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Livrés
au chaos,
les Palestiniens recherchent désespérément une issue
Par James Bennet
Assis
dans son bureau, avec derrière lui, sur le mur, deux affiches
anti-tabac, Salah ad-Din Mousa écoute, toute la journée, ses concitoyens
qui viennent interrompre son train-train bureaucratique pour se plaindre
de la lourdeur de leurs factures des services publics ou encore pour
demander du travail. Il se demande quelles peuvent bien être leurs
accointances et aussi, s’ils ont des flingues…
"Nous vivons désormais une absence totale de contrat social",
dit-il. "Nous
ne pouvons plus compter que sur nos relations privées."
A l’autre bout de la ville, dans le camp de réfugiés, Zakarya Zubeïdah
est
confronté aux mêmes problèmes, et aussi à certains problèmes d’une
nature
différente, et autrement plus inquiétants : cambriolages, vols à
l’arraché, voire même : assassinats.
M. Moussa et M. Zubeïda se sont connus en prison, en 1989. Ils étaient
alors
adolescents, et ils participaient à la première insurrection
palestinienne
contre l’occupation israélienne. Durant la seconde insurrection,
l’actuelle
Intifada, qui entre désormais dans sa quatrième année, leurs chemins
ont divergé :
M. Moussa (34 ans) est administrateur de la ville de Jénine, et il
désapprouve la violence.
M. Zubeïda (28 ans) est, quant à lui, le dirigeant des Brigades des
Martyrs
d’Al-Aqsa, formation révolutionnaire qu’Israël redoute plus que
toute autre.
Titulaire d’une maîtrise de droit (spécialité : droits de l’homme)
d’une
université suédoise, M. Moussa rêve de devenir le futur ministre
palestinien de la Justice. Mais, en attendant, c’est bien M. Zubeïdah
qui, avec son
égalisateur chromé de la marque Smith & Weston suspendu à la
ceinture, administre ce qui tient lieu de loi.
« La plus haute autorité, ici, c’est moi ! », affirme M. Zubeïdah,
faisant
écho à une opinion largement partagée à Jénine. Cet homme svelte au
sourire
charmeur nous a reçus dans le camp de réfugiés : assis sur un canapé défoncé,
il était vêtu d’un T-shirt marron et d’une paire de blue-jeans, et
il portait des tennis blanches.
Pour les Palestiniens, la contradiction est ironique : le président américain
Bush et le Premier ministre israélien Ariel Sharon parlent d’un Etat
palestinien comme d’une certitude quasi historique. Mais, sur le
terrain, après des années d’incursions militaires israéliennes, de
blocus israélien et de paralysie politique palestinienne, l’économie dépend
de plus en plus de donateurs étrangers et les institutions de l’Etat se
délitent…
En Cisjordanie et dans la bande de Gaza se déroule une sorte de compétition
entre seigneurs de guerre et démocrates, entre dirigeants islamistes et
laïcs, entre ceux qui voudraient détruire Israël et ceux qui
accepteraient de vivre à ses côtés, entre des enclaves du type Jénine
ou Gaza et l’idée même d’un Etat national palestinien unifié.
A nouveau, les bulldozers sont à l’œuvre, dans le camp de Jénine :
des
centaines de maisons s’élèvent de terre. Elles remplaceront celles qui
avaient été arasées au sol lorsque les soldats ont réglé leurs
comptes avec des Palestiniens armés, durant une incursion israélienne,
voici deux ans. A l’extérieur, dans les champs, au-delà du camp, on
voit un autre legs du conflit : le mur qu’Israël est en train d’édifier
pour tenir en respect les Palestiniens de Cisjordanie.
Pour Israël, ce mur est le signe qu’après avoir occupé trente-sept
années
durant la Cisjordanie et la bande de Gaza, il est en train de décider ce
qu’il veut faire, à savoir : se couper des Palestiniens, renoncer à la
bande de Gaza, en s’accrochant au maximum possible (du territoire) de la
Cisjordanie, et surtout : conserver la majorité juive, dans un Etat démocratique.
