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Edward Saïd Dignité et Solidarité La lutte du peuple palestinien est maintenant une métaphore pour l'émancipation et l'édification, sauf peut-être dans le monde arabe. Au début du mois de mai, je donnais des cours à Seattle pour quelques jours. Pendant mon séjour, j'ai dîné un soir avec les parents et la sœur de Rachel Corrie, qui étaient encore sous le choc du meurtre de leur fille, le 16 mars, à Gaza par un bulldozer israélien. M. Corrie m'a dit qu'il a lui-même déjà conduit des bulldozers, quoique celui qui a tué délibérément sa fille parce qu'elle essayait vaillament de protéger de la destruction une maison palestinienne de Rafah, était un mastodonte de soixante tonnes spécialement conçu par Caterpillar pour la démolition de maisons, une machine beaucoup plus grosse que tout ce qu'il a jamais vu ou conduit. Deux choses m'ont frappé au cours de ma visite aux Corrie. L'une est l'histoire de leur retour aux États-Unis avec le corps de leur fille. Ils ont immédiatement pris contact avec leurs sénateures, Patty Murray et Mary Cantwell, toutes deux démocrates, leurs ont raconté leur histoire et ont reçu les expressions attendues de choc, d'outrage, de colère et des promesses d'enquête. Après que les deux femmes sont retournées Washington, les Corrie n'ont pas reçu d'autres nouvelles de leur part et l'enquête promise ne s'est simplement pas matérialisée. Comme c'était prévisible, le lobby israélien leur aura expliqué les réalités et les deux femmes auront simplement opiné du bonnet. Une citoyenne états-unienne tuée volontairement par des soldats d'un État ami des États-Unis sans qu'il y ait le moindre regard inquisiteur ni même l'enquête de rigueur promise à sa famille. Mais pour moi, le second et le plus important point de l'histoire de Rachel Corrie est l'action même de la jeune femme, héroïque et pleine de dignité. Née et éduquée à Olympia, petite ville à une centaine de kilomètres de Seattle, elle a rejoint l'International Solidarity Movement et est allée à Gaza pour soutenir des êtres humains souffrants avec lesquels elle n'avait jamais eu de contact auparavant. Les lettres qu'elle a envoyées à sa famille sont des documents tout à fait remarquables témoignant de son humanité simple et sont une lecture poignante, particulièrement lorsqu'elle décrit la gentillesse et la sollicitude exprimées à son égard par tous les Palestiniens qu'elle rencontrait, qui l'accueillaient clairement comme une des leurs car elle vivait leur quotidien, partageant leur vie et leurs préoccupations autant que les horreurs de l'occupation israélienne et ses effets terribles jusque sur le plus petit des enfants. Elle comprenait le sort des réfugiés et ce qu'elle nommait l'insidieuse tentative de commettre une sorte de génocide de la part du gouvernement israélien, en faisant en sorte qu'il soit presque impossible de survivre pour un groupe d'humains. Sa solidarité est tellement émouvante qu'elle a inspiré un réserviste israélien du nom de Danny qui a refusé de servir et lui a écrit: «Tu fais une belle action. Je t'en remercie.» Ce qui ressort de toutes ses lettres, qui ont été publiées par la suite dans le journal londonien The Guardian, est la résistance incroyable du peuple palestinien, des humains ordinaires englués dans la plus terrible position de souffrance et de désespoir tout en continuant à vivre malgré tout. Nous avons tant entendu parler récemment de la feuille de route et des chances de succès pour la paix que nous en avons oublié le plus élémentaire des faits, qui est que les Palestiniens ont refusé de capituler et de se rendre, même sous le poids du châtiment collectif qui leur est imposé par la puissance combinée des États-Unis et d'Israël. C'est ce fait extraordinaire qui est la raison de l'existence de la feuille de route et des nombreux autres soi-disant plans de paix qui l'ont précédée, et non pas le fait que les États-Unis et Israël et la communauté internationale aient été convaincus que les tueries et la violence doivent cesser pour des raisons humanitaires. Si nous ne comprenons pas cette vérité de la puissance de la résistance palestinienne (par quoi je ne veux pas du tout dire les attentats suicides, qui font plus de tort que de bien), malgré tous ses échecs et ses erreurs, nous ne comprenons rien. Les Palestiniens ont toujours été un problème pour le projet sioniste, et des soi-disant solutions ont été constamment proposées pour minimiser le