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Palestine
: quelles perspectives ? Bertrand
Badie Conférence
donnée à l’Institut d’Etudes Politiques par
M. Bertrand Badie,
professeur à Sciences PO-Paris,
mercredi 19 janvier 2004. (1).
Vu l’originalité,
la pertinence et surtout la gravité de l’exposé, nous avons souhaité
le porter à la connaissance d’un large public. Nous remercions M.Badie
de nous en avoir accordé l’autorisation. Silvia
Cattori, février 2005 Ce conflit israélo-palestinien n’est pas
comparable aux autres. Il ne s’agit pas d’un conflit entre deux Etats.
C’est le conflit d’un Etat contre un peuple, d’une puissance
institutionnalisée économiquement forte contre des acteurs sociaux très
largement démunis. C’est un des derniers conflits coloniaux. Un
conflit où l’exceptionnalité de l’occupant est de ne pas avoir une
lointaine métropole. Le colonisateur est l’Etat d’Israël. Il a annexé
78 % du territoire et en a laissé, de fait, 22 % aux colonisés. Tout le
monde joue sur cette ambiguïté. La situation est aggravée par l’asymétrie.
La bi-polarité avait donné à la Palestine un semblant de puissance. La
disparition de la bi-polarité a distendu les rapports entre les
Palestiniens et les Etats Arabes qui garantissaient un semblant de
puissance au mouvement palestinien. Aujourd’hui les Palestiniens n’ont
plus de superpuissance à leur côté. Et l’Europe s’éloigne du champ
moyen-oriental avec la fin de la bi-polarité. La chose grave qui me préoccupe est cette disparition d’un équilibre de puissance. Les Palestiniens se retrouvent orphelins de Puissance, condamnés à disparaître du jeu international classique, obligés donc de se réfugier dans des formes nouvelles et dangereuses de violence. Or, ce phénomène, évident et facile à observer,
est nié par le système international, ce
qui l’aggrave. Et ceci est quelque chose qui frappe lorsque
l’on étudie la diplomatie mondiale sur le conflit israélo-palestinien.
Ce qui est
préoccupant est de constater que cette asymétrie fondamentale que
nous devons avoir bien présente à l’esprit pour comprendre ce
conflit est niée par la communauté internationale. Niée de deux manières. Premièrement elle est niée par cette dynamique de
la Communauté internationale qui introduit toujours cette fausse symétrie. Il y a ce discours qui m’étonne beaucoup quand on
parle de la crise du conflit israélo-palestinien. Il consiste à dire :
il faut que chacun fasse preuve de bonne volonté. Il faut que chacun y
mette du sien. Il faut que chacun fasse un pas vers l’autre. Il faut,
d’une part qu’Israël soit plus modéré, mais il faut aussi que les
Palestiniens renoncent à la violence. C'est-à-dire que tout le jeu diplomatique
international, aux Etats-Unis, mais également en Europe comme dans
l’enceinte des Nations Unies, repose sur la proclamation de cette symétrie,
que chacun y mette du sien, que chacun fasse un pas vers l’autre ! Or, précisément, ce que je voudrais dire, est que
dans une situation en réalité asymétrique, dans une situation qui prive
les Palestiniens de puissance, qui prive le mouvement palestinien de
puissance, cette symétrie proclamée ne fait aucun sens. On ne peut pas demander la même chose - en grammaire
des relations internationales si vous me permettez l’expression - à un
Etat, et à un non-Etat. On ne peut pas demander la même chose à
quelqu’un qui a tout et à quelqu’un qui n’a rien. Ceci est
extraordinairement dangereux. Car c’est une source de violence, de
radicalisation de la violence. Deuxièmement, le symptôme de la négation par le
système international de l’asymétrie de puissance dont est victime le
mouvement palestinien, est la suspension du multilatéralisme. Tout se passe comme si le jeu multilatéral était
fait pour tout le monde, sauf pour l’Etat d’Israël. Tout se passe
comme si il y avait un article secret de la charte des Nations Unies, qui
dispense un Etat membre des Nations Unies de l’obligation de respecter
les résolutions du Conseil de Sécurité. Cette suspension du multilatéralisme est d’autant
plus préoccupante, dans un contexte où précisément la seule façon de
sortir de cette aporie de l’impuissance est d’avoir le soutien du
multilatéralisme, et où la seule chance de la communauté internationale
pour équilibrer ce déficit de puissance est précisément de réintroduire
le multilatéralisme. On est dans une situation de blocage complet. Blocage
qui se voit autant dans la capacité de veto qu’ont les Etats-Unis, que
dans ce formidable isolement des Etats-Unis flanqué de la Micronésie et
de Paanao lors du dernier vote à l’Assemblée générale des Nations
Unies. Vote qui n’a, là aussi, aucune signification car les votes de
