme contenue implicitement dans l'acte
d'immigration lui-même.
4. Dans les cas, de plus en plus fréquents, de personnes dont seul
le père est juif, elles sont enregistrées sous leur « nationalité de
passeport » : russe, française, canadienne etc. La nationalité, au sens
de l'appartenance officielle à un État donné, se transforme donc pour
eux en nationalité au sens ethnique. Les intéressés ont également la
possibilité de laisser cette rubrique en blanc, ce qui signifie que leur
nationalité est indéterminé.
5. En 1970, le droit au retour a été élargi à certains proches
non-juifs d'un Juif : le conjoint, les enfants et leurs conjoints, les
petits-enfants et leurs conjoints. Cette disposition introduite pour préserver
l'unité de familles « mixtes », confère à leurs bénéficiaires les mêmes
droits que les Juifs (y compris l'octroi de la citoyenneté). Cet
amendement, incontestablement libéral, ne fait pourtant que souligner
davantage la dimension ethnique puisque le critère retenu est celui de la
parenté avec un Juif (jusqu'à la seconde génération), non celui de
l'appartenance religieuse. Est à l'oeuvre ici un principe d'ethnicité «
étendue ».
6. Nombre d'États d'Europe de l'Est sont des « démocraties
ethniques » où l'État est fondé sur une nation principale. Ainsi, la
Macédoine se définit-elle constitutionnellement comme « État national
du peuple macédonien », lequel entend assurer la cohabitation avec «
les Albanais, Turcs, Roms et autres nationalités qui y vivent ». La
Croatie a adopté une définition plus généreuse en se présentant à la
fois comme « État national du peuple croate » et « État des membres
des autres nationalités et minorités qui en sont les citoyens ».
7. On peut néanmoins se demander si la Section des minorités qui
a pris le relais du Bureau des affaires arabes ne s'inscrit pas dans la même
logique de monitoring de la population arabe.
8. Cette manifestation à Umm el-Fahm, deuxième ville arabe d'Israël,
avait pour origine l'expropriation de plusieurs dizaines d'hectares au
profit de l'armée. Cet épisode montre que la question de la terre
demeure, pour les Arabes d'Israël, extrêmement sensible, et cela
d'autant plus qu'ils ne disposent plus, en pleine propriété privée, que
de 3,5 % de la surface du pays (contre un tiers en 194
.
9. Les députés dont les voix sont ainsi récusées ne sont pas nécessairement
tous ethniquement arabes (bien que quatre d'entre eux le soient) mais ils
doivent leurs suffrages à l'électorat arabe.
10. Un amendement introduit en 1985 dans la Loi fondamentale sur la
Knesset précise que ne peuvent participer aux élections les partis qui
nient l'existence de l'État d'Israël comme État du peuple juif,
rejettent la nature démocratique de l'État ou encouragent le racisme.
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