problème au lieu de le résoudre. La politique officielle israélienne, peu importe qu'Ariel Sharon prononce ou non le mot «occupation» ou qu'il démantèle ou non une ou deux tours rouillées et inutilisées, a toujours été de ne pas accepter la réalité du peuple palestinien en tant qu'égal, ni même de reconnaître que leurs droits ont été scandaleusement violés depuis le début par Israël. Tandis que quelques courageux Israéliens, au fil des ans, ont essayé de confronter cette histoire dissimulée, la plupart des Israéliens et ce qui semble être la majorité des Juifs aux États-Unis ont fait tout ce qui leur est possible pour dénier, éviter ou nier la réalité palestinienne. C'est pour cela qu'il n'y a pas de paix. Qui plus est, la feuille de route n'évoque pas la justice ni même le châtiment historique imposé aux Palestiniens depuis de trop nombreuses décennies. Cependant, ce que le travail de Rachel Corrie à Gaza reconnaissait était précisément la gravité et la densité de l'histoire vécue du peuple palestinien en tant que communauté nationale et non pas en tant que simple ramassis de réfugiés dépossédés. C'est avec cela qu'elle était solidaire. Nous devons nous rappeler que ce genre de solidarité n'est dorénavant plus confiné à un petit nombre d'âmes intrépides ici et là, mais qu'elle est plutôt visible partout dans le monde. Au cours des six derniers mois, j'ai donné des conférences dans quatre continents, devant des milliers de gens. C'est la Palestine qui les réunit et la lutte du peuple palestinien qui est maintenant devenue une métaphore de l'émancipation et de l'édification, sans égard pour tout le dénigrement dont ils sont accablés par leurs ennemis. Dès qu'on porte les faits à l'attention des gens, il y a une reconnaissance immédiate et une expression de la plus profonde solidarité avec la justice de la cause palestinienne et avec la lutte vaillante du peuple palestinien. Il est remarquable que la Palestine ait été, au cours de cette année, un sujet central autant du Sommet anti-mondialisation de Porto Allegre que des sommets de Davos et d'Amman, représentant les deux pôles du spectre politique mondial. Parce que nos concitoyens sont soumis à un régime atrocement biaisé d'ignorance et de désinformation par les médias - on y fait référence à l'occupation au moyen de sinistres descriptions d'attentats-suicides, alors que le mur de l'apartheid de huit mètres de haut, un mètre et demi de large et trois cent cinquante kilomètres de long qu'Israël construit n'est jamais montré sur CNN et les réseaux (ou bien on n'y fait référence qu'en passant, au travers de la prose inanimée de la feuille de route), et que les crimes de guerre, destructions gratuites et humiliations, blessures, démolitions de maisons, ravages de l'agriculture et mort imposée aux civils palestiniens ne sont jamais montrés tels qu'ils sont, c'est-à-dire en tant qu'épreuve quotidienne, tout à fait routinière - il ne faut pas être surpris si les États-uniens ont dans leur ensemble une opinion très médiocre des Arabes et des Palestiniens. Après tout, rappelez-vous que tous les principaux organes des médias institutionnels, de la gauche libérale jusqu'à la droite marginale, sont unanimement anti-arabes, anti-musulmans et anti-palestiniens. Regardez la pusillanimité des médias durant l'escalade vers une guerre illégale et injuste contre l'Irak et observez combien peu de reportages ont traité des dommages immenses vécus par la société irakienne à cause des sanctions et combien peu de comptes rendus il y a eu au sujet de l'immense épanchement d'opinions contre la guerre à travers le monde. Peu de journalistes, excepté Helen Thomas, ont défié l'administration face aux mensonges outrageux et aux «faits» fabriqués qui ont été déversés au sujet de l'Irak en tant que menace militaire imminente pour les États-Unis avant la guerre, de même qu'aujourd'hui, les mêmes propagandistes gouvernementaux, dont les «faits» cyniquement inventés et manipulés au sujet des armes de destruction massive sont maintenant plus ou moins oubliés ou rejetés comme sans fondements, ne sont pas inquiétés par les poids lourds des médias en évoquant la situation horrible, littéralement inexcusable du peuple de l'Irak que les États-Unis y ont de manière irresponsable créée eux même. Peu importe ce qu'on peut penser de Saddam Hussein, et c'était un tyran vicieux, il avait fourni au peuple irakien les meilleurs infrastructures et services comme l'eau, l'électricité, la santé et