Article paru dans
l'édition du 3 février 2013
Pas de terre promise
dans le Néguev
Par Laurent Zecchini
Le gouvernement français a ordonné aux agriculteurs et
éleveurs de moutons du Larzac de quitter pour toujours leurs terres afin de
s'installer en ville... Il leur a expliqué, précise Thabet
Abou Ras, que c'est pour leur bien, qu'en s'urbanisant, ils accéderont à la
modernité, et s'intégreront mieux dans la société. Puis il a ajouté : " Vous avez cinq ans pour obtempérer ; passé ce
délai, je vous déplacerai de force et récupérerai vos terres et vos fermes
" !
Que les habitants du Larzac nous pardonnent. Il ne s'agit
que d'un parallèle imagé suggéré par le docteur Thabet,
directeur d'Adalah, le Centre de défense des droits
juridiques de la minorité arabe en Israël. Ce discours s'adressait en réalité
aux 200 000 Bédouins du désert du Néguev. " Vous
imaginez la réaction en France ? On ne peut pas enfermer des milliers de gens
dans des villes contre leur volonté. Les Bédouins sont des nomades, le
gouvernement - israélien - n'a pas le droit de changer leur mode de vie
traditionnel, ils vivent de leurs troupeaux - de moutons -
, et sont chez eux dans le Néguev depuis des générations ! "
Le docteur Thabet ne décolère
pas depuis dimanche 27 janvier. Ce jour-là, alors que le gouvernement de
Benyamin Nétanyahou est en partance, après les
élections législatives du 22, le premier ministre a fait approuver à la
sauvette un plan destiné à régler une fois pour toutes un problème sur lequel
butent tous les gouvernements depuis près d'un demi-siècle : le sort des
Bédouins, minorité arabe du Néguev et autres lieux, groupe humain de loin le
plus pauvre d'Israël. Le plan porte le nom de Benny Begin, ministre sans
portefeuille.
Il concerne surtout quelque 80 000 Bédouins installés dans
35 villages " non reconnus " (donc illégaux), tandis que 120 000
d'entre eux sont sédentarisés dans sept agglomérations " modèles "
(où règnent souvent criminalité, chômage endémique, promiscuité et services
sociaux déficients), que leurs habitants qualifient de " townships ".
Quant aux premiers, ce sont pour l'essentiel des regroupements de cabanes
dépourvues d'électricité et d'accès à l'eau potable.
Selon les dispositions gouvernementales, 62 % de la terre
revendiquée par les Bédouins resterait sous leur contrôle, le reste devenant
domaine de l'Etat, ce qui signifie que toutes les constructions bédouines
seront détruites. La spécificité de ce projet teinté de motivations
stratégiques et identitaires est qu'il a été rejeté par tout le monde : les
Bédouins estiment qu'il est très en deçà de leurs revendications, et les
partis de la droite radicale et religieuse crient au scandale devant ce
" cadeau " fait aux Bédouins.
Michael Freund, éditorialiste au Jerusalem
Post, résume cette position : " Plus de 100 000 précieux dunams
- 10 000 hectares - mesure datant de l'Empire ottoman - de notre patrimoine
collectif vont être abandonnés à des squatteurs. De vastes étendues de la
terre d'Israël sont volées en plein jour, et le gouvernement se fait le
complice de cette action. " Bédouins et
ultranationalistes se retrouvent pour condamner la hâte avec laquelle le plan
Begin a été adopté. Rien ne dit en effet qu'il existera demain une majorité
de ministres pour adopter un projet que M. Nétanyahou
décrit comme " un compromis historique " et qui, dans une certaine mesure, constitue une première
reconnaissance des droits des Bédouins.
L'Etat a amélioré son offre, acceptant au fil des années
de céder aux Bédouins 20 %, puis 50 %, enfin 62 % de leurs terres. Sauf que
les bases de ce calcul sont contestées. " Begin
part du principe que le total des terres bédouines représente 589 000 dunams, parce qu'il ne compte pas la terre confisquée aux
Bédouins à la création de l'Etat. Le vrai chiffre est de 800 000 dunams. Cela veut dire que les Bédouins n'obtiendront que
150 000 dunams, soit moins de 20 % de leurs
revendications ", rectifie Thabet Abou Ras, pour qui le projet va entraîner la
destruction d'une vingtaine de villages.
La querelle des chiffres importe moins que les intentions
politiques. Les leaders de la communauté bédouine espèrent que, en faisant
traîner les choses, ils obtiendront demain une proposition plus généreuse.
Quant à l'objectif politique qui sous-tend le plan Begin, il est transparent
: en juillet 2010, M. Nétanyahou avait souligné que
laisser une vaste partie du territoire, comme le Néguev, " sans majorité juive ", représenterait " une
réelle menace ".
Citoyens israéliens certes, les Bédouins sont des Arabes,
et comme tels souvent considérés comme des intrus, qui posent un problème de
sécurité dans le Néguev. D'où la volonté de les concentrer dans des zones
spécifiques, pour mieux les contrôler. Que les Bédouins arguent d'une
présence dans le Néguev bien antérieure à la création de l'Etat juif, en
1948, ne fait rien à l'affaire : leurs titres de propriété, datant de
l'époque ottomane et du mandat britannique, ne sont pas reconnus par la
justice israélienne.
" Les Bédouins réclament 5 % de la terre du Néguev,
alors qu'ils représentent un tiers de sa population, est-ce trop demander ?
", interroge le docteur Thabet. D'autant que les Israéliens ne se bousculent pas
pour s'installer dans le sud du pays. Ils sont même 80 % à assurer n'avoir
aucune envie de s'y exiler. Si le plan Begin est mis en oeuvre,
entre 30 000 et 45 000 Bédouins seront déplacés, ce qui constituerait la plus
vaste évacuation de population de l'histoire d'Israël. " Si le gouvernement veut les "moderniser", souligne le docteur Thabet, il peut le faire par des aides sociales et un soutien
économique. Ne peut-on rejoindre la modernité sans être urbanisés ? "
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