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Edward
Saïd
L'Attente
Le
présent article a été publié à l'origine dans le journal égyptien al-Ahram
Weekly le 27 janvier 2000, et repris dans le livre The
End of the Peace Process; Oslo and After, publié en 2000.
S'il fallait
choisir l'œuvre esthétique qui serait symboliquement la plus importante
et métaphysiquement la plus significative du siècle et qui se termine
d'une façon tout à fait anodine (peut-être en queue de poisson?), ce
pourrait être la pièce de Samuel Beckett, En
attendant Godot. Rédigée originalement en français par
l'auteur irlandais, elle a plus tard été traduite par lui en anglais, et
depuis, bien sûr, elle a été jouée partout et dans toutes les langues.
Beckett, je crois, a décrit ainsi l'action de sa pièce: «rien ne se
produit: deux fois», ce qui semble effectivement résumer les deux actes
de la pièce et la discussion sans cesse circulaire, sans conséquence et
futile entre deux clochards qui attendent l'arrivée de quelqu'un nommé
Godot, qui n'arrive jamais. Toutes sortes d'interprétations ont été
apportées à cette pièce - que Godot, par exemple, représente Dieu [God],
que les deux clochards représentent Adam et Ève, que la pièce se
voudrait une représentation d'un holocauste nucléaire post-moderne -
mais l'élément principal pour moi, ayant lu et vu la pièce nombre de
fois depuis sa sortie il y a cinquante ans, est qu'elle est centrée sur
l'attente, sur l'espérance sans fin, sur le moment qui survient juste
avant l'arrivée d'une chose qui n'arrive jamais, mais qui, dans le
processus, réduit tout le monde à un état figé de banalité clownesque
et pathétique, dans lequel seul un mouvement limité est possible dans un
espace qui est virtuellement le même.
Ainsi, je sens qu'aujourd'hui, nous, Arabes, attendons en fait la réalisation
de toutes sortes de choses, avec bien peu de certitude sur leur nature,
l'effet qu'elles auront sur nous, et ce qui se produira par la suite. Il
est tout à fait ahurissant de voir comment notre impuissance (que nous
partageons avec les deux principaux personnages de Godot)
a provoqué en nous une semblable attitude de simple attente sans limite,
l'attente, pour ainsi dire, de voir se jouer l'acte principal tandis que
nous jouons toutes sortes de petits rôles banals en dehors de l'action
centrale. Nous attendons maintenant l'issue des pourparlers syro-israéliens,
des négociations israélo-palestiniennes, et la réalisation de nombre
d'autres choses, que nous ignorons, mais, comme les deux clowns de
Beckett, nous émettons néanmoins une suite continue de spéculations, de
commérages futiles, de rumeurs sans fondements, d'observations, et d'«informations»,
rien de tout cela n'ayant pas la moindre valeur dans la présente impasse.
Nous savons que ces grands hommes, Barak, Clinton et leurs homologues
arabes, produisent des ébauches d'accords (fréquemment divulguées ou
littéralement imprimées dans les médias) ainsi que des faits sur le
terrain sur lesquels nous supposons, à tort ou à raison, que seuls les
États-uniens et les Israéliens exercent un contrôle réel. Que Barak
souhaite rendre cinq pour cent des territoires palestiniens le 15 janvier,
ou quatre pour cent le 10 février ne dépend que de lui: nous attendons,
émettons quelques bruits désapprobateurs, mais suivons d'un air penaud
jusqu'au bout.
À mon avis, ce que nous semblons le plus attendre est ce qui suivra la présente
ronde de négociations lorsque les accords de paix seront eux-mêmes signés
(comme ils le seront peut-être): la question de la normalisation, le
statut des réfugiés, le retour (ou non) des territoires. Pour la plupart
des Arabes, il y a le sentiment que tout cela est non seulement hors de
leur contrôle, ne serait-ce que pour y penser rationnellement, mais
qu'ils ne peuvent y penser qu'en termes miraculeux et magiques: il y a un
complot/conspiration américano-sioniste, «ils» prévoient d'installer
tous les réfugiés en Irak, de forcer le Liban à leur donner la
citoyenneté en échange de x ou y, un accord a déjà été conclu pour
tout, le reste n'étant plus qu'une question de temps. La distance est
tellement grande entre les dirigeants et les dirigés, entre les
gouvernements et les citoyens, que seuls des termes paranoïaques magiques
ou surnaturels peuvent être utiles: ils (peu importe qui sont ou ne sont
pas ces «ils») ont déjà décidé, ils feront ceci ou cela, ils nous
infuseront l'enthousiasme, ils déplaceront x ou y, et ainsi de suite. En
d'autres mots, comme le démontre En
attendant Godot dans ces actes animés et extrêmement amusants
(la pièce, après tout, est une comédie, pas une tragédie, et Beckett
veut nous faire rire et non pas que nous ressentions de la pitié ou de la
peur), l'attente elle-même déplace l'état intérieur d'une personne
dans une dimension extérieure. Attendre nous permet de projeter sur le
monde extérieur un état psychologique de confusion, d'anxiété et
d'inadaptation, au lieu de garder ces sentiments enfermés en nous.