Mais, pour les Palestiniens, les choses sont loin d’être aussi claires
: ils
n’ont pris aucune décision d’ampleur nationale et les derniers mécanismes
qui
permettraient d’en adopter une quelconque, puis de la mettre en
application,
sont en train de s’effondrer.
Pour beaucoup des 45 000 habitants de Jénine, leur ville est devenue une
île,
qui compte essentiellement sur elle-même, et aucunement sur l’Autorité
Nationale Palestinienne.
« Au cours de ces trois dernières années, Jénine est redevenue un
petit
village, qui doit compter sur lui-même », dit le maire, Waleed A. Mwais.
« Israël a détruit toutes les formes d’autorité. Tout le monde a une
arme. C’est le problème, ici, à Jénine : nous vivons dans une
situation de chaos absolu. »
Les critiques à l’encontre d’un leadership palestinien blanchi sous
le
harnais, voire même de Yasser Arafat lui-même, ont atteint un nouveau
degré. Mais les dirigeants réformistes s’efforcent de reprendre les
choses en main, après que plus de 3 200 Palestiniens et de 1 000 Israéliens
soient morts de mort violente, dans un conflit qui semble être devenu un
mode de vie tant il est entré dans les mœurs.
"On aimerait ressentir quelque chose qui ressemblât à un quelconque
lien avec
un lendemain", nous a dit Muhammad Hurani, un député palestinien
d’Hébron,
lequel qui se bat depuis des années pour un changement démocratique.
L’investissement privé s’est pratiquement tari. Mais les Etats
donateurs ont
pris le relais, qui doublent leurs contributions, les portant à un
milliard
de dollars par an : cette somme correspond à un tiers du PNB palestinien,
qui
s’établissait l’an dernier à 3,1 milliards de dollars. Cela
correspond à
environ 310 dollars par personne, soit une aide per capita plus importante
qu’aucun autre pays n’a perçue depuis la Seconde guerre mondiale,
fait savoir la Banque mondiale.
Grâce à l’aide reçue des pays arabes, européens et autres, l’Autorité
palestinienne continue à faire fonctionner les écoles et à verser des
salaires qui permettent à des dizaines de milliers de familles de vivre.
Cette dépendance nationale est ici évidente. Dans le camp, certains
habitants
dont les maisons ont réchappé à la destruction envient ceux qui reçoivent
les
clés de leur maison flambant neuve, financée par les Emirats arabes
unis.
A l’instar de la société palestinienne prise dans son ensemble, Jénine
perd
du terrain, mais elle tient toujours. Elle se débrouille. Il s’agit
d’une
histoire d’effritement, et non pas d’écroulement subit ; il est
question de la lente corrosion d’une société éduquée et relativement
aisée, dont les
responsables tant israéliens que palestiniens affirment qu’elle tient
encore en ses mains les éléments essentiels permettant d’édifier une
société démocratique modèle.
Le rêve national palestinien n’est pas mort. Il y a encore des gens qui
luttent pour que la vie soit vivable, pour ramasser les poubelles, pour éclairer
les rues et garder une chance pour des jours meilleurs. Mais, pour
certains d’entre eux, l’effondrement, en matière de leadership, est
d’ores et déjà consommé.
Après le coucher du soleil, ici, dans ce camp, tout récemment, M. Moussa
nous
a fait monter sur sa terrasse balayée par le vent pour nous montrer la
vue
imprenable qu’il a sur cette ville qu’il aime, et pour laquelle il
souffre,
aussi. Il pense que Jénine est désormais une sorte de « mini-Etat ».
Un «
mini-Etat » que personne ne contrôle…
"Nous gérons cet endroit ; nous ne le gouvernons pas : nuance
!", nous a-t-il
dit, en contemplant les lumières de Jénine, étalées sous nos yeux.
"Nous
gérons… nous gérons… nous gérons… : que pouvons-nous faire
d’autre ?"
Zubeïdah, le leader militant
"J’ai été retenu par un problème de construction à résoudre",
nous dit M.
