LETTRE
OUVERTE A JEAN-CHRISTOPHE
RUFIN :
JE SUIS UN ANTISÉMITE
La
lecture du rapport Rufin m’a enfin ouvert les yeux. L’heure n’est
plus aux euphémismes, aux rationalisations et aux tergiversations. Il
nous faut désormais, moi et, je suppose, tous ceux qui partagent des
opinions analogues, regarder la réalité en face. Pourquoi le cacher ?
Nous sommes tous des antisémites. En tout cas, en ce qui me concerne, il
est désormais clair que je suis un antisémite dans la mesure où je suis
globalement d’accord avec les opinions qui suivent :
“Aujourd'hui,
la nation israélienne s'appuie sur un échafaudage de corruption, lui-même
posé sur des fondations d'oppression et d'injustice. En tant que telle,
la fin de l'entreprise sioniste est déjà à notre porte. Il existe une
vraie probabilité que notre génération soit la dernière génération
du sionisme. Il se peut qu'il y ait un État juif, mais il sera d'un autre
genre, étrange et affreux. [S] Il apparaît que ces deux mille ans de
lutte du peuple juif pour sa survie se réduisent à un État de colonies,
dirigé par une clique sans morale de hors-la-loi corrompus, sourds à la
fois à leurs concitoyens et à leurs ennemis. [S] Une structure
construite sur de l'insensibilité à l'Homme s'effondrera d'elle-même,
inévitablement. Prenez bien note de cet instant: la superstructure du
sionisme s'effondre déjà [S]..
Seuls
les fous continuent à danser en haut de l'immeuble, alors que les piliers
s'effondrent.”
Avraham
Burg
membre du parti travailliste israélien
ex président de la Knesset
“La vérité
déprimante, c’est que le comportement actuel d’Israël n’est pas
seulement néfaste pour les États-Unis, bien qu’il le soit indéniablement.
Il n’est même pas seulement néfaste pour Israël lui-même, comme de
nombreux Israéliens le reconnaissent tacitement. La vérité déprimante,
c’est qu’Israël est néfaste pour les Juifs.”
Tony
Judt
historien juif anglo-américain libéral se réclamant de Raymond Aron et
de François Furet.
“Je
ne suis pas psychologue, mais je crois que quiconque vit avec les
contradictions du sionisme est condamné tôt ou tard à sombrer dans la
folie..
Il est
impossible de vivre comme cela. Il est impossible de coexister avec une
injustice aussi terrible. Il est impossible de vivre avec des critères
moraux aussi contradictoires. Quand je contemple non seulement les
colonies, l’occupation et la répression, mais aussi le mur démentiel
derrière lequel les Israéliens tentent de se cacher, j’en viens à la
conclusion qu’il y aquelque chose de très profond dans notre attitude
à l’égard du peuple autochtone de cette terre qui nous fait complètement
délirer.”
Haïm
Hanegbi
israélien
membre du mouvement pacifiste Gush Shalom.
A
quelques nuances près, donc, je souscris largement à ces propos et à
bien d’autres de la même eau que je lis régulièrement dans la presse
israélienne en anglais, car, comme tous les antisémites, je suis obsédé
par ce que font et disent les Juifs et Israël. En raison de mes activités
professionnelles et militantes, je suis aussi obsédé par pas mal
d’autres choses qui n’ont rien à voir avec les Juifs et Israël et je
lis très régulièrement des organes de presse américains, britanniques,
italiens, espagnols, mexicains, brésiliens, argentins, péruviens,
boliviens, équatoriens et, à l’occasion, tchèques, mais ce n’est
pas une excuse. Du seul fait de ce “goût étrange pour le peuple
Juif”, comme dit Roger Cukierman, je suis quand même un antisémite. De
fait, quelle autre raison pourrait avoir un intellectuel goy français de
lire Haaretz qu'un antisémitisme sournois ?.
En
outre, pour bien saisir la perversité de mon antisémitisme, il faut
savoir qu'il se masque derrière une apparence de déconstruction
fallacieuse du discours antisioniste vulgaire. Dans un ouvrage publié par
les éditions La Découverte* (éditeur crypto-antisémite qui masque lui
aussi hypocritement ses activités antisionistes répugnantes par la
publication d'ouvrages
d'auteurs
sionistes comme Mitchell Cohen ou même Theodor Herzl en personne, sans
parler de nombreux ouvrages consacrés à la Shoah), j'écrivais ainsi :
“Le
sionisme n’est pas le fruit d’un sinistre complot impérialiste, mais
un mouvement d’auto-émancipation des masses juives d’Europe centrale
et orientale et une critique politique et culturelle des illusions
assimilationnistes répandues en Occident - critique que la première
moitié du XXe siècle européen justifiera pour bonne part, et de façon
tragique.”
