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CONTRE LE RACISME ET L’ANTISÉMITISME Quand
Jean-Christophe Rufin prône le délit d’opinion Dominique Vidal C’est une mode détestable : les intellectuels médiatiques se
croient autorisés à pontifier sur des sujets dont ils ignorent tout, ou
presque. Jean-Christophe Rufin, qu’on a connu plus rigoureux et plus
pertinent, a le mérite de le reconnaître : il « en
savait peu » sur la question de l’antisémitisme et du
racisme. Et pourtant il a accepté de préparer un rapport à ce sujet
pour le ministère de l’intérieur. Rien d’étonnant, dès lors, si son incompétence éclate à la
lecture de ce rapport. Certes, l’auteur a repris à son compte une série
d’analyses et de propositions de la Commission nationale consultative
des droits de l’homme (CNDCH) et des associations engagées dans la
lutte contre ces fléaux. Il y a donc, parmi les idées avancées, un
certain nombre de suggestions positives : on lira notamment, dans la
partie consacrée au racisme, les innovations concernant le signalement et
le recensement des actes racistes, les cellules départementales de lutte,
la diversification du recrutement des policiers, la création d’un
observatoire du racisme et de l’antisémitisme sur Internet,
l’ouverture d’une filière d’immigration économique distincte de
l’OFPRA, etc. Mais, à côté de ces éléments positifs, le rapport Rufin comporte -
outre des parti-pris non fondés - deux erreurs graves et dangereuses. La
première consiste à séparer radicalement l’antisémitisme des autres
formes de racisme, ce qui contredit tous les acquis de la recherche : . un simple examen des statistiques des violences racistes depuis
des années suffit à s’en convaincre : les actes anti-juifs et
anti-arabes, par exemple, progressent et régressent simultanément,
attestant bien l’existence, au-delà des spécificités, d’un phénomène
raciste global ; . ce phénomène a connu - avec notamment les profanations, les
attaques et les agressions anti-juives et anti-arabes - une poussée
considérable en 2002 et – après un recul en 2003 – en 2004. Si les
premières apparaissent plus nombreuses dans les recensements officiels,
Haïm Musikant, le secrétaire général du Conseil représentatif des
institutions juives de France (CRIF) l’a souligné à juste titre :
« Comme les plaintes sont mieux
considérées qu’autrefois, que la police est plus mobilisée pour
retrouver les agresseurs, et la justice pour les condamner, les [juifs]
victimes d’agressions hésitent
moins à porter plainte. » Ce n’est pas encore le cas,
loin de là, des victimes arabes, noires et a fortiori tziganes ; . la hiérarchisation implicite des racismes suggérée par le
rapport néglige aussi l’évolution soulignée par la CNCDH dans ses
derniers rapports : si les violences anti-juives comme
anti-arabes sont le fait de petits groupes, les premières ne s’appuient
pas sur un courant d’opinion antisémite massif alors que les secondes
jouent sur une percée du racisme anti-arabe et de l’islamophobie. Le
terme « islam », nous révèle par exemple le rapport 2004 de
la CNCDH, est perçu comme « positif »
par 23 % des sondés et « négatif »
par 66 % d’entre eux - pour le « christianisme »,
les chiffres sont respectivement de 52 % et 13 %, et pour le judaïsme de
30 % et 20 % ... . cette affirmation d’un racisme en quelque sorte « supérieur »
aux autres est - faut-il le souligner ? – contre-productive. Car
elle ne peut, évidemment, que renforcer l’antisémitisme : combien
de fois, dans les débats en banlieue, entendons-nous des jeunes issus de
l’immigration se plaindre que les agressions anti-juives suscitent une
levée de boucliers de toute la classe politique et médiatique, qui tarde
à se mobiliser lorsque les victimes sont des Arabes, des musulmans ou des
Noirs ? Le plus étrange est que Jean-Christophe Rufin en est
conscient, puisque, dans la seconde partie de son rapport, il écrit :
« L’impression chez beaucoup
de membres de communautés qui subissent elles aussi des agressions est
que l’attention qui leur est portée n’est pas suffisante. » Pour justifier ses thèses, Jean-Christophe Rufin en appelle aux leçons
de l’histoire. Les jeunes Français doivent évidemment apprendre (et
ils le font déjà) ce que fut l’extermination des juifs par les nazis,
avec la collaboration active de l’Etat français, génocide sans précédent
dans la longue chaîne des massacres de masse. Ils doivent aussi connaître
(ce qui n’est pas suffisamment le cas) l’histoire coloniale de la
France, marquée par des guerres sanglantes. Curieusement, Rufin cite,
mais à contre-sens, un article du Monde
diplomatique, qui relatait une enquête réalisée dans
l’académie de Versailles : celle-ci montrait que l’enseignement
de la Shoah posait parfois problème (dans des cas très minoritaires)