Zubeïdah, s’excusant pour son retard : un réfugié avait ouvert le feu
sur le
bureau de l’agence de l’ONU qui domine le camp : cet homme était mécontent
de la lenteur des travaux de construction de sa nouvelle maison…
M. Zubeïdah, que tout le monde connaît, à Jénine, sous son prénom de
Zakariya, nous dit qu’il réussit à combler « environ à hauteur de 70
% » l’ « absence de toute loi » résultant, à son sens, de la
pression maintenue par Israël sur l’Autorité palestinienne.
De fait, M. Zubeïdah, qui comme bien d’autres, se plaint du fait que
beaucoup
trop de Palestiniens, ici, sont armés, semble devoir consacrer plus de
temps
à régler des problèmes internes qu’à l’objectif proclamé de l’Intifada
Al-Aqsa, à savoir : résister à l’occupation israélienne.
Depuis septembre 2000, 28 attentats suicides ou tirs ont eu Jénine pour
origine – 38 % de ce genre d’attaques, disent les responsables israéliens
de la sécurité. Depuis l’édification du mur israélien de séparation,
dans une partie de la Cisjordanie, toutefois, ce chiffre a chuté.
Jusqu’ici, depuis le début de l’année, il n’y en a pas eu (même
si des tentatives continuent à exister).
Dans des villes israéliennes telles Tel Aviv et Haïfa, il est désormais
possible d’oublier le conflit, au moins pour un temps. Mais, de ce côté-ci
du mur de séparation, le conflit imbibe tous les aspects de
l’existence. En juin, les forces israéliennes ont effectué des
incursions régulières, de nuit, à Jénine, arrêtant ou tuant de jeunes
hommes, qu’elles ont accusés d’être des activistes.
Jénine est un endroit où tout le monde apparemment a perdu qui un ami,
qui un
parent, du fait des violences, ou bien parce qu’il a été fait
prisonnier.
"Chaque seconde", répond Mahmoud Ajawi (45 ans), après qu’on
lui ait demandé
s’il pensait souvent à son fils, Anas, mort à l’âge de dix-sept
ans. "C’est
impensable, qu’un père ait pu pousser (comme ils le disent) son propre
fils
dans cette voie."
Jamilah Nubani (58 ans) se rend chaque jour au cimetière des Martyrs,
pour
pleurer sur les tombes de deux de ses fils et de son gendre, enterrés là.
Tous trois étaient des combattants ou des membres des services de sécurité.
"Mon Dieu, accorde-nous ta miséricorde ! " dit-elle,
s’agrippant à la pierre tombale de son premier fils pour se relever,
avant d’aller sur la tombe du deuxième.
En préparant son émission de radio intitulée « La Ville », Ziad
Shelbak (44
ans) ne cesse de se demander quel est le bon dosage dans la programmation
des
chansons, entre chants nationalistes édifiants et romances d’amour…
Le conflit ayant diminué d’intensité, il a augmenté la dose des
romances
d’amour, qu’il préfère nettement. Il ne revient aux chants
nationalistes que
lorsqu’un Palestinien est tué, localement. "Si quelqu’un est tué
à Naplouse, ou à
Ramallah, je ne passe pas de chant nationaliste. A moins qu’il
s’agisse d’un
chef… " explique-t-il.
Jénine, c’est aussi un endroit où, en dépit du conflit, la vie
continue. Tout
au long de la rue Fayçal, qui traverse le centre-ville, des hommes se
rassemblent, à la tombée du jour, pour jouer d’interminables parties
de cartes et siroter des verres d’un thé très sucré, à un shekel (un
shekel vaut environ 20 centimes d’Euro).
Les gens qui ont un peu plus d’argent vont au restaurant Gardens, à
l’orée
de la ville, pour déguster un thé à trois shekels. Le Gardens dispose
également d’une piscine et, récemment, à onze heures moins quart du
soir, un plongeur a effectué plongeon arrière depuis le plongeoir du
haut…
Mais, signe des temps, même le Gardens a instauré une zone séparée
pour les «
shebab », ces jeunes hommes chahuteurs, et souvent combattants, qui ont
le
don de taper sur les nerfs des clients habituels.
