AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   



Entretien avec Guy Elhanan

Propos recueillis par Pierrette Iselin et Marc-André Weber

Au premier abord, Guy Elhanan semble réservé. Mais une fois la communication établie, il fait preuve d’une détermination qui incite au respect. Son vécu aurait pu le mener sur des chemins bien différents mais, à l’image de sa famille, il a choisi de rester inflexible dans la recherche d’une paix juste et dans la critique du gouvernement israélien.

Le texte qui suit devait être une interview. Cependant, au vu de la solidité du discours de Guy Elhanan, le résultat se passe fort bien de questions. Guy Elhanan a rebondi sur nos remarques, parfois précisé ses vues, mais surtout, a peint librement l’image du conflit et de sa fin, tels qu’il les perçoit.

Présentations

Je m'appelle Guy Elhanan, j'ai 25 ans, je fais des études théâtrales et je suis membre du « Courage de refuser » et du « Forum israélo-palestinien des familles endeuillées ».

Mon parcours concernant la situation en Israël et le conflit commence en 1997, quand j’ai commencé mon service militaire et qu’un mois plus tard, j’ai perdu ma sœur dans un attentat suicide à Jérusalem. Après cet événement, j’ai eu un parcours militaire assez particulier, un parcours qui ne ressemble pas à celui des autres soldats, parce que l’armée m’a accordé un statut spécial, en tant que « frère endeuillé ». C’est un statut qui m’octroyait plusieurs types de facilités qui me distinguaient des autres et donc, ces trois ans ont été une période de lutte continuelle - je vous expliquerai pourquoi - à la fin de laquelle j’étais fini, épuisé. Alors, j’ai quitté Israël, sans vraiment savoir où j’allais. Je savais que j’avais de l’intérêt pour les domaines du théâtre, de la musique et de la création, intérêt que j’ai toujours eu. Mais mon but était surtout de m’en aller pour un certain temps. La raison en était que j’étais désespéré par la société israélienne : je ne pouvais pas y trouver un partenaire israélien pour faire la paix. En effet, j’ai toujours considéré que le premier pas vers la paix devait venir du côté colonisant, du côté occupant, du côté le plus fort au niveau économique et militaire, bref, du côté israélien. A cette époque, où Benyamin Netanyahou, puis Ehud Barak étaient au pouvoir, je n’ai pas vu d’espoir. Ensuite, en 2000, comme vous savez, ce fut le début de la deuxième Intifada et peu après, Sharon a gagné les élections, ce qui a encore aggravé ma déception vis-à-vis de ce pays, de cet Etat et de ce peuple. J’ai alors décidé de m’établir en tant que citoyen de monde et plus seulement en tant que citoyen israélien.

Ma famille est une famille très israélienne, de toutes les manières envisageables. Je fais partie de la neuvième génération vivant à Jérusalem. Mon grand-père paternel, originaire de Hongrie, est un des rescapés d’Auschwitz et mon grand-père maternel était général dans l’armée israélienne en 1967. Le général Matti Peled. Il fut ensuite membre de la Knesset [le parlement israélien, NDLR] et a été l’un des plus importants militants pour la paix.

Je me suis toujours identifié à ma famille, en tant qu’Israélien, en tant qu’individu dans la réalité israélienne mais durant mon voyage, j’ai essayé de me trouver un lien avec le reste du monde, à travers l’art, à travers le théâtre, à travers la création, etc.

Les refuzniks et le courage de refuser

Le service militaire est, en Israël, un laissez-passer pour la vie civile sans lequel on est carrément exclu de la société israélienne telle qu’elle est aujourd’hui. Le critère n’est pas seulement de faire ou de ne pas faire son service militaire : il y a une échelle d’excellence au sommet de laquelle se trouvent  les pilotes et les membres des unités spéciales, et à la base de laquelle sont  les personnes se trouvant dans des positions administratives, techniques, etc. Cette échelle représente la hiérarchie sociale en Israël, c’est-à-dire que pour la société israélienne, depuis toujours et aujourd’hui plus encore, il est très important qu’un citoyen ait effectué un service militaire digne. En effet, le pays et la société israélienne sont dirigés par des ex-généraux et des ex-officiers de l’armée israélienne. Je parle ici des écoles, des lycées, des hôpitaux, des universités, de tout. L’armée est l’intermédiaire absolu pour la réussite. Pour dire les choses brièvement, si après l’armée je cherche un travail, on me demande tout de suite ce que j’ai fait à l’armée. Si je n’étais pas officier, je descends d’un cran. Si je n’étais pas combattant, je descends d’un deuxième cran. Si j’avais un problème qui m’a empêché de faire l’armée, je descends encore et mon exclusion devient presque complète.