Je
dénonçais par ailleurs le “simplisme de certains discours
pro-palestiniens, qui participent de la pensée pieuse dont se nourrit un
gauchisme doloriste et manichéen” et j'ajoutais, feignant de
critiquer la diabolisation unilatérale d'Israël :
“Parfois
décrit comme le Opéché originel’ d’Israël, ce passé [à savoir
les excès de la guerre d'Indépendance et l'expulsion de 700 000
Palestiniens] n’est pourtant pas plus coupable que celui, point très éloigné,
de bien des membres tout à fait respectables de la communauté
internationale.”
Enfin,
je me prononçais vigoureusement contre toute complaisance à l'égard des
actes antijuifs :
“Ses
agresseurs [ceux d'un jeune collégien juif], tous comme ceux qui s’en
prennent à des symboles ou des institutions de la communauté juive, sont
au mieux de jeunes fier-à-bras
écervelés,
au pire de petits crétins racistes. Les autorités de la République, pas
plus que l’administration scolaire, ne sauraient tolérer de tels dérapages
au nom de je ne sais quelle complaisance tiers-mondiste ou de la
susceptibilité des populations immigrées.”
Bien
entendu, aucun “décrypteur” intelligent de mon discours
antisioniste ne se laissera prendre à ces pitoyables manoeuvres de
diversion. Comme le déclarait il y a quelque temps un spectateur
enthousiaste du film de Jacques Tarnéro à un journaliste de Libération
:
“Maintenant,
il y a des antisémites qui reconnaissent la Shoah, ça ne prouve rien en
leur faveur !”
Grâce
au travail pionnier d’analyse symptômatologique effectué par les
courageux déconstructeurs de la “nouvelle judéophobie”, on
devinera sans peine que ces propos cauteleux rédigés par ma plume
machiavélique ne sont que la preuve que je suis prêt à tous les
compromis de surface pour faire passer mon message antisioniste-antisémite
de délégitimation insidieuse d'Israël et, par conséquent, de légitimation
subreptice des incendies de synagogues, des profanations de cimetière et
des pogroms de demain.
Car
il faut bien comprendre la manœuvre. S’opposer, par exemple, à la
diabolisation unilatérale et à la “nazification” d’Israël pour la
simple et vulgaire raison qu’elle serait empiriquement indéfendable et
qu’elle reflèterait la mauvaise foi ou l’imbécillité de l’infime
poignée d’ultra-gauchistes tarés et/ou d’islamo-fascistes délirants
qui la pratiquent, et non pas parce qu’elle serait sacrilège en soi,
c’est précisément légitimer par la bande la comparabilité historique
de tout avec tout, et en particularité celle de l’incomparable et
intouchable Israël. Les gens qui, comme moi, se plaisent à couper les
cheveux en quatre et feignent d’attribuer une certaine pertinence
historique au sionisme et de reconnaître le droit à l’existence d’Israël
tout en soumettant les pratiques de cet État à une sociologie
comparative de l’oppression et de la domination hypocritement “nuancée”,
les gens qui, comme Dominique Vidal, ratiocinent avec une fausse innocence
épistémologique pour savoir dans quelle mesure les pratiques de l’Etat
juif ressemblent ou ne ressemblent pas à celles de l’apartheid
sud-africain, sont donc des antisémites sournois bien plus dangereux que
les simples négationnistes et judéophobes déclarés.
Une
autre raison pour laquelle il est clair que je suis un antisémite “par
procuration”, selon la jolie formule de Jean-Christophe Rufin, c’est
que je n’ai même pas honte. Je suis en effet favorable à une offensive
intellectuelle agressive et sans pitié contre le chantage idéologique
permanent
exercé en France par une poignée d’intellectuels juifs et non juifs.
Je suis un antisémite parce que je refuse de me laisser intimider et de
faire acte de contrition. Je suis un antisémite parce que j’éprouve la
plus profonde admiration intellectuelle et humaine pour des gens comme,
par exemple, Rony Brauman, Daniel Lindenberg ou Pierre Vidal-Naquet –
intellectuels
aux options politico-idéologiques par ailleurs assez différentes mais
qui, comme chacun sait, ont en commun d’être de typiques Juifs honteux
et d’ignobles “self-haters”. Je suis un antisémite parce que je me
solidarise avec eux et avec bien d’autres, juifs et non juifs, qui
partagent des positions analogues. De la même façon, et pour les mêmes
raisons, je suis un antisémite parce que que j’éprouve le plus profond
mépris pour Alexandre Adler, Alain Finkielkraut, Jacques Tarnéro,
Pierre-André Taguieff et bien d’autres, juifs et non juifs, qui
partagentles objectifs de leur campagne hystérique contre la “réprobation
d’Israël”.