l’Assemblée générale n’ont pas d’effet exécutoire. Ce qui est un
grand problème. Il y a un autre problème que je vois apparaître
dans l’évolution géo-politique : c’est la crise montante du
nationalisme. Il faut rappeler que l’un des contreforts de l’existence
passée du Mouvement palestinien, c’était quand même l’arme du
nationalisme ; c’était la grande époque du nationalisme arabe qui
mobilisait, structurait la géo-politique régionale. Dans les années cinquante et soixante, les vrais
piliers solides de l’ordre proche- oriental étaient ceux du
nationalisme. Il structurait les régimes, il mobilisait les individus. On est entré maintenant dans un autre monde dans
lequel le nationalisme perd de sa crédibilité. Il y a une régression
du nationalisme dans le monde, pas besoin de développer là dessus,
c’est quelque chose qui est connu et dont les conséquences ne sont pas
suffisamment prises en compte. Au moment où le nationalisme ne mobilise plus, il ne
faut pas s’étonner que les diplomaties d’état dans le monde arabe,
aient du mal à se définir par rapport à la question palestinienne et
qu’il soit tellement difficile aussi pour le mouvement palestinien de
construire ou reconstruire son identité. Je dirais même que le nationalisme palestinien,
devenu une aporie suite à l’échec du processus d’Oslo notamment,
conduit peu à peu à donner une surprime à ceux qui jouent d’autres
cartes que le nationalisme et, bien entendu, apparaît ici cette
compensation du nationalisme que constitue l’identitarisme et,
effectivement, la montée de mouvements de type islamiste. Un autre paramètre que nous devons prendre en compte
est l’immense danger que constitue, non pas le processus d’Oslo, mais
ce que j’appelle le processus d’échec d’Oslo. Ce processus d’Oslo
- en quoi je ne croyais pas dès 1993 - est finalement apparu comme
extraordinairement coûteux, pour une raison qui est très importante :
c’est qu’Oslo avait marqué un début d’institutionnalisation du
mouvement palestinien avec la création de l’Autorité palestinienne et
que l’échec d’Oslo a marqué quelque chose dont le mouvement
palestinien n’avait pas besoin ; à savoir un processus de désinstitutionalisation. Le mouvement palestinien, le monde palestinien, le
peuple palestinien - vous voyez, parfois j’hésite même à trouver le
mot juste - se trouve victime des effets pervers du processus
d’institutionnalisation. Cela est quelque chose de bien connu de la
science politique. Je ne veux pas jouer les pédants, mais la science
politique vous explique qu’à partir du moment où une société se désinstitutionnalise
qu’est-ce qu’elle devient ? Elle devient une foule. Société
moins institution, égale foule. Le phénomène est très dangereux. Car une fois livré
à lui-même, un peuple qui est en quête de son émancipation et de sa
liberté, risque de produire de la violence. Mais un peuple, qui est victime, qui a commencé à
entrer dans une logique institutionnelle et qui ensuite est frappé de désinstitutionalisation,
connaît quelque chose de beaucoup plus inquiétant qui est le passage à
l’état de foule. Quand vous êtes une société, si on démantèle les
institutions de façon systématique, si on vous prive d’institution, on
vous fait perdre toute crédibilité, toute signification nationale ou
internationale. Dès lors, vous entrez dans une logique de foule. Cette
logique de foule n’est compensable que, justement, par l’identitarisme.
Et, là aussi, c’est à nouveau le nationalisme palestinien qui s’en
trouve affaibli au profit des mouvements d’inspiration fondamentaliste. Je termine par un dernier paramètre. Ce que j’ai décrit
en termes, veuillez m’en excuser, plutôt pessimistes et inquiets,
aboutit aujourd’hui à mettre en lumière de constats. Premier constat. Tout ce
que je viens d’exposer, de façon un peu schématique et brève, tend à
produire de façon, hélas, banale, quelque chose qui est de moins en
moins de la violence politique et de plus en plus de la violence sociale.
C'est-à-dire une violence qui est de plus en plus difficile à encadrer,
à institutionnaliser, à organiser. La violence politique est une violence qui est pensée
par une organisation politique à des fins politiques. Elle peut être la
violence d’un Etat contre un autre Etat, une guerre interétatique
classique. Mais elle peut être aussi la violence conduite par une
organisation de libération en vue de s'émanciper
d'une domination. La violence sociale, est tout autre chose. C’est
une violence qui se produit dans un contexte de désinstitutionalisation,
de perte de capacité des organisations. Donc, la violence sociale, est quelque chose
d’individuel, quelque chose de non contrôlable, quelque chose de non maîtrisable.