Dès lors, qu’est-ce qu’être un refuznik ? J’ai déjà dit que la société avait un respect énorme et indéfectible pour les soldats combattants. Les soldats combattants gagnent donc la possibilité d’être écoutés par presque tous les Israéliens. Ainsi, être refuznik est une arme décisive pour gagner l’opinion publique israélienne, pour être écouté, pour leur dire : « Nous qui étions là-bas, dans les territoires [sous occupation, NDLR], qui avons vu comment les choses se passent, nous voulons vous dire qu’elles ne sont pas telles que le gouvernement essaie de les faire paraître ». Par exemple, que les barrages ne servent pas du tout à la défense des frontières d’Israël, tout barrage étant franchissable dans les deux sens, mais qu’ils sont en fait une façon de punir la population palestinienne. Et, selon moi et mon organisation, une façon de stimuler, volontairement ou non, la fabrication des kamikazes. C’est-à-dire que le barrage est un outil d’humiliation qui amène de façon linéaire à chaque attentat et qui ne sert, justement, jamais à la défense d’Israël. On se rappellera ici que Tsahal est un acronyme qui signifie « armée de défense d’Israël ». Aussi, notre organisation dit que nous servirons toute cause qui sert à la défense d’Israël. L’occupation ne sert pas ce but.

L’histoire de mon adhésion au « Courage de refuser » commence par le fait que j’étais découragé et par celui que mes parents se sont joints au forum israélo-palestinien des familles endeuillées et y ont commencé une vaste activité politique. Peu à peu, j’ai vu que cette activité les faisait revivre et revenir d’une tristesse terrible, d’une difficulté à retourner à la vie normale après avoir subit un tel désastre. A un moment donné, moi aussi, qui m’étais toujours intéressé à ce qui se passait en Israël - je le précise parce que la plupart des Israéliens, je le crains, ne s’y intéressent pas et font, le mot s’utilise en hébreu, de l’escapism : ils fuient la réalité en ne lisant plus les journaux, en ne regardant plus la TV - je me suis lancé. Quand j’ai entendu parler du « Courage de refuser », je me suis dit qu’il y avait là une voix au travers de laquelle je pourrais parler et me faire entendre.

Mon histoire avec l’armée n’a jamais été conclue. J’ai quitté l’armée avec colère parce que je ne pouvais pas appartenir à cette élite et avoir ce laissez-passer d’une façon digne et honnête du fait que j’avais payé le prix le plus cher : la perte de ma sœur. En effet, j’étais un soldat combattant mais je ne pouvais pas aller au Liban, ni dans les Territoires Occupés, alors que je pensais que cela me permettrait de voir ce qui ce passait en profondeur. Donc, je n’y suis pas allé mais, là où j’étais, j’ai rencontré tout « l’arc-en-ciel » des différentes personnes qui sont dans l’armée et qui représentent presque toute la population israélienne. Et les échos que j’ai entendus des gens qui étaient au Liban ou dans les Territoires Occupés m’ont beaucoup choqué. Ce qui m’a permis d’entendre cela, c’est le fait qu’on m’ait déplacé d’une unité à l’autre pour éviter ma participation à des activités opérationnelles, parce que, en tant que frère endeuillé, l’armée donnait à ma mère la possibilité de ne pas signer ma participation à un corps combattant. J’ai servi en tant que mécanicien et il m’a fallu un certain temps pour apprendre à aimer ce poste, pour apprendre à avoir un regard critique sur mes amis du corps blindé et pour comprendre finalement qu’ils sont les victimes d’un vaste système de mensonge qui consiste à définir nos opérations au Liban et dans les Territoires Occupés en tant que défense d’Israël. Après avoir vu pas mal d’amis blessés au Liban et après que l’un d’eux s’y soit fait tuer, j’ai commencé à m’intéresser vraiment au pourquoi de notre présence dans ce pays.