Je
ne ressens pas par rapport à ces derniers une simple divergence
d’opinion. Je ne les perçois pas comme des gens qui sont seulement en désaccord
avec moi, mais comme des propagandistes manipulateurs qui pratiquent le
chantage victimiste sournois et le lynchage moral comme méthode de débat
permanent. Le fait que leur volonté de salir systématiquement leurs
adversaires ait parfois des effets d’intimidation sur des personnes
parfaitement honnêtes n’est que la preuve de leur dangerosité..
Pour
moi, ces intellectuels sont moralement du même acabit que les compagnons
de route du totalitarisme, les virtuoses staliniens de la dénonciation de
la “complicité objective” avec la réaction, les sophistes
justificateurs du “bilan globalement positif” de l’Union soviétique
ou, pour un exemple plus contemporain, l’inénarrable Ignacio Ramonet léchant
les bottes du dictateur Castro sous prétexte que l’ennemi de mon ennemi
est mon ami. Ces gens-là ne méritent pas notre respect. Ils ont failli
comme intellectuels et, en mettant la mission qui lui a été confiée au
service de cette propagande de bas étage, Jean-Christophe Rufin a lui
aussi gravement failli à l’éthique du service public.
Comme
les idéologues monomaniaques dont le rapport Rufin se fait subrepticement
l’écho sont des malades ou des salopards, et souvent les deux à la
fois, il faut les traiter comme tels, et cesser d’être sur la défensive.
Il faut les attaquer publiquement et casser leur sophistique
misérable
(qui ferait d’ailleurs rire pas mal de gens en Israël, où on est
nettement plus lucide et autrement moins tortueux) sans inhibition. Il
faut cesser d’être tétanisé, il ne faut pas ou plus se demander “mais
si je dis ça, malgré ma bonne volonté, est-ce que ça ne risque pas
d’être interprété comme un discours antisémite, ou comme un
raisonnement qui m’entraîne sur la pente glissante’ ?”.
Il
n’y a pas de pente glissante, il y a les faits, leur interprétation
empiriquement contrôlable et la recherche de la vérité qui s’effectue
à travers elle. Et il n’est pas de vérité, partielle ou synthétique,
transparente ou complexe, qui ne serait pas bonne à dire ou à écrire
sous prétexte qu’elle “faciliterait” le “passage à l’acte”
de crétins et d’illuminés qui, de toutes façons, ne se soucient pas
de la vérité et ne fréquentent pas les lieux où elle se cherche et s'énonce.
Il
y a des moments dans l'histoire où l’honneur de l'esprit mérite d'être
défendu, y compris face aux formes d'ignominie intellectuelle qui se
drapent dans la vertu dénonciatrice et dans la parodie cynique d’une
moralité supérieure. C’est aujourd’hui toute une collectivité
humaine et
politico-intellectuelle
(le mouvement altermondialiste, les Verts, l’extrême-gauche et par
association, tous ceux qui, réformistes, sociaux-démocrates ou libéraux,
partagent telle ou telle de leur position sur le conflit israélo-palestinien)
qui est mise sur la sellette en bloc, jugée en termes de responsabilité
collective et mise en demeure d'abjurer des convictions certes
parfaitement discutables dans les détails, voire parfois simplificatrices
dans leur formulation sténographique, mais malheureusement largement fondées
pour l’essentiel. Et quand cette mise en demeure se fait au nom d’un
phantasme idéologique concocté par une petite mafia de pervers qui
vivent de la promotion d’un narcissisme communautaire paranoïaque
(heureusement loin d'être hégémonique chez les Juifs de France) et de
la pornographie mémorielle au service d’une raison d'Etat coloniale
sans vergogne, il est de notre devoir de réagir**.
C’est
pour cela que, si c’est là le prix de cette bataille pour la vérité
et la dignité, j’accepte qu’on me colle l’infamante étiquette et
je ne chercherai pas à dissimuler ce qui, désormais, crèvera les yeux
de tous mes lecteurs de bonne foi : oui, encore une fois, je suis un antisémite.
Marc
Saint-Upéry (éditeur, journaliste et traducteur).
*AA.VV.,
Antisémitisme: l’intolérable chantage. Israël-Palestine, une affaire
française ?, La Découverte, Paris, 2003.
**
Bien qu’elle révèle nettement mon obsession antisémite (et, très
probablement, mon négationnisme larvé), la notion de “pornographie mémorielle”
n’est pas de moi, mais de l’historienne israélienne Idith Zertal,
auteure de Death and the Nation. The Holocaust in Israel's Discourse and
Politics (Dvir, 2003 ; à paraître aux Editions La Découverte).
|