Vers minuit, les joueurs de carte et les dégustateurs de thé rentrent
chez
eux, abandonnant les rues sombres aux combattants, qui patrouillent dans
les
voitures israéliennes volées qu’ils réussissent encore, tant bien que
mal, à
faire franchir le mur de séparation et à faire rentrer à Jénine. On
entend des tirs pratiquement toutes les nuits…
Voici environ deux ans, Israël a commencé à interdire à la police
palestinienne (ici, à Jénine et dans beaucoup d’autres villes
cisjordaniennes) de porter une arme. La police et les hommes d’autres
services de sécurité tiraient sur les Israéliens, dirent ceux-ci.
Aujourd’hui, vêtus d’impeccables uniformes bleus, les policiers
palestiniens
s’assemblent en petits groups sur les trottoirs, durant la journée,
"mais ils
ne font rien pour faire respecter la loi", disent tant les habitants
que les
responsables officiels.
L’absence de sanctions fait sentir ses effets sur l’ensemble de la
société.
A l’auto-école de Jénine, Abdul Karim Jarrar (40 ans) ne peut pas
payer sa
facture d’électricité, pourtant modique.
"La police ne fait plus respecter le code de la route : prendre des
leçons de
conduite et même obtenir le permis : voilà bien le dernier souci des
nouveaux
conducteurs !… ", nous explique-t-il, dépité.
Yassine Abu Sariyéh (32 ans), employé municipal qui s’évertue à récolter
les
factures impayées pour différents services, nous a dit qu’il
comprenait bien
que M. Jarrar ne pouvait payer son électricité. Mais il nous précise
que, même s’il pouvait le faire, Nidal Jaradat ne paierait pas…
« Tu ne vas pas payer ? » a-t-il demandé, récemment, à M. Jaradat,
tenancier
d’un bazar. Il nous a expliqué que M. Jaradat (40 ans), a trois ans de
factures impayées, pour un montant de plusieurs milliers de shekels.
Debout derrière des rayonnages débordant de bonbons, M. Jaradat a argué
que
dès lors que son frère, un militant, est prisonnier en Israël, il n’a
pas à
payer. La ville doit des millions de dollars d’impayés d’eau et d’électricité
fournies par les compagnies nationales israéliennes.
Le maire dit que, sans un nouvel apport d’aide étrangère, la
municipalité
devra mettre la clé sous la porte avant la fin de l’année. Elle a dû
déjà
renoncer à repaver la Rue de l’Amitié Palestino-Américaine, devenue
une sorte de piste sillonnée d’ornières, qui fait le tour de la ville.
Le taux de recouvrement des factures atteint à grand-peine les 15 % ; les
agents receveurs se font menacer, et parfois même attaquer…
M. Jaradat a indiqué que si M. Abu Saryéh insistait, il irait expliquer
sa
situation à la mairie.
« S’ils ne m’écoutent pas, j’y retournerai, en emmenant cette
fois-ci des
gens avec moi », a-t-il ajouté. "Mon frère est bien connu".
Puis il s’est
empressé d’ajouter que, si certaines personnes recouraient parfois aux
menaces, telle n’était pas son intention.
Au cours de l’incursion israélienne dans le camp de Jénine, les
bulldozers
israéliens avaient écrasé la maison de Jamal Nashrati. Il s’est réfugié,
avec sa famille, chez son frère, et là, les combats se prolongeant
durant des
semaines, ils ont dû, à la fin, boire l’eau des toilettes,
explique-t-il.
M. Nashrati (47 ans), a creusé à ses frais une citerne, au-dessous de la
cour
de sa nouvelle maison (construite par l’Onu). Au-dessus de cette
citerne, il
a installé une fontaine avec une vasque en carrelages bleus : un endroit
où
ses enfants pourront jouer en sécurité.
Derrière cette fontaine, dans le mur, il a installé une copie agrandie
de sa
carte de réfugié délivrée par l’Onu, afin d’attester que sa
famille a été
dépossédée par la guerre israélo-arabe de 1948.