Etre un jeune et devenir un soldat

Je voulais trouver un moyen de parler aux soldats et de parler aux gens qui vont devenir soldats prochainement. De plus en plus, dans mes conversations avec des jeunes, qui me demandaient comment se passait l’armée, où c’était bien, où c’était cool, je répondais que je pouvais seulement leur dire de ne pas y aller du tout, que j’avais envie de leur dire : « Laissez tomber le service militaire. Vous n’y servirez personne et vous n’y ferez que du mal. Servir votre pays, ça se fait d’une autre façon. Par vos capacités personnelles et pas par votre capacité à tuer ou à être tué ». Le fait que l’Etat d’Israël ne puisse pas fournir de cadre dans lequel les jeunes peuvent apporter leur contribution ne justifie pas de mourir : parce que ce qui est sûr, c’est que le cadre actuel de l’armée ne sert qu’à ça. Il ne sert qu’à perpétuer ce mythe du soldat‑héros, qui est le sommet d’excellence de la société et qui se sacrifie pour elle. C’est, depuis toujours, une manière d’éduquer les gens à la guerre. Une manière de perpétuer le caractère de l’Etat d’Israël comme étant menacé et en lutte permanente pour sa survie.

Construire le futur…

La paix va se faire dans cette région. Cela peut prendre 50 ans, 100 ans, 200 ans… L’histoire d’Israël et de la Palestine n’est pas si différente de celles de l’Irlande et de l’Angleterre, de l’Afrique du Sud ou des Indiens d’Amérique. Ces histoires se terminent mais il faut que beaucoup de temps et beaucoup de sang s’écoulent. Je ne peux pas estimer combien de temps, combien de sang et combien de morts il faudra. Je peux juste essayer de faire de mon mieux pour que ces choses se passent plus vite. Est-ce que malgré cela j’ai de l’espoir ? Oui, parce que ma façon de voir la situation c’est que la paix ne va pas apparaître un jour, mettons le 31 mai 2012. La paix ne va pas se faire par une signature ; dès que le stylo est posé, voilà, c’est la paix. Cela ne se passe pas du tout ainsi. C’est comme ça que les politiciens le font, et c’est bien qu’ils le fassent mais la vraie paix se fait entre les individus. La vraie paix passe par la destruction dur mur [d’incompréhension, NDLR] qui existe entre ces deux adversaires et par le changement de la manière dont ils se définissent. Il faut voir si je me définis toujours en tant qu’Israélien ou si je me définis en tant que personne, frère, père, mère… Et si je me définis comme ceci, j’ai beaucoup en commun avec l’autre. J’ai en commun avec l’autre, en plus du reste, ce que j’ai perdu, et ce que lui aussi a perdu à cause de la guerre. Donc, je pense que la paix va se faire par la connaissance de l’autre et cette paix est en train de se faire. Il y a un milieu, en Israël / Palestine où des gens se parlent et échangent depuis le début de ce conflit et qui n’ont jamais cessé de communiquer, d’apprendre à se connaître et de se mélanger, autant que possible. C’est un petit noyau, qui s’agrandit de temps en temps, qui d’autres fois s’affaiblit, mais qui existe toujours, ce qui revient à dire que la paix existe. La paix n’est pas quelque chose d’absolu. Les 6.7 millions d’Israéliens et les 3.5 millions de Palestiniens sont tous amis : non, la paix ne va pas se faire ainsi. Par exemple, la paix existe aujourd’hui entre l’Egypte et Israël, sur le papier, et je peux aller en Egypte comme touriste. Mais la paix est en train de se faire entre Israël et la Palestine et donc, ce que nous pouvons faire, et ce en quoi j’ai espoir, c’est apprendre à connaître l’autre. C’est-à-dire que si moi, en tant qu’Israélien, je marche dans la rue, je vois un Palestinien ou un Palestinien israélien et j’ai la possibilité de communiquer avec, de savoir d’où il vient, où il habitait -peut-être que j’habite dans sa maison, peut-être qu’un ami habite dans sa maison, peut-être que son village n’existe plus- et de savoir ce qui s’est vraiment passé ici. J’ai la possibilité de ne plus vivre dans l’illusion mais de douter toujours, et d’en savoir toujours plus. C’est pourquoi j’essaie de parler avec chacun de ceux qui peuvent me donner des informations. Ce n’est pas seulement valable quand il s’agit de parler avec un Arabe. La société israélienne est déchirée de partout et donc, je me dois aussi de parler avec un religieux orthodoxe, avec un colon, avec un Bédouin, avec un Druze ou avec un Tcherkess parce que les minorités vivent séparées.