l'éducation de tout le monde arabe. Plus rien de cela n'existe aujourd'hui. Il n'est donc pas surprenant, avec la peur extraordinaire de sembler antisémite en critiquant Israël pour ses crimes de guerre quotidiens à l'encontre de civils palestiniens innocents et non armés, ou d'être qualifié d'«anti-américain» en critiquant le gouvernement états-unien pour sa guerre illégale et son occupation militaire horriblement conduite, que la campagne vicieuse des médias et du gouvernement contre la société, la culture, l'histoire et la mentalité arabe, menée par des publicistes et orientalistes néandertaliens tels que Bernard Lewis et Daniel Pipes, conduit beaucoup d'entre nous à croire que les Arabes sont vraiment un peuple sous-développé, incompétent et condamné, et qu'avec tous leurs échecs de démocratie et de développement, les Arabes sont les seuls dans ce monde a être à la traîne, en retard sur leur temps, arriérés et profondément réactionnaires. Voilà pourquoi la dignité et la pensée critique de l'histoire doivent être mobilisées afin d'éclaircir les faits et de démêler la vérité de la propagande. Personne ne nierait que la plupart des pays arabes sont dirigés par des régimes impopulaires et qu'un grand nombre de jeunes Arabes, pauvres et désavantagés, sont exposés à des formes de fondamentalisme religieux impitoyables. Pourtant, il est tout à fait mensonger de dire, comme le fait régulièrement le New York Times, que les sociétés arabes sont totalement contrôlées et qu'il n'y a pas de liberté d'opinion ni d'institutions civiles ni de mouvements sociaux fonctionnels par et pour le peuple. Malgrè les lois sur la presse, on peut aujourd'hui se rendre dans le centre ville d'Amman et y acheter un journal d'un parti communiste autant qu'un journal islamiste; l'Égypte et le Liban fourmillent de journaux et de revues qui suggèrent beaucoup plus de débat et de discussion que ce qui est crédité à ces sociétés; les chaînes satellites se multiplient avec des opinions diverses d'une variété vertigineuse; les institutions civiles, ayant affaire à plusieurs niveaux avec les services sociaux, les droits de l'Homme, les syndicats et les instituts de recherche, sont bien vivantes partout dans le monde arabe. Beaucoup doit être fait avant d'avoir un niveau approprié de démocratie, mais nous sommes sur la bonne voie. Seulement en Palestine, il y a plus d'un millier d'ONG, et c'est cette vitalité et ce type d'activité qui a permit à la société de poursuivre son chemin, malgré tous les efforts états-uniens et israéliens pour la dénigrer, l'arrêter et la mutiler de manière quotidienne. Dans les pires circonstances, la société palestinienne n'a pas été défaite et ne s'est pas complètement effondrée. Les enfants vont encore à l'école, les docteurs et infirmières prennent encore soin de leurs patients, les hommes et les femmes vont au travail, les organisations tiennent leurs réunions et le peuple continue à vivre, ce qui semble être une injure pour Sharon et les autres extrémistes qui veulent simplement l'emprisonnement des Palestiniens ou leur expulsion. La solution militaire n'a jamais réussi et ne réussira jamais. Pourquoi est-ce si difficile pour les Israéliens de le voir? Nous devons les aider à la comprendre, non pas avec des attentats-suicides, mais avec des arguments rationnels, la désobéissance civile de masse, les manifestations organisées, ici et partout. Ce que j'essaie d'expliquer ici, c'est que nous devons voir le monde arabe en général et la Palestine en particulier, de façon plus comparative et critique que ne le font des livres superficiels et méprisants tels que «What Went Wrong» de Lewis et les déclarations ignorantes de Paul Wolfowitz, parlant d'apporter la démocratie au monde arabe et islamique. Au-delà de tout ce qui est vrai à propos des Arabes, il y a une dynamique active en action, parce qu'en tant qu'êtres humains réels, ils vivent dans une société réelle avec toutes sortes de courants et contre-courants qui ne peuvent être aisément caricaturés en une masse bouillante de violence et de fanatisme. La lutte palestinienne pour la justice est particulièrement un aspect avec lequel on doit exprimer sa solidarité au lieu de critiques sans fin et de découragement exaspérant et frustrant et de discorde paralysante. N'oublions pas la solidarité ici et partout en Amérique latine, en Afrique, en Europe, en Asie et en Australie et rappelons-nous également qu'il y a une cause dans laquelle beaucoup de gens se