Bonjour, la Gauche
Gideon Lévy
Haaretz, 13 février 2005
Traduction : Michel Ghys
Bonjour à la Gauche israélienne. Après une hibernation qui a duré une
éternité, elle commence maintenant à faire entendre les voix du réveil.
C'est seulement parce que le vent souffle à nouveau dans sa direction et
non
par son propre mérite, que la Gauche extraparlementaire s'aventure hors
de
l'armoire où elle s'est enfermée il y a plus de quatre ans. Peut-être
faut-il bénir ces signes de réveil mais il est impossible de ne pas
prendre
en compte le silence scandaleux, la constante couardise et cet abandon de
la
rue à la droite et aux colons.
Pendant quatre ans et plus, Israël a fait tout ce que bon lui semblait
dans
les territoires sous occupation, sans presque aucune critique venue de
l'intérieur. Israël a tué, détruit, déraciné, maltraité et
personne, ou
presque, n'a élevé la voix. Le monde a vu et s'est fait entendre, mais
pas
nous. Quand Israël priait pour un discours alternatif, l'écho d'une
protestation claire, presque aucun son ne s'est fait entendre en dehors de
la voix de quelques petites organisations courageuses.
Il est alors difficile de pardonner à ceux qui n'ont pas desserré les
lèvres, qui ont détourné le regard et se sont drapés dans leur indifférence,
dépeignant Israël comme fait d'une seule et même étoffe, celle du
gouvernement. Le bruissement qui, maintenant, commence à s'élever dans
le
camp sioniste de la paix ne l'a pas encore lavé de sa responsabilité :
par
son silence, il s'est fait le collaborateur de tout ce que le gouvernement
a
fait en son nom au cours de ces dernières années.
Avec l'évaporation du parti Travailliste et aussi la peur et
l'impuissance
qui ont saisi les autres groupes de la Gauche sioniste, le seul élément
actif au sein de la société israélienne, ç'a été les colons. Le
gouvernement
a ainsi réussi à poursuivre sa politique brutale et les colons ont
nourri
leur entreprise sans y être dérangés. Maintenant, sous l'égide d'un
chef de
gouvernement de droite, la Gauche se rappelle tout à coup qu'elle aussi
a,
en fait, quelque chose à dire, comme un écho ténu et pâle à Ariel
Sharon.
Les premiers à s'être réveillés sont, comme d'habitude, les écrivains
d'avant-garde qui marchent en tête du camp. Il y a quelques jours, dans
une
déclaration travaillée et stylée, Amos Oz, A.B. Yehoshoua, David
Grossman,
Meir Shalev, Agi Mishol et encore quelques autres éminents écrivains ont
lancé un appel «à opérer un changement de conscience et de sensibilité».
Quel changement ? Quelle conscience ? Soutien au plan de désengagement de
Sharon. Ils ont également appelé à une reprise des négociations
politiques,
démarche particulièrement audacieuse après le sommet de Sharm el
Cheikh, et
ont proposé au gouvernement de reconnaître la souffrance des
Palestiniens,
en échange, bien entendu, de la reconnaissance par ceux-ci de notre
souffrance.
A cet appel profond et courageux des écrivains, s'est associé un groupe
de
cinéastes et de musiciens, à cette différence près que dans la déclaration
de Daniel Baremboim, Pinhas Zuckerman et Zubin Mehta, il y a au moins la
reconnaissance que l'occupation est la source directe de la souffrance des
Palestiniens, avec un appel clair à y mettre fin ; les écrivains ne sont
pas
prêts, eux, à s'engager à cela.
C'est difficile à croire, mais après quasiment 38 années d'occupation
et
quatre années d'Intifada, les écrivains majeurs du camp de la paix
distribuent encore de manière symétrique, entre les deux côtés, la
responsabilité de ce qui se déroule : «A nos yeux, chacun des deux côtés
porte une part de responsabilité dans les préjudices, la souffrance et
la
situation tragique où les deux peuples se retrouvent piégés», écrivent-ils
vertueusement.
Ce «nous sommes tous coupables» n'est pas moins révoltant que le
silence
prolongé. Comment brise-t-on le silence dans le camp de la paix ? En
attribuant à l'occupant et à l'occupé, au fort et au faible, la même
mesure
de responsabilité. En appelant le soldat du barrage et ses sujets dont la
vie a été foulée sous ses pieds à «opérer un changement de
conscience et de
sensibilité», et cela avant même que le barrage soit retiré. En prêchant
l'assassin et l'assassiné pour qu'ils tombent dans les bras l'un de
l'autre.
En établissant une analogie entre un peuple dont la vie a été
totalement
détruite à tout point de vue - économique, social, culturel, psychique
- et
un peuple dont la vie se poursuit largement comme à la normale ; un
peuple
emprisonné et humilié face à un peuple libre dans son Etat souverain.
Même sans faire le compte des victimes - trois fois plus de Palestiniens
-
il n'y a aucune place pour une comparaison, ni dans la souffrance, ni dans
la mesure de la responsabilité. Les écrivains sont-ils aveuglés au
point de
ne pas voir le poids décisif de l'occupant dans l'origine des préjudices
ou
ont-ils simplement manqué de courage pour le reconnaître - par crainte
de
fâcher leurs lecteurs ?
Immédiatement après les écrivains, le mouvement «La paix maintenant»
est
sorti de syncope, lui aussi. D'ici deux semaines, a-t-il été communiqué,
il
reviendra sur la place publique. La «Coalition de la majorité»,
l'organisation parapluie des partis de la Gauche et des mouvements de
protestation (appellations hautement contestables) rassemblera une
manifestation de masse. Pourquoi n'ont-il pas fait ça plus tôt, pendant
les
années sombres des assassinats et des destructions, quand le besoin en était
infiniment plus critique ? Les explications et les excuses sont ridicules
:
désir de conserver un large dénominateur commun et peur d'un échec.
Mais
c'est le silence qui aura été, de tous, le plus grand échec.
Il est impossible de ne pas demander maintenant où ils étaient tous,
face
aux centaines (643) d'enfants et d'adolescents qu'Israël a tués.
Qu'avons-nous entendu d'eux pendant l'assassinat de 211 personnes
recherchées, mises à mort sans jugement, avec en outre 125 passants
innocents ? (d'après les données de l'Association palestinienne pour la
défense des droits de l'homme - PHRMG). La destruction de la moitié de
Rafah, l'arrachage des oliviers en Cisjordanie, l'érection du mur, les
routes de ségrégation pour Juifs uniquement, l'emprisonnement d'un
peuple
derrière des barrages pendant des années : rien n'a réveillé la
majorité des
artistes ni la Coalition de la majorité. Ils ont gardé le silence. Ils
avaient peur. Ils sont complices.
Les voix alternatives, comme celles des mouvements de protestation et des
écrivains, ont un rôle vital dans la société, bien au-delà du seul
contenu
de leurs paroles. Elles sont censées tracer la voie et en préserver le
caractère pluraliste et démocratique. Mais après quatre années et
demie
pendant lesquelles la société a parlé d'une seule voix dans le honteux
silence de la Gauche, un camp qui se réveille seulement sous les auspices
du
chef du gouvernement est un camp lâche.
Source
: m u l t i t u d e s - i n f o s
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