surtout quand était oubliée la guerre d’Algérie et que l’on
assistait alors à une espèce de « concurrence » des
victimes... La seconde erreur majeure du rapport Rufin consiste à assimiler antisémitisme,
« antisionisme radical »
et critique de la politique du gouvernement israélien, pour placer sur le
banc des accusés « l’extrême
gauche altermondialiste et verte ». Cette analyse n’a
guère de rapport avec les faits : . la référence même au sionisme est discutable. Le mouvement créé
par Theodor Herzl en 1897 se fixait en effet pour objectif l’établissement
d’un Etat juif. Or, depuis le 14 mai 1948, Israël existe. Ce n’est
donc plus du sionisme qu’il s’agit, mais d’un Etat, dont, comme tous
les Etats, la politique intérieure et extérieure peut être analysée
et, le cas échéant, critiquée. D’autant qu’aucune force politique,
en France, ne remet en question son existence. Objets d’étude –
passionnant – pour l’historien, le mouvement et l’idéologie
sionistes sont moins utiles pour décrypter la politique du général
Ariel Sharon que l’analyse de l’économie, de la société et des
institutions israéliennes dans leurs contradictions ; . de surcroît, créer un nouveau concept ne suffit pas à donner
corps à la réalité qu’il prétend exprimer. De l’« antisionisme
radical » inventé pour les besoins de ce rapport, nul,
ou presque, ne se réclame en France. Une poignée de négationnistes et
quelques groupes islamistes intégristes ne forment pas un courant
politique. Quant à l’agression commise contre des jeunes porteurs de
kippa lors d’une manifestation contre la guerre d’Irak, aux banderoles
mettant l’étoile de David sur le même plan que la croix gammée ou à
la diffusion de textes antisémites de l’écrivain israélien Israël
Shamir, ce sont là des faits qui ont été condamnés à juste titre par
tout le mouvement pacifiste ; . le pire vient ensuite : à cet « antisionisme
radical », Jean-Christophe Rufin assimile, par cercles
concentriques, tous ceux qui critiquent la politique du gouvernement israélien,
comme si, par là même, ils se prononçaient pour la disparition de l’Etat
d’Israël. L’écrasante majorité d’entre eux – dont, bien sûr, Le
Monde diplomatique - considèrent, au contraire, le droit à
l’existence et à la sécurité d’Israël comme une des conditions
sine qua non d’une paix juste et durable au Proche-Orient. Ce glissement
sémantique est donc à la fois absurde et scandaleux. Dénoncer la guerre
génocidaire menée par Vladimir Poutine en Tchétchénie, est-ce vouloir
la disparition de la Russie ? S’en prendre à l’action
internationale de George W. Bush, est-ce prôner la dissolution des
Etats-Unis ? Condamner le récent putsch de l’Elysée en Polynésie,
est-ce vouloir raser la France ? Il faudrait, en revanche, que Rufin
explique pourquoi, selon lui, Israël serait le seul Etat au monde qui
pourrait bafouer impunément, depuis des décennies, les résolutions des
Nations unies. Cet exercice linguistico-politique est d’ailleurs parfaitement vain.
Car Jean-Christophe Rufin, reprenant les analyses de la CNCDH, explique à
propos des auteurs d’actes antisémites : « La
partie la plus importante d’entre eux ne peut être cataloguée ni à
l’extrême droite ni parmi les délinquants connus des quartiers
difficiles. » Et il ajoute : « Sur
les jeunes interpellés qui sont issus des quartiers sensibles, seul un
nombre relativement faible est d’origine maghrébine. Beaucoup
d’autres sont originaires de pays sans lien avec la question israélo-arabe,
ce qui rend déjà moins “naturelle” leur identification éventuelle
à la cause palestinienne. » Schizophrène, Jean-Christophe Rufin n’en propose pas moins au
Parlement de voter une nouvelle loi pour « punir
ceux qui porteraient sans fondement à l’encontre de groupes,
d’institutions ou d’Etats des accusations de racisme et utiliseraient
à leur propos des comparaisons injustifiées avec l’apartheid ou le
nazisme. » Qualifier la politique israélienne de nazie n’a évidemment aucun
sens : aussi insupportable que soit le sort des populations
palestiniennes, notamment depuis quatre ans, il n’a rien de commun avec
celui des victimes juives, tziganes et slaves du génocide nazi. La référence
à l’apartheid a plus d’arguments, s’agissant de la Cisjordanie et
de la bande de Gaza où les 250 000 colons juifs jouissent de droits déniés
à 3,5 millions de Palestiniens, à commencer par celui de voter – mais,
comme un article de Leila Farsakh l’a montré, le système
d’occupation diffère, sur plusieurs points, de l’apartheid pratiqué
autrefois en Afrique du Sud. Mais la vraie question est ailleurs : Jean-Christophe Rufin
pense-t-il vraiment que ce soit à la justice de trancher de tels débats ?
Il est quand même paradoxal que l’auteur de L’Empire
et les nouveaux barbares se fasse le héraut du délit
d’opinion... |
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