Malheureusement, ces sentiments semblent visiblement comiques et non pas
pleins de dignité ni même tragiques.
L'autre grand personnage artistique du vingtième siècle, dont la préoccupation
centrale était l'attente, est le poète grec d'avant la Seconde Guerre
mondiale Constantin Cavafy, originaire d'Alexandrie, un artiste
extraordinaire qui a vécu toute sa vie (1863-1933) dans l'été
septentrional et le commerce égyptien comme employé du Bureau de
l'irrigation. Homosexuel reclus, il n'a jamais publié ses poésies de son
vivant, sauf de façon privée. Il est maintenant reconnu comme un des
grands auteurs du siècle, un poète et styliste majeur, malgré le faible
nombre de poèmes qu'il a écrits, aucun d'entre eux, fait intéressant,
ne faisant mention de l'Égypte moderne ou des Égyptiens de son temps. Un
de ses poèmes célèbres (envers lequel, en tant que perfectionniste, il
a toujours eu l'impression de ne pas l'avoir fini ou achevé de façon
satisfaisante) est En attendant les
Barbares, un chef d'œuvre de trente-cinq lignes, dans son
style laconique qui permettait néanmoins à Cavafy d'évoquer entièrement
un drame. Dans un paysage imaginaire de la Rome antique, le peuple attend
une attaque d'une horde de barbares. Tout au long du corps central du poème,
le narrateur décrit les préparations empressées des sénateurs, de
l'empereur («Pourquoi notre empereur
s'est-il levé si tôt? Pourquoi se tient-il devant la plus grande porte
de la ville, Solennel, assis sur son trône, coiffé de sa couronne?»),
des consuls et des orateurs, qui se préparent afin de laisser une sorte
d'impression favorable aux visiteurs attendus, probablement violents.
Puis, soudainement, il y a confusion et perplexité partout. Pourquoi? Il
me faut citer les dernières lignes du poème:
Pourquoi
places et rues si vite désertées?
Pourquoi
chacun repart-il chez lui le visage soucieux?
Parce
que la nuit est tombée et que les Barbares ne sont pas venus
Et
certains qui arrivent des frontières
Disent
qu'il n'y a plus de Barbares.
Mais
alors, qu'allons-nous devenir sans Barbares?
Ces
gens-là étaient en somme une solution.
Le
titre et la situation de ce poème ont été utilisés par le distingué
romancier sud-africain J.M. Coetzee pour son roman (également intitulé
En attendant les Barbares) sur l'Apartheid sud-africain, attendant la
venue du changement inévitable, comme s'il devait venir de l'extérieur,
mais forcé de lui faire face de l'intérieur. Cela, je crois, est ce que
Cavafy voulait démontrer, que l'existence (réelle ou imaginaire, cela
importe peu) d'un quelconque étranger menaçant, d'une présence extérieure,
est non seulement nécessaire pour que la société maintienne son identité
comme une sorte de barrière mythologique contre la barbarie, mais aussi
en tant que méthode pour retarder la nécessité de faire face à la
situation intérieure, depuis longtemps ignorée, qui couve, afin de
pouvoir se mobiliser contre la menace extérieure. En analyse finale, on
ne peut pas plus s'occuper de l'extérieur que de l'intérieur puisque
tout l'édifice de l'attente s'écroule soudainement.
Je ne veux en aucun cas prétendre qu'il n'y a pas eu de menaces pour les
Palestiniens et les Arabes dont les terres ont été occupées et les vies
changées de façon inaltérable par l'intervention sioniste au
Proche-Orient au cours du dernier siècle. Il y en a effectivement eu une
très puissante, particulièrement pour les Palestiniens dont la société
a été détruite. Que tant de centaines de milliers de réfugiés
attendent encore de pouvoir retourner chez eux est une des grandes et
horribles tragédies de notre temps. Il ne fait pas de doute que ce soient
là des réalités inimaginables et inadmissibles. Quoi qu'il en soit, ce
dont parlent si profondément Cavafy et Beckett ne constitue pas la réalité,
sur laquelle ils n'ont rien à dire ou ajouter, mais l'institution de la réalité,
sa transformation en un phénomène qui induit un état d'attente pleine
d'appréhension. Kafka a formulé une superbe parabole au sujet de prêtres
d'une mystérieuse religion accomplissant un de leurs rituels habituels
lorsque, soudainement, une horde de dangereux léopards interrompent le
service, dispersant les prêtres et la congrégation qui ne sont intéressés
que par la sauvegarde de leur propre vie. Ceux-ci survivent toutefois et
reprennent leur rituel comme auparavant, sauf qu'à partir de ce jour, ils
réservent une place dans leur rituel pour la réapparition des léopards,
qui, bien sûr, ne reviennent jamais. Attendre peut être une sorte de
solution aux problèmes que nous ignorons pendant l'attente. Pour nous,
ces problèmes demeurent une partie de la distorsion que nous avons acceptée
et permise dans notre vie nationale et culturelle.
