Quand
l’Angleterre inventait le sionisme
Par Sylvain Cypel, le 7 novembre 2025
On
sait peu qu’avant de prendre une forme organisée dominée par sa fraction
travailliste, le sionisme a connu une expansion idéologique à caractère
messianique, essentiellement concentrée en Angleterre. Sonia
Dayan-Herzbrun nous le rappelle dans un livre court, dense et très utile
intitulé Le Sionisme, une invention européenne.
Qui
connaît le rôle important que joua Oliver Cromwell, dès le XVIIe siècle, dans la formation d’un « sionisme
chrétien », lequel occupa une place prépondérante dans la thèse
évangélique selon laquelle « la rédemption chrétienne de toute
l’humanité ne peut advenir qu’après le retour des enfants d’Israël dans
leur patrie perdue ? »
Dans
son livre Le Sionisme, une invention européenne, Sonia
Dayan-Herzbrun, professeure émérite de sociologie politique à
l’université Paris-Diderot et spécialiste de la colonialité, montre
comment, à partir de ces prémices, et de toutes les puissances
européennes qui cherchèrent à bâtir un empire colonial, la
Grande-Bretagne s’avéra — foi messianique et diplomatie convergeant — la
plus intéressée par la conquête de la Palestine.
Les Palestiniens
comme nouveaux « Indiens »
Dès 1877, Lord Shaftesbury, millénariste évangélique, voit en
la Palestine « le moyen le moins cher et le plus sûr » de
sécuriser la Route des Indes, au profit de Sa Majesté. « Proto-sioniste
victorien » passionnément chrétien, comme le qualifie l’autrice,
le parlementaire et journaliste Laurence Oliphant propose, au dernier
quart du XIXe siècle, de
conquérir la « Grande Syrie » — territoire qui correspond
aujourd’hui à la Syrie, au Liban, à la Jordanie et à la Palestine — en y
imposant « le même système que nous avons adopté avec succès au
Canada à l’égard de nos tribus indiennes, qui ont été confinées dans
leurs réserves et vivent ainsi en paix ». On appréciera le « nos
tribus »…
Oliphant
méprise les juifs d’Europe de l’Est, ces pouilleux qui fuient alors
l’empire tsariste. Quant à ceux qui commencent à s’installer en
Palestine, ils « ne sont que des instruments pour réaliser la
prophétie et parvenir à la rédemption des Européens chrétiens ».
Mais à l’époque, l’Angleterre n’est pas seule à s’intéresser à la Palestine. En
France, Henry Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, propose à
Napoléon III (1851-1870) de mettre la main sur le Proche-Orient et
d’y installer « un petit État hébreu qui, tout en
étant sous protection internationale, relèverait de la France »
Lord
Balfour, ou la promesse d’un antisémite
La
suite de l’histoire est mieux connue. Sonia Dayan-Herzbrun en rappelle
quelques aspects peu reluisants. Ainsi, lorsque Lord Balfour, ministre
britannique des affaires étrangères, promet en 1917 à l’Organisation
sioniste, fondée vingt ans plus tôt, l’établissement d’un « foyer
juif » en Palestine, ce n’est pas par philanthropie envers les
populations juives. En réalité, Balfour vomit ces
« schnorrers », ces gueux qui fuient les pogromes en Europe de
l’Est et affluent en Occident. C’est pourquoi il leur « offre
d’aller défricher la Terre sainte. Tout pour éviter de les accueillir en
Grande-Bretagne ». Herzl, le fondateur du sionisme
moderne, n’aurait rien trouvé à redire. N’avait-il pas imaginé, puisque
les Ottomans, propriétaires de la Palestine à l’époque, s’opposaient à la
venue des colons juifs, d’envoyer ces mêmes gueux en Ouganda ?