sont engagées, sans tenir compte des difficultés et des terribles obstacles. Pourquoi? Parce que c'est une cause juste, un idéal noble, une quête morale pour l'égalité et les droits de l'Homme. Je voudrais maintenant parler de la dignité, qui occupe, bien sûr, une place spéciale dans toute culture connue des historiens, anthropologues, sociologues et humanistes. Je devrais commencer en disant dès le début qu'il est une proposition orientaliste, et en fait raciste, radicalement fausse, qui veut que, contrairement aux Européens et Américains, les Arabes n'aient pas le sens de l'individualité, n’accordent aucune importance à la vie individuelle et n’ont pas de valeurs pour exprimer l’amour, l'intimité et la compréhension qui seraient soi-disant la propriété exclusive de cultures comme celles de l'Europe et des États-Unis qui ont eu une Renaissance, une Réforme et les Lumières. Parmi tant d'autres, c'est le vulgaire et fade Thomas Friedman, qui colporte ces sottises, qui a été choisi par des intellectuels arabes tout autant ignorants et s'abusant eux-mêmes - inutile de mentionner ici des noms - qui ont vu dans les atrocités du 11 septembre un signe que les mondes arabes et islamiques sont en quelque sorte plus malades et perturbés que tout autre et que le terrorisme est un signe d'une plus grande distorsion qu'il ne le semble. On peut mettre de côté le fait qu'à eux deux, l'Europe et les États-Unis soient responsables du plus grand nombre de morts violentes au cours du 20ème siècle. Derrière tout le non-sens trompeur de l'idée de civilisations bonnes et mauvaises, se cache l'ombre grotesque du grand faux prophète Samuel Huntington qui a mené beaucoup de gens à croire que le monde peut être divisé en civilisations distinctes qui se battront entre elles jusqu'à la fin des temps. Au contraire, Huntington se trompe sur tout. Aucune culture et civilisation n'existe par elle-même; aucune n'est faite de tels concepts que l'individualité et les Lumières qui lui seraient complètement exclusives; et aucune n'existe sans les attributs humains fondamentaux que sont la communauté, l'amour, la valorisation de la vie et tout le reste. Suggérer autre chose est du racisme pur, de la même catégorie que ceux qui prétendent que les Africains ont des cerveaux naturellement inférieurs ou que les Asiatiques sont réellement nés pour la servitude ou que les Européens forment naturellement une race supérieure. C'est là une sorte de parodie de science hitlérienne aujourd'hui dirigée uniquement contre les Arabes et les Musulmans, et nous devons être très fermes en refusant ne serait-ce que d'essayer d'argumenter contre cela. C'est du pur radotage. Par contre, il y a une stipulation bien plus sérieuse et crédible selon laquelle, comme tous les autres exemples humains, la vie arabe et musulmane possède une valeur et une dignité, exprimées par les Arabes et les Musulmans dans leur propre style culturel. De telles expressions ne doivent pas nécessairement ressembler ni être la copie d'un modèle approuvé par quelqu'un et convenant à tous. Toute argumentation sur la diversité humaine repose sur le fait qu'à la fin c'est une forme de profonde coexistence entre différents styles d'individualité et d'expérience, qui ne peuvent être réduits à une seule forme supérieure: cet argument faux qui nous est refilé par des pontifes qui se lamentent sur le manque de développement et de savoir dans le monde arabe. Il suffit d'observer l'immense variété de littérature, de cinéma, de théâtre, de peinture, de musique et de culture populaire produits par et pour des Arabes, du Maroc jusqu'au Golfe. Assurément, cela doit être pris en considération comme une indication du développement réel ou non des Arabes et non pas seulement comment, un tel jour, des tableaux statistiques de production industrielle indiquent un niveau approprié de développement ou un échec. L'argument plus important que j'essaie cependant de faire ressortir est qu'il y a aujourd'hui un écart très grand entre nos cultures et sociétés et le petit groupe de gens qui dirigent actuellement ces sociétés. Un tel pouvoir a rarement été concentré, historiquement, sur un petit groupe formé des divers rois, généraux, sultans et présidents qui dirigent les Arabes. Ce qu'il y a de pire dans ce groupe, presque sans exception, est qu'ils ne représentent pas le meilleur de leur peuple. Ce n'est pas seulement une question de manque de démocratie. C'est qu'ils semblent se sous-estimer eux-mêmes