Ha'aretz,
vendredi 31 décembre 2004
EN
AVANT VERS LA Ve RÉPUBLIQUE
par
Guidon Samet
(trad. Tal pour LPM)
Israël n¹est pas une république bananière, est-il arrivé à Abba Eban
[1] de
dire, c¹est un pays qui glisse sur des peaux de banane. D¹une manière
ou
d¹une autre, la fin de 2004 nous conduit à la dixième année de ce que
l¹on
pourrait appeler la Quatrième République, ère de gâchis et d¹enlisement,
plus encore, peut-être, que toutes les précédentes.
Elle a commencé avec l¹assassinat de Yitz¹hak Rabin et a évolué
depuis
maladroitement et sans objectifs. Elle est aujourd¹hui dirigée par un
homme
dont la carrière débuta sous David Ben-Gourion, lequel souhaitait dans
les
années cinquante que ce brillant jeune officier d¹Ariel Sharon perde
l¹habitude de débiter des « contre-vérités ». Le doyen des
politiciens du
cru l¹a maintenant rejoint [Shimon Pérès], lui qui a émergé sous le
leader
de la Première République à l¹époque de Staline, Truman et Churchill.
Nulle
part ailleurs on ne connaît de situation à ce point anachronique,
d¹occasions perdues en faux pas successifs.
On traîne toujours la jambe, ici, quand il s¹agit de passer d¹un régime
à
l¹autre. Cette nation gouvernée par ses peurs a apparemment du mal à
remettre ses dirigeants en question et à s¹en séparer, en dépit de
leurs
échecs. La coalition travailliste n¹a perdu le pouvoir que trois ans et
demi
après sa grande victoire [électorale] à l¹issue de la guerre de
Kippour [2].
Le premier gouvernement jusqu¹alors confié à un sabra [3], Yitz¹hak
Rabin,
ne fut qu¹un bref intermède trébuchant.
Mena¹hem Begin, méprisé par Ben-Gourion et ses successeurs, dirigea la
Deuxième République avec l¹appui de vastes secteurs de la population
qui
avaient jusque là joué les fauteurs de troubles face à un gouvernement
qui
les ignorait : « Ce ne sont pas des gens bien », disait Golda Méir des
leaders de la révolte des Orientaux [4] ; de même niait-elle l¹existence
des
Palestiniens [5]. Le gouvernement Begin changea l¹ordre des priorités,
mais
dégénéra rapidement dans une guerre maudite et vaine. « Je ne peux
plus
continuer », gémit-il, et il s¹en fut [6]. Sous la Deuxième République,
les
désillusions causées par le Likoud et les Travaillistes s¹équilibrèrent,
engendrant l¹ère de la rotation.
Le regain d¹espoir suscité par Rabin ouvrit le troisième chapitre. Les
balles de la droite le fauchèrent, et avec lui la nouvelle direction qu¹il
avait imprimée. Nous avons aujourd¹hui une chance de prendre un nouveau
départ, après les embarrassants épisodes de Benjamin Natanyahou et d¹Ehoud
Barak, et dans l¹absolu désarroi que traverse le parti au pouvoir,
maintenu
à bout de bras par Sharon. Tandis que son déclin se précipite, l¹heure
a
sonné de la Cinquième République.
Comme les changements précédents, qui prirent leur temps pour venir,
celui-ci est annoncé par la gestion finissante du gouvernement en cours.
Le Likoud agit en opposition à son chef et contre les v¦ux de la majorité.
Il est donc voué au déclin ; les Travaillistes, eux, pensent droit mais
se
conduisent de travers. Leurs liens avec le Likoud montrent que les
conditions d¹un changement politique n¹ont pas encore surgi. Cependant,
la
fin de l¹année a vu quelques légers frémissements d¹éveil de la part
de la
princesse du passé somnolant sur son petit pois.