Quant au regard majoritairement porté initialement par le
mouvement sioniste sur la Palestine, l’autrice cite la lettre envoyée au
même moment à Balfour par Haïm Weizmann, un de ses hauts dirigeants qui
deviendra en 1948 le premier président de l’État d’Israël. On y lit
ceci :
« Les conditions actuelles tendraient nécessairement vers
la création d’une Palestine arabe — s’il y avait un peuple arabe. Elles
ne donneront pas ce résultat, car le fellah [« le
paysan »] a au moins quatre siècles de retard, et que l’effendi
[« le notable »] est fourbe, inculte, cupide et aussi peu
patriote qu’il est peu efficace. »
La sociologue souligne également que, si le sionisme a connu, de
tout temps, des oppositions internes à sa nature coloniale, celles-ci ont
toujours été « très minoritaires » et sans aucune
influence.
« La Bible est
notre mandat »
Dayan-Herzbrun ne manque pas de rappeler combien, à ses débuts,
le sionisme fit l’objet d’un rejet massif dans les communautés juives.
Pas seulement chez les rabbins, dont l’immense majorité était
radicalement hostile à toute vision messianique, mais aussi tant parmi
les juifs progressistes que les grands bourgeois parvenus à
« s’intégrer » en Europe occidentale. Ainsi Lord Edwin Samuel
Montagu, troisième ministre juif britannique, s’oppose virulemment à la
Déclaration Balfour : « Si l’on affirme que la Palestine est
la “patrie nationale des Juifs”, chaque pays voudra immédiatement se
débarrasser de ses citoyens juifs », clame-t-il, craignant que
le sionisme n’alimente l’antisémitisme et que la Palestine devienne « le
ghetto du monde ».
Plus largement, l’autrice offre un regard acéré sur les racines
à la fois coloniales et socialistes auxquelles le sionisme s’est
longtemps référé en majorité. Pour ce qui est du colonialisme, elle
rappelle le célèbre slogan du sionisme : « Une terre sans
peuple pour un peuple sans terre. » Au fond, les habitants de la
Palestine n’en sont pas les propriétaires. Pour les sionistes, leurs
terres sont « soit inhabitées (…), soit occupées par des groupes
qui ne sont pas des véritables peuples, mais des bandes, des tribus, des
ethnies dans lesquels on ne voit pas des humains au sens plein du
terme », écrit-elle. Quant à l’autre versant du sionisme
initialement dominant, le socialisme, elle rappelle dans un chapitre
éclairant intitulé « La Bible comme arme et les armes comme
Bible » que le chef historique du sionisme socialiste, David
Ben Gourion, un homme totalement sans religion, déclarait cependant
en 1937 : « La Bible est notre mandat. » Avec
la Bible en viatique, les frontières d’« Eretz Israel »,
la terre d’Israël, deviennent poreuses et mouvantes, selon les
circonstances et les conquêtes.
Si Sonia Dayan-Herzbrun remonte à la genèse de l’idéologie
sioniste, c’est pour mieux faire comprendre en quoi celle-ci a pesé sur
ce qu’est devenu l’État d’Israël. Ce faisant, elle ouvre aussi un champ
de réflexion sur une question simple : comment une idéologie
coloniale fondée sur l’idée de l’émergence d’un « nouveau
Juif », un juif fort et débarrassé des tares de l’« exil »
— sa « faiblesse » congénitale face à l’antisémitisme —,
comment donc cette idéologie qui ambitionnait de s’émanciper de
l’enfermement dans le ghetto a-t-elle pu sombrer en un siècle dans une
course au messianisme le plus obtus ? Tant il est vrai qu’en Israël,
aujourd’hui, les « nouveaux rabbins » ont triomphé dans la
guerre culturelle qu’ils ont menée depuis des décennies pour faire
concorder nationalisme et messianisme, faisant du sionisme initial une
utopie en voie de disparition.
Au point d’arriver à influencer le débat en France puisque
l’émission sur le sionisme prévue par France-Culture avec la
participation de Sonia Dayan a été purement et simplement annulée.
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