Quelque chose qui est intimement lié à un certain nombre de facteurs que
le sociologue Durkheim a su étudier : l’humiliation et la
frustration. L’humiliation et la frustration créent un manque
d’intégration sociale ; le manque d’intégration sociale produit
de la violence sociale, ce que Durkheim appelle l’anomie. Hélas nous en
sommes là. Si je cite Durkheim, ce n’est pas par hasard. Il a
écrit un livre à propos des effets de la violence sociale et nationale
et à propos de la violence anomique : c’est le suicide.
Effectivement cette découverte du suicide comme instrument d’action
violente va tout-à-fait dans le sens d’une violence qui n’en est plus
au stade politique mais au stade de la production sociale. C’est quelque
chose que je considère comme très dangereux car, ni canalisable, ni maîtrisable. Deuxième constat. C’est de la folie de répondre à cette violence
sociale montante par des pulsions de puissance et par la coercition. Voilà
où nous en sommes. C'est-à-dire,
d’un côté l’Etat, en face le non-Etat et la désinstitutionalisation.
Du côté de la désinstitutionalisation, une violence sociale à laquelle
on répond par la puissance et la coercition. Ceci m’amène à deux
constatations pour conclure. Premièrement.
On n’a jamais vu dans l’histoire du monde une puissance qui
parvient à arrêter la violence sociale. Cela n’a jamais existé. Ce
n’est pas possible. C’est une équation impossible. Je me permets
d’apporter très modestement mes connaissances de sociologue pour dire :
M. Sharon, vous n’arriverez pas, ce n’est pas possible. L’idée que
l’on puisse utiliser les instruments de la coercition pour contenir une
violence sociale, elle-même produite par l’humiliation et la
frustration, c’est quelque chose d’impossible Deuxièmement.
Trois fois hélas et c’est l’un des paramètres les plus pénibles du
conflit actuellement : la puissance, telle qu’elle est déployée
par l’Etat d’Israël, fonctionne dans le court terme. Pourquoi ?
Parce que les territoires soumis à un contrôle de puissance et
coercitif, sont discontinus et donc, techniquement, contrôlables dans le
court terme. On s’aperçoit que l’Etat d’Israël dans sa
configuration actuelle, est davantage protégé par les effets de la
violence qu’hier. Mais c’est à court terme. Donc, à court terme cela permet à Israël, de
reproduire l’illusion de la puissance, pour être réélu et, en tous
les cas, pour vendre de la sécurité à un électorat et une population
crédules. Mais, à moyen terme et à long terme, cela ne peut pas
marcher. A moyen et long terme cette violence sociale, très
conjoncturellement contenue, s’aggrave, se renforce et, ce que je
crains, c’est que de cet effet de renforcement et d’in compassion
naisse quelque chose de bien plus terrible encore. En conclusion : ces élections, ce discours, ce
pari de Mahmoud Abbas qui peut être un pari courageux, et qui consiste à
dire « on va renoncer à la violence et sur la base de cette
renonciation on va renouer le fil du dialogue », j’aimerais bien
pouvoir y croire. Mais je suis sceptique pour les raisons que j’ai
avancées et je suis sceptique aussi par le fait que dans cette situation
d’asymétrie où il se trouve plongé, sans violence, le peuple
palestinien est dans une situation de totale faiblesse. En face de lui on vous explique qu’il n’est pas
question de changer quoi que ce soit. Et, s’il n’est pas question de
changer, ce que l’on veut imposer aux Palestiniens est un contexte dans
lequel le refus de changer reçoive au moins l’adhésion tacite et
pacifique de l’adversaire. C’est quand même une très cruelle équation. Pardon de ces éléments de conclusion qui ne prêtent
pas à l’optimisme. Fin Février 2005. (1) Conférence
enregistrée par Silvia Cattori à l’Institut d’étude politiques de
Paris. M.
Badie intervenait à l’invitation des étudiants palestiniens en France
(associations Adala et GUPS). M.
Badie est l'auteur,
entre autre, de L'État importé (1992), La Fin des territoires
(1995), Un monde sans souveraineté (1992), La Diplomatie des droits de
l'homme (2002) Impuissance de la puissance. Essai sur
les nouvelles relations internationales
(2004) Editions Fayard.
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Ce texte n'engage que son auteur et ne correspond pas obligatoirement à notre ligne politique. L'AFPS 59/62, parfois en désaccord avec certains d'entre eux, trouve, néanmoins, utile de les présenter pour permettre à chacun d'élaborer son propre point de vue." |
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