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Genet à Chatila
Entretiens avec Leïla Shahid
Propos recueillis par Jérôme Hankins
En septembre 1982, Jean Genet était en effet à
Beyrouth avec Leïla Shahid
au moment des massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila.
Nous sommes arrivés à Beyrouth, ce dimanche-là, après le départ
des combattants et juste dans les premiers jours d'accalmie. Ma mère
habite un grand immeuble devant la mer : nous sommes arrivés, ma mère n'était
pas là, mais une jeune fille libanaise dont la maison avait été détruite
par les bombardements habitait chez nous. Nous sommes montés au huitième
étage et on s'est installés.
Le lendemain matin (c'était un lundi, le 13 septembre, je ne
l'oublierai jamais), on s'est levés tôt, on est allés prendre le café
sur le balcon qui surplombe la mer et d'où l'on voit toute la baie de
Beyrouth. Trois navires militaires sortaient du port et prenaient le
large. Jean me dit : "Qu'est-ce que c'est ?" Et je lui dis :
"Je ne sais pas. C'est très curieux." Je suis allée prendre
des jumelles. En fait c'était le contingent français des forces
multinationales qui partait. Et Jean me dit (je ne l'oublierai jamais) :
"C'est mauvais signe. Pourquoi partent-ils avant la date prévue
?" Car ils devaient rester encore un mois, pour assurer la
"protection" des civils palestiniens dans les camps. On les a
regardés partir.
Moi j'étais si heureuse d'être revenue dans cette ville, où je suis née,
que je voulais sortir tout de suite. J'ai appelé Jacqueline, une amie
journaliste, qui est venue nous prendre en voiture. Nous avons parcouru
toute la ville pour voir l'étendue des dégâts après trois mois de siège
et de bombardements. Nous avons tourné absolument partout, y compris dans
le camp de Chatila, qui avait été bombardé aussi mais ni plus ni moins
que les autres secteurs de la ville. Nous avons vu surtout l'effet des
bombardements sur les immeubles et c'était très impressionnant à voir.
On n'imagine pas ce que c'est, car on oublie la densité du tissu urbain
à l'intérieur d'une ville qui est très petite et où tous les immeubles
ont en moyenne dix étages.
Ce lundi-là, nous sommes rentrés à la maison vers 18 heures. Jean s'est
retiré dans sa chambre, moi dans la mienne. J'ai pris les journaux pour
lire la presse du matin et je ne pensais pas le revoir avant le lendemain.
Au bout d'un moment, il sort de sa chambre, je le vois entrer dans la
mienne, à moitié assommé par le Nembutal, avec son pantalon à moitié
défait, hirsute, avec les cheveux debout, il vient sans un mot
s'installer dans un fauteuil près de mon lit. Il me regarde (je ne disais
pas un mot, j'attendais de comprendre pourquoi il n'était pas couché) et
il me dit : "Je les aime." Je dis : "Mais qui ?" Et il
me répond : "Les Palestiniens." Alors, je ris et je lui dis :
"Oui, je comprends, je crois." Il rit, se lève et rentre dans
sa chambre pour se coucher.
Là, j'ai senti qu'il était vraiment heureux d'être revenu à Beyrouth.
Et moi, j'étais soulagée de voir que c'était une bonne décision de
l'avoir amené.
Le lendemain, il m'a dit : "Ne t'occupe pas de moi, fais tes visites
comme tu veux." Cet après-midi-là, j'étais chez un ami en ville.
Jean était à la maison en compagnie de la jeune Libanaise, et j'ai
appris qu'il y avait eu une énorme explosion au siège des phalangistes.
J'ai tout de suite appelé Jean pour le rassurer et le prévenir que
j'allais rentrer car la situation était très tendue en ville. Je suis
revenue à la maison, on entendait des coups de feu partout. Nous avons eu
confirmation plusieurs heures plus tard que le siège du parti phalangiste
venait d'être dynamité et qu'il y avait plusieurs morts. Au début, ils
ont commencé par dire que le président de la République, Béchir
Gemayel, était vivant et qu'il aidait à évacuer les blessés. Puis ils
ont fini par admettre qu'il était mort dans l'explosion, et toute la
ville a été traversée comme par un choc électrique, car il venait
juste d'être élu et tout le monde avait cru que son élection signifiait
la fin de la guerre. Et cet assassinat, avec son côté spectaculaire car
le siège du parti phalangiste était très bien gardé, a beaucoup choqué
la population.
C'était donc le mardi soir. Le 14 septembre.