Un exemple de cela est l'éducation qui est demeurée en retard de
plusieurs années sur les standards appliqués partout ailleurs dans le
monde en développement. L'éducation primaire dans le monde arabe est
encore basée sur l'apprentissage par cœur, l'imitation de l'enseignant,
et la violence comme punition. Cela tue l'initiative personnelle, supprime
la possibilité de façonner un esprit actif et curieux qui ne cesse d'évoluer
et, par-dessus tout, suscite une profonde haine à l'égard de l'Autre
(enseignant, dirigeant, étranger). La raison donnée pour une telle
situation est qu'il y aurait des priorités plus importantes, c'est-à-dire
se défendre contre l'ennemi extérieur, se mobiliser pour une guerre,
donner autant de pouvoir à l'armée et au Parti, permettre à la
dictature d'être le style de gouvernement en lieu et place de la démocratie.
Tout cela est l'attente, de Godot, ou des Barbares. La question est de
savoir combien de temps nous attendrons, et si une solution de l'extérieur,
qu'elle vienne des Barbares ou de leur disparition, est la réponse réelle
à la réforme de l'éducation. Que cela plaise ou non, les principes de
l'éducation ne dépendent pas de la résolution d'une crise nationale
comme l'agression israélienne: au contraire, c'est la crise qui rend
encore plus nécessaire un nouveau programme et une nouvelle attitude démocratique
de croissance intellectuelle et de créativité. Le problème est qu'un
trop grand nombre d'entre nous ont fini par croire en cette notion
d'attente, comme si seule l'attente d'une solution extérieure miraculeuse
pouvait résoudre les problèmes à long terme auxquels nous faisons face
à l'intérieur de nos sociétés. Ainsi, nous n'avons pas de démocratie
digne de ce nom, chaque citoyen est encouragé à flatter et, en quelque
sorte, à apaiser le dirigeant, peu importe dans quels désastres il
patauge, et la plupart des intellectuels et journalistes acceptent le
principe d'autocensure, sauf lorsque le régime (comme en Jordanie et en
Palestine) pousse trop loin des restrictions inacceptables.
Ce qui me préoccupe particulièrement en ce moment est que les pays
arabes ont collectivement accepté le principe de la mondialisation et
l'autorité des États-Unis agissant par l'entremise de l'Organisation
mondiale du commerce. Nous attendons donc l'arrivée des soi-disant fruits
de ce pacte avec le diable, tolérant entre-temps l'effacement de la force
de travail locale et l'émasculation des syndicats qui doivent se plier
aux règles de l'OMC ou être réduits à la soumission. Nous acceptons le
diktat de la réduction des services sociaux publics comme la santé et la
sécurité sociale, nous nous plions à des mesures draconiennes qui
limitent la protection de l'environnement, et qui déforment nos économies
afin qu'elles produisent en priorité des biens exportables déterminés
par l'économie mondiale et non pas les besoins locaux. Tout cela pendant
que nous attendons les bénéfices. Toutefois, le fait est, je suis
heureux de le dire, que quelques pays arabes se réveillent et réalisent
que l'attente ne valait pas le coût, que dans leur expansion sans relâche
de leur marché, les États-Unis ont imposé aux pays en développement
des conditions qui ont été ruineuses, et qu'à long terme, il est nécessaire
de porter attention aux intérêts de nos citoyens avant d'attendre
l'apparition de Godot, sous la forme de la prospérité et de la modernité.
Je souhaite qu'une telle conscience se généralise à nos politiques étrangères
à l'égard d'Israël et des États-Unis, ni l'un ni l'autre, ne pouvant
être considérés comme des sources de solutions à nos problèmes, ce
qui devrait être clair à ce stade. Comme l'a dit Antonio Gramsci il y a
déjà longtemps, lorsque nous traitons de réalités non militaires (les
réalités militaires étant hors de notre portée, malgré la ruineuse
habitude arabe de dépenser des sommes faramineuses pour du matériel
militaire inutile), la seule politique apte à combattre l'échec consiste
à développer une contre-hégémonie qui s'oppose aux puissances hégémoniques
au pouvoir. Pour nous, cela signifie raffermir nos institutions civiles
comme les universités, les médias, les organismes de recherche et de
droit, la démocratie participative, l'alphabétisation - l'ensemble de
tout cela. Sans la montée de cela pour confronter le paupérisme, la dépendance
et la servilité qui nous sont imposés de l'extérieur, il n'y aura pas
de place pour espérer que nous évoluions en ce type de société que désire
ardemment, je le crois, toute une nouvelle génération d'Arabes. Mais
quoi qu'il en soit, les dirigeants croient qu'il est préférable de
continuer à attendre les Barbares ou Godot (ce sont peut-être les mêmes,
en fait), parce que l'attente en elle-même est peut-être une solution!
Pendant combien de temps cela durera-t-il?
Edward
W. Said
Traduit de l'anglais par Olivier Roy
(Montréal, Québec)
Source : Solidarité Palestine
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