Ce 30 janvier, il était 6 h 30 du matin lorsqu'une
quinzaine de véhicules de l'administration civile et de l'armée
israélienne sont arrivés sur le lieu-dit de Khirbet
Um al-Jamal, situé à une douzaine de kilomètres à l'est de Tubas. Il n'y
a eu aucune discussion, pas de violence physique non plus : deux
bulldozers sont entrés en action, et moins de deux heures plus tard, le
campement était rasé. En pleurs, les femmes et les enfants ont assisté au
spectacle des tentes déchiquetées, de leurs maigres possessions écrasées.
Les soldats, qui avaient sorti au préalable quelques matelas, les ont
empêchés de s'approcher.
Tel est le lot des Bédouins palestiniens installés dans la
vallée du Jourdain, région située dans la " zone C ", cette
partie du territoire palestinien qui recouvre 61 % de la Cisjordanie
occupée et où Israël exerce un contrôle total.
" Que pouvions-nous faire contre la force militaire ?
", s'interroge le berger Mahmoud Kaabneh.
Il n'y a nulle trace de colère chez ce Bédouin palestinien, juste du
fatalisme : " Bien sûr que nous allons reconstruire, et que
les soldats reviendront, mais quel autre choix avons-nous ? " Le
soir de ce traumatisme familial, Mahmoud, sa femme et leurs dix enfants
ont dormi dans un grand réservoir d'eau en plastique, et ils ont allumé
un feu pour se réchauffer. Les jours suivants, ils ont été hébergés sous
les tentes de l'oncle de Mahmoud, Salman Kaabneh.
Entourés d'une ribambelle d'enfants aux joues rouges, les
deux hommes racontent leur vie précaire, la possibilité d'une arrivée
inopinée de véhicules militaires, leur détermination à ne rien changer à
leur mode de vie. De temps en temps, quand la vente de fromage et de lait
ne suffit plus, Mahmoud Kaabneh vend un mouton,
dont il obtient entre 500 et 1 000 shekels (100 à 200 euros). Parfois
aussi, les colons établis dans les implantations voisines de Maskiot et Rotem lui volent
une bête, en toute impunité. Mahmoud a une dette de 30 000 shekels auprès
du fournisseur de fourrage et il sait que la sécheresse persistante en
Israël annonce des jours difficiles.
Dix jours se sont écoulés, et rien n'a changé à Khirbet Um al-Jamal : des bâches de plastique
déchiquetées, des bidons éventrés, des poutrelles tordues, des vêtements,
des gravats… comme si une tornade était passée. Mahmoud Kaabneh a été prévenu que de nouvelles tentes
l'attendaient chez le gouverneur de Tubas, fournies par l'Autorité
palestinienne, mais il ne veut pas aller les chercher : "
J'attends d'être sûr que l'armée ne va pas revenir ", explique-t-il.
A peu de distance, une autre partie du campement est
intacte : " C'est qu'ils n'ont pas encore reçu d'ordre de
démolition ", explique Mahmoud, qui avait reçu une telle
notification il y a un an. C'est un différend immuable : l'Etat israélien
ne reconnaissant pas la validité des titres de propriété (quand ils
existent), les habitations sont illégales. Le 30 janvier, 66 personnes,
dont 36 enfants, la plupart du clan Kaabneh,
ont perdu leur abri. Mais les autres familles installées sur le site, les
Makhamreh et les Daraghmeh,
savent que leur tour viendra.
Et le calendrier des négociations israélo-palestiniennes,
qui doivent s'achever, en principe, fin avril, n'arrange rien. La
question de la souveraineté dans la vallée du Jourdain est devenue l'un
des dossiers les plus sensibles du processus de paix.
Israël exige d'y maintenir une présence militaire pendant
de nombreuses années, afin que la région devienne une zone tampon, pour
sa propre sécurité. Mahmoud Abbas, le président de l'Autorité
palestinienne, a récemment indiqué que, dans le cadre de la création d'un
Etat palestinien, il était prêt à accepter que des troupes de l'OTAN y
soient stationnées indéfiniment. Réponse de Benyamin Nétanyahou
: pas question. Le premier ministre israélien a d'ailleurs confirmé qu'il
n'avait aucune intention de démanteler les colonies israéliennes.
Dans l'immédiat, la priorité du gouvernement israélien est
de pérenniser la situation sur le terrain, ce qui passe par l'éviction du
maximum de Palestiniens de la vallée. Selon les chiffres des Nations
unies, les démolitions sont passées de 172 en 2012 à 390 en 2013, tandis
que le nombre de personnes déplacées progressait de 279 à 590 sur la même
période (plus d'un millier sur l'ensemble de la zone C).
Parallèlement, l'armée ne laisse plus aucune marge de
manœuvre aux manifestations de solidarité en faveur des populations
palestiniennes concernées. Le 7 février, elle a démantelé un camp de
quelque 300 militants palestiniens, israéliens et étrangers, installé
près de Jéricho.
Le Palestinien Mustafa Barghouti, l'un des principaux
chefs de file de l'" Intifada blanche " (la résistance non
violente), faisait partie des protestataires. Nous le rencontrons le
lendemain au nord de Jéricho, sa voiture arrêtée depuis des heures devant
un check-point. Son signalement a été diffusé à tous les détachements
militaires de la région : pas question de le laisser passer pour aller
apporter de l'aide aux habitants de campements qui ont subi le même sort
que celui de Mahmoud Kaabneh.
Ancien candidat à l'élection présidentielle palestinienne
de 2005, Mustafa Barghouti n'a aucune illusion sur le sort des
négociations en cours avec les Israéliens : " C'est un échec
annoncé ; aucun compromis n'est possible avec ce gouvernement de colons.
Ce que fait Israël dans la vallée du Jourdain, affirme-t-il, s'apparente
à du nettoyage ethnique. L'Etat palestinien, s'il voit le jour, sera un
bantoustan, pas un Etat souverain. " Le Palestinien prépare
déjà la prochaine manifestation de protestation contre l'extension de la
mainmise militaire sur la vallée du Jourdain.
Mais l'action humanitaire en faveur des populations
bédouines de la région devient difficile. Début février, le Comité
international de la Croix-Rouge a annoncé qu'il ne fournira plus de
tentes aux populations locales victimes de la répression militaire, dès
lors que celles-ci sont systématiquement confisquées ou détruites par
l'armée israélienne.
|