Il voudrait que ce bassin aide ses enfants à « oublier ce qui s’est
passé,
voici deux ans, et « à avoir une vie normale ». S’il a installé la
reproduction de sa carte de réfugié, explique-t-il, c’est « parce
qu’il veut que ses enfants gardent en mémoire que nous venons d’un
village, qui s’appelle Zaharin. »
Nous lui avons demandé s’il espérait retourner un jour dans son ancien
village, Zaharin, qui se trouve aujourd’hui en Israël. M. Nashrati nous
a répondu : « C’est impossible. Cela, je le sais. »
Tandis que M. Nashrati, qui a travaillé naguère comme soudeur en Israël,
nous
parlait de paix et de la solution à deux Etats. Mais ses enfants, ayant mûri
dans cette période de violence et de séparation, ont fait entendre un
langage
plus dur.
Rukon, 10 ans, nous a dit qu’il voulait grandir pour devenir un
combattant
comme Mahmoud Tawalbé, un dirigeant du Jihad islamique, tué au cours
d’une
incursion israélienne, il y a deux ans de cela.
"Cela m’effraie, quand j’entends mon fils parler ainsi",
nous a dit M.
Nashrati. "C’est un problème général, pour nous : nous avons le
sentiment que nos enfants sont devenus incontrôlables."
Lui ayant demandé s’il pourrait avoir un ami israélien de son âge,
Rukon a
fait le geste de scier son cou avec sa main : "Je voudrais une seule
chose : le poignarder !", nous a-t-il répondu.
M. Nashrati, gêné, s’est empressé de nous dire que Rukon était
jeune, et
qu’il ne savait rien. "Mais mon autre fils est assez grand, pour
comprendre»,
nous dit-il, parlant de Munir (20 ans).
A la même question, Munir Nashrati nous a répondu : "C’est
impossible".
Nous lui avons alors demandé qui il admirait, chez les dirigeants
palestiniens. Il nous a répondu que c’était Zakarya.
Arafat, le leader absent
Après qu’Israël ait pour un court instant levé le siège qu’il
imposait au
complexe du président Arafat à Ramallah, voici plus de deux ans de cela,
le
leader palestinien est venu en visite à Jénine. Mais, de peur d’être
importuné
(voire peut-être même agressé), M. Arafat ne s’est pas arrêté dans
le camp de
réfugiés dévasté.
Des centaines de réfugiés s’étaient rassemblés devant un podium
dressé devant
un portrait géant de M. Arafat, mais son cortège d’automobiles ne fit
que les
frôler.
Quelqu’un coupa les câbles qui maintenaient le portrait géant, qui
chuta
lourdement, tandis qu’un jeune homme, qui portait une casquette de
base-ball,
murmura : "Il n’a pas voulu salir ses chaussures !"
Aujourd’hui, la bouille réjouie d’Arafat resplendit depuis les murs
de tout
bureau officiel. Mais ici, à Jénine, les Palestiniens le critiquent à
tout va.
"Il s’en fout", dit Zakarya Zubeïdah, pourtant chef local de
sa propre
faction, le Fatah.
Parlant du leadership d’Arafat, d’une manière générale, il dit :
"Pour moi,
celui qui est à Ramallah – qui-vous-savez – est dans sa villa, dans
sa
chambre climatisée, tandis que nous, nous crevons de chaud – et il
ferme ses
fenêtres pour ne pas entendre le bruit des tanks que nous subissons en
permanence."
L’an dernier, M. Zubeïdah et ses porte-flingues ont kidnappé le
gouverneur de
Jénine, un membre du Fatah nommé par M. Arafat, et ils l’ont retenu
plusieurs
heures durant. Relâché sur l’intervention insistante de M. Arafat,
l’homme
est allé se réfugier en Jordanie.
"Il faisait beaucoup de conneries", a dit M. Zubeïdah, parlant
du gouverneur.
"Nous avons attendu – deux ans durant – que le leadership
palestinien fasse
quelque chose. Il n’a rien fait."
Tant M. Zubeïdah que M. Moussa, administrateur de la ville, ont monté en
grade dans le mouvement de M. Arafat, c’est-à-dire dans le sérail
consensuel et laïc qui a adopté le processus de négociations d’Oslo
et qui domine, dans
l’Autorité palestinienne. Leurs cheminements divergents illustrent la
confusion idéologique qui a mis le Fatah cul par-dessus tête, semant le
chaos en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
Cette confusion idéologique étant alimentée par le caractère brouillon
de la
politique palestinienne et les profondes divisions sociales et économiques,
dans des villes dont Jénine est emblématique.