Le mercredi, vers 5 heures du matin (je n'ai pas dormi cette nuit-là, car
je sentais que quelque chose de terrible venait d'avoir lieu), je vois
arriver le vendeur de journaux en moto, très excité et je lui dis :
"Qu'est-ce qu'il y a ?" Il me répond : "Les Israéliens
arrivent, les Israéliens arrivent !", il jette les journaux et s'en
va très vite. Je dégringole les escaliers de l'immeuble et de l'entrée
je vois arriver les chars et les jeunes soldats israéliens, avec leur sac
à dos et leurs antennes (car ils avaient des petits postes émetteurs),
gravir la pente qui mène de la mer vers le centre de la ville, en passant
devant notre appartement. Je suis remontée très vite. Bien sûr, tous
les habitants de l'immeuble étaient paniqués, car les chars tiraient des
obus à blanc pour terroriser la ville. Jean était surexcité, il voulait
tout voir de près. Les voisins avaient verrouillé la grille de l'entrée
de l'immeuble, et Jean protestait qu'il voulait aller regarder. Alors, les
dames de l'immeuble l'ont engueulé et lui ont dit qu'il fallait que tout
le monde descende dans l'abri, et qu'il était en train de mettre tout le
monde en danger à force de vouloir rester dehors.
Les Israéliens se sont éparpillés à l'intérieur de la ville. Ils ont
divisé la ville en secteurs. Et ils ont très vite encerclé les camps
palestiniens qui sont au sud de la ville de Beyrouth.
Mercredi, tout le monde est resté terré chez soi. Quelques Libanais ont
créé des poches de résistance, mais très peu, puisque la majorité des
combattants libanais et palestiniens avaient remis leurs armes à des
postes de ramassage, selon l'accord signé entre Arafat et Habib, et
personne ne s'attendait à une nouvelle invasion de Beyrouth-Ouest.
Cette nuit-là, nous avons passé la soirée à regarder le ciel illuminé
par d'énormes fusées éclairantes, au sud de la ville, c'est-à-dire où
sont les camps. Et on ne comprenait pas ce qui se passait. Pourquoi sur
cette partie-là de la ville ? D'autant plus qu'on n'entendait ni canon,
ni mitraillettes. Le calme total. Pas d'électricité, pas une voiture
dans les rues. Un silence total, c'était effrayant, presque surréaliste.
Le jeudi, je suis sortie un peu pour aller voir dans le quartier ce qui se
passait. Je suis allée chez des amis qui avaient tenu un centre
d'informations pendant le siège de Beyrouth, devant l'université américaine.
Jean était venu avec moi ce jour-là. Nous avons vu que les gens
s'organisaient déjà en comité d'informations et ils parlaient de
patrouilles israéliennes des services de renseignements qui circulaient
dans des voitures civiles, avec des cartes d'état-major comportant des
inscriptions très précises de rues où ils voulaient faire des rafles de
militants palestiniens et libanais. Ils étaient à la recherche de caches
d'armes en ville. On m'a dit : "Toi, tu peux circuler, car comme tu
n'étais pas là pendant le siège de la ville, les mouchards qui sont en
train de dénoncer les Palestiniens parmi les habitants de Beyrouth-Ouest
ne te connaissent pas." J'avais une petite voiture, donc je pouvais
circuler facilement, pour voir si je pouvais aider les gens d'une manière
ou d'une autre.
Le vendredi soir, nous étions Jean et moi chez des voisins quand, vers 18
heures, quelqu'un a sonné à l'interphone en bas : "Descendez vite,
c'est très important." J'ai dégringolé les escaliers (il n'y avait
toujours pas d'électricité) et c'était mon amie journaliste qui nous
avait promenés le premier jour. Elle m'a dit : "Je te présente une
infirmière norvégienne, qui arrive de l'hôpital d'Akka, au camp de
Chatila. Elle a des choses terribles à dire. Il faut à tout prix que tu
arrives à faire passer un message à l'OLP : il y a un massacre dans le
camp." J'ai invité l'infirmière en question à monter chez nous.
Elle nous a raconté qu'elle travaillait depuis le début du siège de
Beyrouth à l'hôpital d'Akka, avec une équipe de médecins et
d'infirmiers scandinaves et palestiniens, et qu'elle était une volontaire
venue aider le Croissant-Rouge palestinien. Depuis trois jours ils
accueillaient des blessés avec des blessures très bizarres : de couteau,
de hache. Ces blessés étaient paniqués et disaient qu'ils ne
comprenaient pas ce qui se passait, qu'un massacre horrible avait lieu à
l'intérieur du camp. Très vite il y avait tellement de blessés qu'on ne
pouvait plus les traiter ; à peine soignés, ils repartaient comme des
fous chercher le reste de leur famille. Or, justement ce soir, des hommes
en tenue léopard étaient entrés dans l'hôpital, avaient rassemblé
tout le monde et les avaient emmenés au poste israélien, installé en
face du camp de Chatila dans trois immeubles qui appartiennent à l'armée
libanaise. En chemin, ces hommes armés avaient sorti le médecin
palestinien du rang et l'avaient abattu, malgré leurs protestations. Le
reste du groupe était composé d'étrangers qui furent emmenés au poste
d'observation israélien, où on les avertit que les phalangistes opéraient
un massacre dans le camp et qu'il fallait à tout prix qu'ils rentrent
chez eux.
