AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP |
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The Guardian, 26.01.2005 Depuis
que des insurgés se font exploser en Israël et en Irak, on tait les
significations des attentats à la bombe kamikazes. A l’instar des grévistes
de la faim, les kamikazes n’ont pas nécessairement un ticket avec la
mort. S’ils se tuent délibérément, c’est parce qu’ils ne voient
aucune autre manière d’obtenir justice ; et le fait même
qu’ils doivent faire cela est partie constitutive de l’injustice. Il
arrive que l’on agisse d’une manière qui rend sa propre mort inévitable,
sans effectivement la désirer. Les malheureux qui se sont précipités
du haut des gratte-ciel du World Trade Center afin d’échapper à leur
inéluctable incinération vivants n’aspiraient pas à la mort, même
s’ils n’auraient pu en aucune manière l’éviter. Généralement,
les suicidaires non-politiques sont des gens à qui leur existence a
fini par sembler dénuée de valeur et qui ont, de ce fait, besoin
d’en finir au plus vite. Les martyrs sont plus ou moins à l’exact
opposé de ceux-ci. Des personnes telles Rosa Luxemburg ou Steve Biko
ont renoncé à ce qu’ils considéraient avoir de plus précieux –
leur propre vie – au service d’une cause encore plus noble. Les
martyrs ne meurent pas parce qu’ils considèrent la mort désirable en
soi, mais au nom d’une vie plus abondante, plus pleine qu’ils ne la
voient autour d’eux. Les
kamikazes qui se font sauter avec leur bombe, eux aussi, meurent au nom
d’une vie meilleure pour autrui ; il est exacte qu’à la différence
des martyrs, ils emmènent d’autres, avec eux, dans la mort. Si le
martyr fait le pari que le sacrifice de sa propre vie amènera un avenir
de justice et de liberté, le kamikaze, quant à lui, mise votre vie
avec la sienne propre. Mais l’un comme l’autre pensent qu’une vie
n’est digne d’être vécue que si elle comporte une dimension pour
laquelle il vaille la peine de mourir. Dans cette théorie, ce qui donne
sens à la vie, c’est ce à quoi vous êtes prêt à renoncer pour
elle. Cela s’appelait jadis : « Dieu ». De nos jours,
c’est plus connu sous le nom de Patrie. Pour les islamistes radicaux,
c’est les deux à la fois. Inséparablement. Vous
faire sauter la tronche pour des raisons politiques, c’est un acte
symbolique complexe, un acte qui mêle désespoir et défi. Cet acte
proclame que même la mort est préférable à votre vie misérable.
L’acte de dépossession de soi écrit en lettres dramatiquement
capitales la dépossession de soi à quoi se résume votre existence
ordinaire. Porter une main violente sur vous-même, voilà qui est une
image de ce que votre ennemi vous fait déjà, de toute façon.
Simplement, elle est un peu plus frappante. En même temps, le kamikaze
impose un contraste entre l’autodétermination extrême impliquée par
le fait de supprimer sa propre vie et l’absence d’une identique
autodétermination dans sa vie de tous les jours. S’il pouvait vivre
de la manière qu’il a de mourir, il n’aurait pas besoin de mourir.
Au moins : sa vie peut lui appartenir, d’où son sentiment de
liberté. La seule forme de souveraineté qui vous est laissée, c’est
le pouvoir de choisir votre mort à votre guise. Le suicide, comme l’a
diagnostiqué Dostoïevski, signifie la mort de Dieu, puisqu’en vous
suicidant, vous usurpez son monopole divin sur la vie et la mort.
Pourrait-il exister forme plus vertigineuse d’omnipotence que celle
consistant à en terminer avec vous-même, pour les siècles des siècles ? Les
kamikazes et les grévistes de la faim ne pensent qu’à une chose :
faire d’une faiblesse un pouvoir. Parce qu’ils sont prêts à mourir
alors que leurs ennemis ne le sont pas, ils remportent sur leurs ennemis
une victoire morale. Le summum de la liberté, c’est de ne pas
redouter de mourir. Si vous n’avez plus peur de la mort, aucun pouvoir
politique ne saurait avoir prise sur vous. Des gens n’ayant plus rien
à perdre sont profondément dangereux. Mais les kamikazes volent aussi
à leurs adversaires le seul aspect d’eux-mêmes qu’ils ne sauraient
contrôler : leur propre corps. En privant leurs tourmenteurs et maîtres
de cette partie manipulable d’eux-mêmes, ils deviennent invulnérables.
Rien n’est moins maîtrisable que rien. S’écoulant tels du sable
impalpable entre les doigts du pouvoir, qui se retrouve impuissant et
ridicule à essayer de les attraper en vain, les kamikazes le
contraignent à trahir sa propre vacuité. C’est là, à n’en pas
douter, une victoire à la Pyrrhus. Mais cette victoire à la Pyrrhus
proclame que ce que votre ennemi ne saurait anéantir, c’est votre
volonté d’auto-annihilation. A l’instar du héros de la tragédie
classique, le kamikaze s’élève au-dessus de sa propre destruction
par la résolution même avec laquelle il s’y adonne. Pour
le kamikaze, le jour où il se fait sauter en lambeaux de chair dans un
marché bondé représente vraisemblablement l’événement historique
le plus important de toute son existence. Rien, dans sa vie – pour
citer Macbeth – ne saurait lui procurer un plaisir plus grand que de
la quitter. C’est à la fois son triomphe et sa défaite. Aussi misérable
et appauvri soient-ils, la plupart des hommes et des femmes disposent
d’un pouvoir formidable : le pouvoir de mourir de la manière la
plus dévastatrice possible. Et non seulement de mourir de la manière
la plus dévastatrice possible, mais aussi de la manière la plus surréaliste
possible. Il y a un petit goût de théâtre d’avant-garde, dans cet
acte horrifiant. Dans un ordre social qui semble de plus en plus sans
profondeur, de plus en plus transparent, rationalisé et instantanément
communicable, le massacre brutal de l’innocent, comme quelque
happening dadaïste, défigure l’âme tout autant que le corps.
L’assaut atteint le sens, et pas seulement la chair. C’est un acte
ultime de dé-solation, qui transforme le quotidien en monstruosité méconnaissable. [* Terry Eagleton enseigne la théorie culturelle à
l’Université de Manchester]
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Ce texte n'engage que son auteur et ne correspond pas obligatoirement à notre ligne politique. L'AFPS 59/62, parfois en désaccord avec certains d'entre eux, trouve, néanmoins, utile de les présenter pour permettre à chacun d'élaborer son propre point de vue." |
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