radicalement, ainsi que leur peuple, d'une telle façon qui les enferme, qui les rend intolérants et craintifs face aux changements, apeurés de s'ouvrir à leur peuple et par-dessus tout terrifiés à l'idée de fâcher «Big Brother», c'est-à-dire les États-Unis. Au lieu de voir leurs citoyens comme la richesse potentielle de la nation, ils les regardent comme des coupables conspirateurs qui envient le pouvoir du dirigeant. Voilà le vrai échec - comment, durant la terrible guerre contre le peuple irakien, aucun dirigeant arabe n'a eu la dignité et l’assurance de dire quelque chose sur le pillage et l'occupation militaire d'un des plus importants pays arabes. Bien, c'est une excellente chose que le régime terrifiant de Saddam Hussein ne soit plus, mais qui a nommé les États-Unis pour être le mentor des Arabes? Qui a demandé aux États-Unis de s'emparer du monde arabe, soi-disant au nom de ses citoyens, et de lui apporter quelque chose nommé «démocratie», particulièrement au moment où le système scolaire, le système de santé et toute l'économie des États-Unis dégénèrent à des niveaux jamais vus depuis la Dépression de 1929? Pourquoi la voix collective arabe ne s'est-elle pas levée contre la flagrante intervention illégale des États-Unis, qui a fait tant de mal et infligé tant d'humiliation à l'ensemble de la nation arabe? Voilà vraiment un manque colossal de courage, de dignité et de solidarité avec les siens. Avec toutes les discussions de l'administration Bush au sujet d'être guidés par le Tout-puissant, n'y a-t-il pas un seul dirigeant arabe qui aurait le courage de dire seulement que, en tant que grand peuple, nous sommes guidés par nos propres lumières et traditions et religion? Mais rien, pas un mot, alors que les pauvres citoyens d'Irak vivent les plus terribles épreuves et que le reste de la région tremble, tous pétrifiés à l'idée d'être les prochains. Combien malheureuse a été l'étreinte de Georges Bush, l'homme dont la guerre vient de détruire gratuitement un pays arabe, par la direction combinée des principaux pays arabes, ce mois-ci. N'y avait-il là personne ayant le cran de rappeler à George W. ce qu'il a fait pour humilier et porter encore plus de souffrances au peuple arabe que ne l'a fait quiconque avant lui, et doit-il toujours être accueilli avec des embrassades, des sourires, des baisers et des révérences? Où est le support diplomatique, politique et économique nécessaire pour soutenir un mouvement anti-occupation en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza? En lieu et place, tout ce qu'on entend est que les ministres des affaires étrangères demandent aux Palestiniens de choisir leur voie, d'éviter la violence et de rester dans les négociations de paix, même s'il est évident que l'intérêt de Sharon pour la paix est nul. Il n'y a pas eu de réponse concertée des Arabes à l’égard du mur de séparation ni des assassinats ni du châtiment collectif, seulement un ramassis de clichés usés répétant les formules rebattues autorisées par le Département d'État. Ce qui me frappe, concernant la faible capacité arabe de saisir la dignité de la cause palestinienne, est exprimé par l'état actuel de l'Autorité palestinienne. Abou Mazen, une figure subordonnée avec peu de support politique au sein de son propre peuple, a été choisi pour l'emploi par Arafat, Israël et les États-Unis, précisément parce qu'il n'a pas de base, n'est pas un orateur ou un grand organisateur ou quoi que ce soit sauf un adjoint soumis à Yasser Arafat. Ils le voient comme un homme qui exécutera les ordres d'Israël. Mais comment Abou Mazen lui-même a-t-il pu se tenir là, à Aqaba, prononçant les mots écrits pour lui, comme la poupée d'un ventriloque, par un quelconque fonctionnaire du Département d’Etat, dans lesquels il évoquait de manière louable les souffrances juives, mais n'a ensuite pratiquement rien dit de la souffrance de son peuple aux mains d'Israël? Comment peut-il accepter un rôle si indigne et manipulé et comment peut-il oublier sa propre dignité de représentant d'un peuple qui s'est battu héroïquement pour ses droits depuis plus d’un siècle, seulement parce que les Etats Unis et Israël lui ont dit de le faire ? Et quand Israël affirme simplement qu'il y aura un État palestinien temporaire, sans la moindre contrition pour l'horrible quantité de dommages qu'il a causés, les innombrables crimes de guerre, l'humiliation véritablement sadique et systématique de tout Palestinien, homme, femme et enfant, je dois