Nous avons décidé, l'infirmière et moi, d'alerter aussitôt les
chancelleries étrangères de Beyrouth-Ouest, puisque normalement les
forces multinationales étaient responsables des civils palestiniens.
J'ai dit à Jean : "On va commencer par aller au consulat de
France, qui est juste en face de la maison." Jean me dit :
"Absolument pas." Je lui dis : "Il est 10 heures du soir.
On va aller, toutes les deux, seules dans la nuit ; la ville est dans
l'obscurité. Nous ne savons pas qui circule en ville, avec tous ces
miliciens armés. Tu vas nous laisser aller toutes seules à l'ambassade
de France ?" Il m'a dit : "Ce n'est pas mon travail d'aller,
moi, au consulat de France." J'étais furieuse contre lui. Nous
sommes parties toutes les deux et je n'oublierai jamais, parce que le
consul a eu le courage de nous recevoir immédiatement (car la ville était
dans un état de folie totale, personne ne pouvait faire confiance à
personne). Il a pris note de ce que lui disait l'infirmière et nous a
promis de faire quelque chose. Nous étions tellement affolées que nous
n'avons même pas pu remettre la voiture en marche. Nous sommes rentrées
à pied, je crois qu'on n'a jamais couru aussi vite de notre vie.
Nous sommes allées ensuite chez mon voisin, représentant aux Nations
unies. Il a répondu qu'il ne pouvait pas nous aider, car il craignait d'être
pris dans des tirs. Je lui ai dit : "Et le fanion des Nations unies
que vous pouvez mettre sur votre voiture ?" Mais il n'a pas voulu
s'aventurer.
Le lendemain, très tôt, nous sommes allées à l'AFP, qui avait été
le centre de presse le plus actif à Beyrouth pendant le siège, pour
convaincre les journalistes d'aller voir sur place. On était à peine
arrivées que le consul de France est entré, blême, il me regarde en
disant : "Madame Shahid, ce que vous m'avez raconté est un dixième
de ce que j'ai vu ce matin à Chatila." Je lui demande :
"Pourquoi, qu'est-ce que vous avez vu ?" Il me répond :
"J'ai vu des amoncellements de cadavres, j'ai vu des familles entières
assassinées devant leur télévision, je n'ai pu traverser certaines rues
car elles sont jonchées de cadavres." Il a insisté pour que les
journalistes partent tout de suite. Puis il a aperçu le représentant de
la Croix-Rouge internationale, il s'est emporté et lui a dit :
"Qu'est-ce que vous attendez pour lancer un appel international ? Un
massacre vient d'avoir lieu, il y a des centaines de cadavres qui
pourrissent déjà au soleil et vous n'avez encore rien fait." Alors
le représentant de la Croix-Rouge s'est installé à une table devant
lui, et il a rédigé le premier appel international que la Croix-Rouge
ait lancé. Les journalistes se sont rendus sur place et la nouvelle a
commencé à circuler.
Je suis repassée à la maison et, avec Jean et deux journalistes américains,
nous avons essayé de nous approcher du camp. Pour se donner plus de
chances, nous nous sommes séparés et Jean est resté avec les Américains.
Malheureusement, les soldats israéliens les ont refoulés. De mon côté
je suis allée vers l'hôpital de Gaza où le reste de l'équipe
d'infirmiers et de médecins étrangers aidaient encore le Croissant-Rouge.
On ne m'a pas laissée arriver à Gaza, car samedi, en fait, les massacres
continuaient.
Le dimanche matin, nous avons essayé de nouveau et là, vers 10 heures,
nous avons pu enfin pénétrer dans le camp. Jean est entré d'un côté
avec les journalistes et moi je suis allée à l'hôpital de Gaza où les
médecins qui restaient étaient évacués par l'armée israélienne.
C'est là qu'on a découvert la taille, l'ampleur du massacre. Et on a
compris que cela durait depuis trois jours, sous la surveillance de l'armée
israélienne qui lançait des fusées éclairantes toute la nuit. Les
armes utilisées étaient la plupart du temps des poignards, des canifs,
des haches et c'est pour ça que personne ne s'était aperçu de rien, car
on n'entendait pas de tirs. Les gens se terraient ; ils restaient sur
place et se cachaient dans des abris. Ils n'ont pas pu se prévenir les
uns les autres, puisque la stratégie était de diviser le camp en
quartiers, de regrouper les tueurs en équipes indépendantes, chacune étant
menée par un dirigeant local des forces libanaises et du parti
phalangiste. Donc, les quartiers étaient isolés les uns des autres et
c'est pour cela que la plupart des habitants sont morts sur place.
Ed.
Solin, Actes Sud Babel n°105, avril 1994
Source: www.actes-sud.fr
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