Si M. Zubeïdah évoque des avancées produites par la présente
insurrection, M.
Moussa, quant à lui, lève les yeux au ciel lorsqu’il entend des
discours
grandiloquents au sujet d’une Intifada faite essentiellement, de son
point de vue, par des Palestiniens d’une autre étoffe. Il les appelle :
« les héros des chaînes satellites ».
« Jamais, au grand jamais, je ne ferai confiance à un leadership, quel
qu’il
soit, dorénavant », nous dit-il.
Moussa, un leader optimiste
A l’instar de M. Zubeïdah, M. Moussa a des états de service en qualité
de
combattant : il a passé sept ans dans les geôles israéliennes pour
avoir tabassé un colon, au cours de la première Intifada. Il a été relâché
en raison d’une amnistie découlant du processus d’Oslo.
Le juge israélien qui l’avait condamné lui a demandé ce qu’il
aurait fait de
son existence, s’il ne s’était pas retrouvé en prison ? Il aime à
rappeler
que toute la salle d’audience avait éclaté de rire, après qu’il eut
répondu à
ce juge qu’il rêvait de devenir avocat…
« Je n’ai cessé d’en rêver », poursuivit-il, ajoutant après une
pause : « Et
maintenant…, hé bien… je suis… : avocat ! »
Alors que M. Moussa a saisi les opportunités offertes par Oslo, M. Zubeïdah
a
vu son sort scellé par l’échec d’Oslo. Condamné à plus de quatre
années
d’emprisonnement durant la première Intifada, lui aussi a été libéré
au milieu des années 1990.
En prison, ajoute-t-il, d’autres Palestiniens lui ont enseigné la
primauté de
la lutte armée. Mais, une fois libéré, il a été « confronté à une
nouvelle
réalité ». Avec une femme israélienne, sa mère avait entrepris de
mettre en
scène des pièces de théâtre prenant sur les thèmes de la souffrance
palestinienne et de l’espoir d’une paix. A l’intention des
spectateurs israéliens venus assister à ces spectacles, M. Zubeïdah
assurait la traduction des dialogues en arabes vers l’hébreu, qu’il
parle couramment depuis son séjour en prison.
Mais, la deuxième Intifada ayant éclaté, à la différence de M.
Moussa, il
ressentit à nouveau l’appel de la lutte armée.
Dans la seconde Intifada, au début, des membres du Fatah menait le
combat.
C’est seulement cinq mois, environ, après le début de l’Intifada,
pas avant, que le Hamas a commencé à effectuer ses premiers attentats
suicides. Certains
politiciens palestiniens pensent que la direction de l’Intifada assurée
par le Fatah a contribué à légitimer, aux yeux de l’opinion publique
palestinienne, la violence déployée par le Hamas.
Le Hamas commençant à gagner en popularité, le Fatah se sentit poussé
à mener
des attaques spectaculaires. Le nom même de la milice du Fatah –
Brigade des
Martyrs d’Al-Aqsa – reflète ce que certains responsables palestiniens
interprètent, en la regrettant, comme une islamisation de cette faction
combattante, qui aurait été en quelque sorte désireuse de surpasser le
Hamas.
En janvier 2002, Israël frappant en retour et le conflit s’étant
intensifié,
les Martyrs des Brigades d’Al-Aqsa ajoutèrent, eux aussi, les attentats
suicides à leurs moyens d’action.
Hamas VS Al-Aqsa
Officiellement, le Hamas est voué à la destruction d’Israël, tandis
que M.
Arafat a fait sienne une solution à deux Etats. Beaucoup des dirigeants
du Fatah pensent qu’il devrait circonscrire ses attaques aux soldats et
aux colons israéliens, dans les territoires conquis par Israël à
l’issue de la guerre de juin 1967.
Mais les Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa ont entrepris d’attaquer des
civils
israéliens en-dehors de la Cisjordanie et de la bande de Gaza,
persuadant, ce
faisant, les Israéliens que le Fatah avait le même objectif que le Hamas,
et
induisant les Palestiniens en erreur au sujet de la stratégie réelle du
premier.