avouer mon incompréhension totale du pourquoi un dirigeant ou représentant de ce peuple souffrant depuis longtemps n'en prend même pas note. A-t-il totalement perdu tout sens de la dignité? A-t-il oublié qu'il n'est pas simplement un individu, mais aussi le garant du destin de son peuple à un moment particulièrement crucial? Y-a-t-il quelqu’un qui n’ait été amèrement déçu de cet échec total d'être à la hauteur et de se tenir avec dignité - la dignité de l'expérience de son peuple et de sa cause - et témoigner de sa fierté, et sans compromissions, sans ambiguïté, sans le ton semi-embarrassé, semi-excusé que prennent les dirigeants palestiniens lorsqu'ils mendient une petite gentillesse de la part d'un père blanc totalement indigne de confiance? Mais cela a été le comportement des dirigeants palestiniens depuis Oslo, et en fait depuis Haj Amin, une combinaison de défiance juvénile déplacée et de supplication plaintive. Pourquoi donc croient-ils toujours qu'il leur est absolument nécessaire de lire des scripts écrits pour eux par leurs ennemis? La simple dignité de notre vie en tant qu'Arabes de Palestine, à travers le monde arabe et ici en Amérique, est que nous sommes nous-mêmes, avec un héritage, une histoire, une tradition et par-dessus tout une langue qui est plus qu'adéquate pour représenter nos réelles aspirations, aspirations qui trouvent leur source dans l'expérience de dépossession et de souffrance qui a été imposée à tout Palestinien depuis 1948. Pas un seul de nos porte-parole politiques - ce qui est valable pour les Arabes depuis le temps d'Abdel Nasser - ne parle avec respect de soi, de la dignité de ce que nous sommes, de ce que nous voulons et ce que nous avons fait et où nous voulons aller. Lentement, toutefois, la situation change et le vieux régime des Abou Mazen et Abou Ammar de ce monde, passe et sera graduellement remplacé par un nouvel ensemble de dirigeants qui émergent un peu partout dans le monde arabe. Les plus prometteurs sont les membres de l'Initiative Nationale Palestinienne (NPI); ce sont des militants populaires dont l'activité principale n'est pas de pousser un crayon ni de jongler avec des comptes bancaires ni d’attirer les journalistes, mais qui viennent du monde des professionnels, des classes laborieuses et de jeunes intellectuels et militants, les enseignants, docteurs, avocats et ouvriers qui ont gardé la société sur ses roues tout en parant les attaques quotidiennes israéliennes. Deuxièmement, ce sont là des gens attachés au type de démocratie et de participation populaire inimaginable pour l'Autorité, pour qui l'idée de démocratie signifie la stabilité et la sécurité pour eux-mêmes. Finalement, ils offrent des services sociaux aux sans-emploi, des soins de santé aux non-assurés et aux pauvres, une éducation laïque adéquate à une nouvelle génération de Palestiniens à qui on doit apprendre les réalités du monde moderne et non pas seulement la valeur extraordinaire du vieux monde. Pour de tels programmes, la NPI stipule que se débarrasser de l'occupation est la seule voie en avant et que pour cela, une direction nationale unifiée et représentative soit élue librement pour remplacer les vieux copains, les désuets et les incapables qui ont empoisonné la direction palestinienne au cours du dernier siècle. Seulement si nous nous respectons en tant qu'Arabes et États-Uniens et si nous comprenons la véritable dignité et la justice de notre lutte, seulement à ce moment-là nous pourrons apprécier pourquoi, presque malgré nous, tant de gens à travers le monde, incluant Rachel Corrie et les deux jeunes gens blessés, comme elle de l'ISM, Tom Hurndall et Brian Avery, ont cru possible d'exprimer leur solidarité avec nous. Je conclus avec une dernière ironie. N'est-il pas surprenant que tous les signes de solidarité populaire que la Palestine et les Arabes reçoivent ne soient pas accompagnés par des signes comparables de solidarité et dignité envers nous-mêmes, que d'autres nous admirent et respectent plus que nous le faisons nous-mêmes? Ne serait-il pas temps que nous rattrapions notre propre statut et que nous nous assurions que nos représentants ici et ailleurs réalisent, en premier lieu, qu'ils se battent pour une cause juste et noble et qu'ils n'ont pas à s'excuser pour rien, pas plus qu'à être embarrassés? Au contraire, ils devraient être fiers de ce que leur peuple a fait, et fier de le représenter. Edward W. Said |
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