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A Jérusalem-Est, un mélange hautement
inflammable par Benjamin Barthe Pourquoi Jérusalem ? Le rituel
des spéculations sur la probabilité que les violences secouant la Ville
sainte débouchent ou non sur une troisième intifada escamote trop souvent
l'analyse des sources de cette tension. Le retour de Jérusalem au premier
plan de l'actualité israélo-palestinienne, alors que sa population n'avait
joué qu'un rôle mineur durant la seconde intifada, n'a pourtant rien d'un
hasard. Au-delà de la dimension religieuse de la crise (la peur d'une remise
en cause du statut de l'esplanade des Mosquées) et de l'impact de la
colonisation juive (un phénomène commun à toute la Cisjordanie), plusieurs
raisons expliquent que les quartiers palestiniens de Jérusalem soient entrés
en ébullition, alors que Ramallah, Bethléem ou Naplouse, quelques dizaines de
kilomètres plus loin, restent relativement calmes. La principale particularité
de Jérusalem-Est tient au fait que le régime d'occupation y est plus pesant
que dans le reste de la Cisjordanie. L'affirmation peut sembler paradoxale
car, sur le papier, la population arabe jouit de trois avantages non
négligeables : la liberté de circulation, la sécurité sociale et la retraite
israélienne. Des droits qui découlent de l'annexion de Jérusalem-Est par
l'Etat juif, et de l'octroi à ses habitants d'un statut de " résident ". La portée de ces bénéfices
a cependant été réduite par deux tendances lourdes des années 2000 : d'une
part la mise à bas de l'Etat-providence israélien, qui s'est accélérée lors
du passage de Benyamin Netanyahou, l'actuel chef du gouvernement, au
ministère des finances, entre 2003 et 2005 ; d'autre part, l'érection du mur
de séparation et des barrages militaires qui ont transformé les déplacements
en Cisjordanie en parcours d'obstacles, même pour les Palestiniens de
Jérusalem. Au quotidien, le statut de
résident dont ils disposent ne leur garantit pas tant des privilèges qu'un
harcèlement administratif permanent. Pour maintenir les Arabes en dessous de
la barre des 30 % à 35 % de la population – un objectif officiel
–, les autorités ont élaboré une série de mesures destinées à les pousser à
s'établir hors des frontières municipales. Toute personne ayant vécu à
l'étranger plusieurs années d'affilée ou qui, pour des raisons
professionnelles ou maritales, choisit de vivre en Cisjordanie s'expose à la
révocation de sa carte de résident. Selon le ministère israélien de
l'intérieur, entre 1967 et 2012, 14 500 Jérusalémites ont perdu le droit
d'habiter dans leur ville d'origine. Les démolitions de maisons
contribuent également à cette politique d'éviction. Selon le dernier rapport
des consuls européens à Jérusalem, la quasi-impossibilité d'obtenir un permis
de construire dans les quartiers orientaux fait qu'un tiers des habitations
de cette zone ont été bâties illégalement. En 2013, les bulldozers
israéliens ont détruit 98 bâtiments " hors la loi ", le
double de l'année précédente, jetant dans la rue près de 300 personnes.
Toujours selon ce rapport, 93 000 des 372 000 Jérusalémites sont
susceptibles d'être expulsés à tout moment de leur domicile. DOUBLE ISOLEMENT Les services municipaux
n'atténuent pas l'effet de cette épée de Damoclès. Seulement 10 % du
budget de la Ville sainte est alloué aux Palestiniens, alors qu'ils
représentent plus d'un tiers de la population totale. Comparée aux grandes
villes de Cisjordanie, où la planification est entre les mains de l'Autorité
palestinienne, Jérusalem-Est est négligée, a un urbanisme anarchique. C'est
une cité sale et anémiée, où toute vie s'éteint après 19 heures. Elle
est à la fois coupée de la Cisjordanie et délaissée par Israël. Ce double isolement s'est
accru à la fin des années 2000, lorsque la communauté internationale s'est
mise en tête de financer, à coups de centaines de millions de dollars, le
plan du premier ministre palestinien Salam Fayyad,
visant à poser les fondations d'un véritable Etat. Compte tenu des
restrictions posées par Israël à l'action des bailleurs de fonds dans ce
qu'il considère être sa capitale, l'essentiel de cette manne a été investi en
Cisjordanie. Des dizaines de projets de
développement ont émergé, menés par des ONG locales ou des agences privées,
payant grassement leurs employés. L'industrie de l'aide a fait naître une
nouvelle élite urbaine, directement intéressée au maintien du statu quo. Avec
ses hôtels haut de gamme et ses restaurants chics, Ramallah est devenue
l'emblème des zones grises de Cisjordanie, pas véritablement occupées, mais
pas complètement libres non plus. Jérusalem-Est a suivi une
trajectoire inverse. Son enclavement derrière le mur a accéléré le processus
de paupérisation enclenché après les accords d'Oslo, lorsque les Palestiniens
ont perdu le droit de s'y rendre librement. Aujourd'hui, 80 % de la
population arabe de la Ville sainte vit en dessous du seuil de pauvreté, un
taux nettement supérieur à la moyenne dans l'ensemble des territoires occupés
(26 % en 2011 selon la Banque mondiale). Ajoutés à la
colonisation, dont le rythme de croissance est " sans précédent
", selon les chefs de mission européens, depuis 2013, ces ingrédients
forment un mélange hautement inflammable. En Cisjordanie, les
services de sécurité palestiniens excellent à
décourager, voire à réprimer, les velléités de protestation des habitants.
Mais à Jérusalem, les policiers de la sulta ("
l'Autorité ") n'ont pas droit de cité. Israël s'oppose à la réouverture
des institutions palestiniennes fermées de force, au début de la seconde
intifada. Le Fatah, le parti du président Mahmoud Abbas, ne dispose d'aucun
chef et d'aucune structure capable de canaliser la colère des résidents.
Israël pensait faire de Jérusalem-Est son arrière-cour. A la place, il a créé
un volcan. |