M. Zubeïdah se dit opposé à l’assassinat de civils, et vouloir un
Etat établi
en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, avec Jérusalem pour capitale.
Mais,
faisant allusion à l’ainsi dite Ligne Verte, entre Israël et la
Cisjordanie,
il demande : "Pourquoi devrais-je, moi, respecter la frontière de
1967, alors
qu’eux (= les Israéliens) l’ignorent totalement ?"
Beaucoup des (sinon tous les –) combattants des Martyrs d’Al-Aqsa, à
l’instar des membres du Hamas, sont originaires des camps de réfugiés.
Nourrissant le désir de retourner dans leurs maisons situées dans ce qui
est aujourd’hui Israël, les résidents des camps, tels ceux par exemple
de celui de Jénine, sont restés à l’écart de la vie citadine. Ils ne
participaient même pas aux élections municipales.
Les camps ont alimenté la militance anti-israélienne, et cela explique
la
position très dure des Martyrs d’Al-Aqsa. Ils ont également alimenté
un certain ressentiment à l’égard des Palestiniens résidents des
villes, qui étaient perçus comme amollis, riches, et pleins de préjugés
à l’encontre des réfugiés. C’est cela, qui a alimenté une certaine
violence, et parfois des exactions, de certains résidents des camps à
l’encontre des citadins (palestiniens).
Votre reporter avait déjà interviewé M. Zubeïdah à l’automne 2001,
époque où
il était un simple garde armé, tout en bas de la hiérarchie,
patrouillant sur
le marché de Jénine. M. Zubeïdah venait juste d’être blessé par
l’explosion
d’une bombe qu’il préparait : gravement brûlé à la face, il avait
le visage
entièrement noirci. Il rejetait toute idée de pourparlers de paix.
"Je suis
défiguré !", m’avait-il dit, à l’époque. "Et qu’est-ce
que j’ai gagné ? Je suis
toujours un réfugié !…"
Depuis lors, M. Zubeïdah a perdu sa mère, tuée lors d’un raid aérien
israélien, et un de ses frères, tué lors de la grande offensive israélienne,
voici deux ans de cela. Presque tous les jeunes acteurs du théâtre que
sa mère avait créé sont morts. M. Zubeïdah a monté en grade (quasi
littéralement) en vertu d’un processus d’éliminations. Ses deux prédécesseurs
sont morts de mort violente, et l’armée israélienne ne s’est pas
fait faute d’essayer de le tuer. Au cours d’une conversation que
j’ai eue avec lui, il a relevé sa chemise pour me montrer les
cicatrices laissées par les balles, à une épaule et dans son dos…
Après avoir payé un prix plus élevé que la moyenne des Palestiniens,
les
membres des Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa n’envisagent pas de gaîté
de cœur de déposer leurs armes pour moins que la souveraineté que
l’insurrection était supposée conquérir. Mais ils ont sans doute,
aussi, une autre raison de continuer à combattre : les responsables israéliens
de la sécurité affirment que certaines des cellules d’Al-Aqsa, dans
cette partie (du nord) de la Cisjordanie ont commencé à percevoir des
fonds iraniens, par l’intermédiaire de la célèbre formation de guérilla
du Liban : le Hezbollah.
Depuis environ un an, le Fatah s’efforce de faire rentrer M. Zubeïdah,
ainsi
que d’autres dirigeants d’Al-Aqsa, dans le rang. En juin, M. Zubeïdah
a
rejeté une ouverture de l’Autorité palestinienne, qui proposait
d’intégrer les Brigades d’Al-Aqsa dans les forces de sécurité.
Beaucoup de responsables et d’analystes palestiniens disent que ce sont
les
Brigades d’Al-Aqsa, et non la direction palestinienne, qui font preuve
d’initiative. Fin juin, leurs militants ont publié un manifeste de dix
pages
dénonçant la corruption de l’Autorité palestinienne et exigeant un véritable
changement politique.
Toutefois, M. Zubeïdah, qui a avalisé ce manifeste, dit que les
Palestiniens
ne pourront espérer avoir un gouvernement efficace tant que les Israéliens
n’auront pas mis fin à l’occupation.