Nous n¹avons pas de Charles De Gaulle pour proclamer la Cinquième République
à l¹issue d¹une période de décadence. L¹aspiration au changement est
cependant profonde. Il existe une majorité en faveur de concessions
territoriales à titre d¹échange. Pendant les dernières semaines de
2004 à
ce qu¹il semble, en tout cas l¹aversion pour les gesticulations
et les
dérapages verbaux des porte-parole des colons a monté en Israël, même
parmi
les hésitants. Dans leur panique, les extrémistes qui ont toujours dirigé
le
mouvement des colons ont commis une erreur. En portant l¹étoile orange
[7]
et dans un désespoir croissant, ils ont peint leurs opposants en nazis et
l¹évacuation comme un train de la mort roulant vers les camps
d¹extermination. « Il y a une limite » [8], leur dira le camp
majoritaire.
Le renouveau économique, porté par un impressionnant taux de croissance
de
4,2% en 2004, n¹est pas perçu par les Israéliens lucides comme la
preuve
qu¹il est possible de prospérer même dans des conditions d¹occupation.
Cette
réussite fut en fait le fruit de gros efforts, fournis en dépit de
l¹occupation. Et elle sera écrasée sous les roues de l¹occupation, si
celle-ci se poursuit.
La Cinquième République rendra possible la normalisation, que les
citoyens
de l¹actuel régime attendent plus que tout, pour peu que soient dessinées
des frontières réalistes, n¹incluant pas les Palestiniens. Que diable,
il
s¹agit d¹un pays florissant doté de nombreux atouts, et qui continuera
d¹être tel à la condition qu¹on ne s¹en mêle pas d¹en haut. Si la
prochaine
génération de dirigeants le veut vraiment, et si leur détermination égale
leur ambition, « ce ne sera pas un rêve » [9]. L¹épreuve décisive n¹attendra
pas le terme de l¹année qui va commencer à minuit sur un baiser.
NOTES______________________________________________
[1] Diplomate, puis ministre à diverses reprises à partir de 1959, Abba
Eban
a longuement représenté Israël sur la scène internationale en
particulier
aux Nations unies où il intervint au nom du tout jeune État dès sa création,
en 1948.
[2] Guerre pourtant perçue comme un double échec du cabinet travailliste
dirigé par Golda Méir, le sort des armes étant resté plusieurs jours
indécis
après la surprise initiale de l¹attaque égypto-syrienneS dont on eût
pu
faire, peut-être, l¹économie en acceptant de négocier avec Anouar
El-Sadate,
comme Begin quelques années plus tard.
[3] Le « sabra », ou figue de Barbarie, symbolise depuis les années
cinquante les Israéliens de naissance que l¹on dit, comme ce fruit du
cactus, aussi doux que bardés d¹épines.
[4] Les Panthères Noires israéliennes prirent au début des années
soixante-dix le flambeau de la révolte des « Orientaux » du pays, les
masses
juives venues d¹Afrique du Nord (en particulier du Maroc) et du
Proche-Orient (Irak, YémenS), économiquement défavorisées et méprisées
par
la nomenklatura travaillisteS dont cela causa la chute quelques années
plus
tard.
[5] « Nous sommes les Palestiniens », disait-elle, arguant de son
identité à
l¹époque de la Palestine mandataire.
[6] Allusion à la guerre du Liban, qui s¹enlisa sans son aval bien
au-delà
du Litani (dont le cours devait marquer les limites de l¹incursion
israélienne à quelque 30 kms de la frontière)S L¹initiative de
poursuivre
jusqu¹à Beyrouth avait été prise par Ariel Sharon et finit dans le
bourbier
que l¹on sait, poussant Begin à la démission et, dit-on, à la dépression.
[7] Voir « Les colons à la croisée des chemins », diffusé sur cette
liste et
mis en ligne sur notre site le 31/12/2004 :
http://www.lapaixmaintenant.org/article908.
[8] « Yesh gvoul » : litt. « Il y a une frontière. » L¹expression a,
au
figuré, le même sens que ses équivalents français ( il y a des
limites, il y
a des bornesS à ne pas dépasser !) et devint le mot d¹ordre
du mouvement
de refus de la guerre du LibanS
[9] Allusion au célèbre « J¹ai fait un rêveS » de Martin Luther
King.
Source
: La Paix Maintenant
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