Il y a pas mal de murs à franchir. D’abord au niveau politique, pour avoir un traité signé. Cela dit, on n’a pas besoin de redéfinir le traité, de redéfinir l’accord, le pacte, le treaty, le outline, ça suffit. On a bien répété, répété et encore répété la leçon… Les détails changent de temps en temps, le droit au retour, la situation de Jérusalem, mais c’est toujours à peu près le même accord. Et le stylo attend à côté. Alors, ce que je crois que nous devons faire, c’est faire pression. Nous sommes en démocratie, nous avons la parole, nous pouvons pousser les dirigeants à s’asseoir autour de la même table, et nous arriverons à quelque chose. Il y a quelques mois, j’étais au Danemark et j’ai appris que l’accord entre Israël et l’UE, relatif aux marquages des produits qui viennent des colonies, a été établi. Il y a donc un progrès : si aujourd’hui je vais à Franprix à Paris et que je veux acheter du humus israélien, je pourrai regarder s’il vient d’une colonie et décider de l’acheter ou non. Et cela est la cause d’une grande pression sur Israël.

J’aimerais encore parler d’un aspect qu’il faut souligner : il ne faut pas croire que les choses cessent de bouger, de progresser. Les choses bougent tout le temps. Ce qu’il faut se demander, c’est comment ne pas perdre espoir. Si l’on se met en position d’être bien informé, de connaître les événements, il y a de bonnes chances de garder espoir et de voir que les choses progressent.

… En vivant le présent

Par rapport aux accords de paix, sur lesquels j’ai été questionné, je réponds que plus il y en a, mieux c’est. Toutefois, tant qu’ils ne sont pas signés par les dirigeants, ce n’est pas suffisant. Il n’empêche que les accords faits dernièrement sont très signifiants et sont très importants, parce qu’ils montrent qu’il y a des partenaires des deux côtés, des gens qui s’entendent, qui se comprennent, qui se parlent, qui se connaissent, etc.

Les accords de Genève ne sont néanmoins pas des accords officiels et se trouvent être au détriment des Palestiniens. Et, il faut être réaliste, les accords officiels seront beaucoup moins généreux… Le prochain accord qui sera signé, demain, après- demain, dans cent ans, sera beaucoup moins généreux pour les Palestiniens parce que les Israéliens y veulent un « équilibre », que je trouve ridicule. Eux doivent nous donner quelque chose, après que nous leur donnons quelque chose. C’est ridicule, parce que c’est nous qui avons tout pris. Les Palestiniens étaient là avant et c’est à nous de rendre ce qui doit l’être. C’est nous qui avons détérioré, même détruit, la société palestinienne à un  tel point qu’on ne peut imaginer qu’elle existe toujours. Quelle capacité à survivre ils ont ! Quelle volonté ! Après tout ce qu’on leur a fait.

Quant à la question « Si on rend le territoire, est-ce qu’on recevra la sécurité ? », c’est une question ridicule. On recevra la sécurité quand on aura permis l’établissement d’une société saine, démocratique et libérale en Palestine. C’est dans notre intérêt. On ne peut pas leur dire : « La balle est dans votre camp ». Le côté israélien est celui qui doit agir, qui doit faire le pas. Et c’est dans son intérêt, ce n’est pas un acte d’excuse. Si nous voulons survivre en tant que démocratie libérale dans cette région et ne pas nous trouver dans différents quartiers israéliens partout dans le monde dans très peu de temps -je note en effet qu’un million de citoyens israéliens, déjà, ne vivent plus en Israël, sur une population de six millions, et se construisent une société à part, ailleurs- Israël doit revivre, faire vivre, aider et construire un avenir avec la Palestine à ses côtés.

Actuellement, si l’on se demande que faire, je dois dire que je suis très heureux de voir les jeunes européens se mobiliser. Je pense que l’effet des manifestations contre la guerre en Irak est énorme, même si la guerre a eu lieu. Je pense que la mobilisation pour la Palestine est aussi formidable. En effet, aujourd’hui, on voit de plus en plus de présence internationale en Israël. J’y étais cet été, pendant deux mois, et je n’ai jamais rencontré autant d’étrangers. Et ils sont là par solidarité avec les Palestiniens, par exemple pour récolter les olives à la place des Palestiniens, dans le but de les protéger des colons. Je n’arrive pas à estimer combien ils sont mais j’en vois partout. Je suis vraiment encouragé par cette présence et je les en remercie toujours.

Sites Internet dont Guy Elhanan nous a demandé de publier l’adresse :
www.theparentscircle.com
www.seruv.org
www.
betselem.org.il 

Publié avec l'aimable autorisation de :

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