"Tant que nous n’avons pas d’Etat", dit-il, "personne
ne nous dirigera".
"Tout le monde peut se proclamer chef des Palestiniens ; ça n’est
pas difficile.
Pour moi, cela n’a aucun sens."
Quant à Qaddurah Moussa, le chef du Fatah à Jénine, il minimise les
Brigades
des Martyrs d’Al-Aqsa, dans lesquelles il voit un phénomène passager.
"Quand
l’occupation cessera, ce phénomène disparaîtra", dit-il,
ajoutant : "Et tout le monde retournera au sein du Fatah".
Dans l’attente, dit-il, M. Zubeïdah est utile, en tant que « force de
frappe
contre toute personne qui s’aviserait d’abuser de son pouvoir ».
Apparemment,
il ne trouve pas bizarre qu’un groupe initialement créé pour combattre
les
Israéliens se retrouve, en lieu et place, essentiellement tourné contre
des
Palestiniens…
M. Moussa conversait avec nous, assis sous une tonnelle de vigne, dans son
jardin qui domine Jénine. Il regardait le soleil couchant disparaître,
au-delà du mur, derrière le mont Carmel. Il nous dit que le conflit a
ramené Jénine vingt ans en arrière, ajoutant que cela n’était pas
grave.
"Dans d’autres endroits, nous avons encore des nôtres, qui vivent
sous la
tente", expliqua-t-il. "Nous voulons l’indépendance et la
liberté. Pour le
confort, on verra après…"
En dépit de la combativité des Brigades d’Al-Aqsa et de leur ascendant
local,
certains responsables locaux nous ont dit que le Fatah était en perte de
vitesse et que le Hamas remporterait à coup sûr des élections
municipales, ici, à Jénine.
Le prédicateur musulman le plus influent dans la région, Khaled Suleiman
(37
ans) nous dit que les contradictions internes au Fatah sont en train de
déchirer ce mouvement.
"Pour moi, le Fatah est aujourd’hui à la croisée des
chemins", nous a dit cet
imam, qui n’est affilié officiellement à aucune faction, mais qui est
généralement considéré ici comme proche du Hamas. "L’existence
du Fatah est fondée sur la survie d’Arafat. Sans Arafat, il éclatera."
Nous lui avons demandé comment il voyait ce possible éclatement. Il nous
a
répondu : "(Ce sera un éclatement) entre Gaza et la Cisjordanie ;
entre les
villages et les villes ; entre les villes et les camps. Parce que le Fatah
est un mouvement qui n’a pas de pensée politique. Il est tout entier
basé sur le dirigeant (= Yasser Arafat, ndt)".
M. Moussa, l’administrateur de la ville, pense lui aussi que le Fatah
est à
la croisée des chemins, et qu’il ne lui reste plus que deux options
s’il veut
réaffirmer son leadership.
La première, c’est de dissoudre l’Autorité palestinienne et de déclarer
qu’Israël n’a laissé aux Palestiniens d’autre choix que la guerre
à outrance.
Quant à la seconde option (qu’il préfère), c’est une possibilité
que très peu de
Palestiniens évoquent ouvertement :
"L’Autorité palestinienne devrait se présenter devant le peuple
et déclarer :
« Nous avons perdu !", nous a dit M. Moussa, un soir, au dîner.
"Mais ce
n’est pas la fin du monde. Non, c’est une nouvelle étape dans notre
existence".
Après ça, il vous reste à demander au monde entier : "S’il vous
plaît ;
aidez-nous !"
Après avoir épargné durant des années pour acheter son appartement, M.
Moussa
s’est marié, en juin dernier – signe, nous a-t-il dit, qu’il a
conservé
l’espoir en un futur meilleur. Il a tenu à nous préciser qu’il a décliné
l’offre que lui faisaient des combattants palestiniens, de fêter ça
avec des rafales de Kalâchin [pluriel interne arabe de « Kalachnikof »,
ndt]…
Source : www.ism-france.org ou www.ism-suisse.org
Article paru le 15 juillet dans le NY Times - Traduction : Marcel
Charbonnier
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