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Le Monde.jpg          25 novembre 2014   page 12

 

 

A Jérusalem-Est, un mélange hautement inflammable

par Benjamin Barthe

 

 

Pourquoi Jérusalem ? Le rituel des spéculations sur la probabilité que les violences secouant la Ville sainte débouchent ou non sur une troisième intifada escamote trop souvent l'analyse des sources de cette tension. Le retour de Jérusalem au premier plan de l'actualité israélo-palestinienne, alors que sa population n'avait joué qu'un rôle mineur durant la seconde intifada, n'a pourtant rien d'un hasard. Au-delà de la dimension religieuse de la crise (la peur d'une remise en cause du statut de l'esplanade des Mosquées) et de l'impact de la colonisation juive (un phénomène commun à toute la Cisjordanie), plusieurs raisons expliquent que les quartiers palestiniens de Jérusalem soient entrés en ébullition, alors que Ramallah, Bethléem ou Naplouse, quelques dizaines de kilomètres plus loin, restent relativement calmes.

La principale particularité de Jérusalem-Est tient au fait que le régime d'occupation y est plus pesant que dans le reste de la Cisjordanie. L'affirmation peut sembler paradoxale car, sur le papier, la population arabe jouit de trois avantages non négligeables : la liberté de circulation, la sécurité sociale et la retraite israélienne. Des droits qui découlent de l'annexion de Jérusalem-Est par l'Etat juif, et de l'octroi à ses habitants d'un statut de " résident ".

La portée de ces bénéfices a cependant été réduite par deux tendances lourdes des années 2000 : d'une part la mise à bas de l'Etat-providence israélien, qui s'est accélérée lors du passage de Benyamin Netanyahou, l'actuel chef du gouvernement, au ministère des finances, entre 2003 et 2005 ; d'autre part, l'érection du mur de séparation et des barrages militaires qui ont transformé les déplacements en Cisjordanie en parcours d'obstacles, même pour les Palestiniens de Jérusalem.

Au quotidien, le statut de résident dont ils disposent ne leur garantit pas tant des privilèges qu'un harcèlement administratif permanent. Pour maintenir les Arabes en dessous de la barre des 30  % à 35  % de la population – un objectif officiel –, les autorités ont élaboré une série de mesures destinées à les pousser à s'établir hors des frontières municipales. Toute personne ayant vécu à l'étranger plusieurs années d'affilée ou qui, pour des raisons professionnelles ou maritales, choisit de vivre en Cisjordanie s'expose à la révocation de sa carte de résident. Selon le ministère israélien de l'intérieur, entre 1967 et 2012, 14 500 Jérusalémites ont perdu le droit d'habiter dans leur ville d'origine.

Les démolitions de maisons contribuent également à cette politique d'éviction. Selon le dernier rapport des consuls européens à Jérusalem, la quasi-impossibilité d'obtenir un permis de construire dans les quartiers orientaux fait qu'un tiers des habitations de cette zone ont été bâties illégalement. En  2013, les bulldozers israéliens ont détruit 98  bâtiments " hors la loi ", le double de l'année précédente, jetant dans la rue près de 300  personnes. Toujours selon ce rapport, 93 000 des 372 000  Jérusalémites sont susceptibles d'être expulsés à tout moment de leur domicile.

 

DOUBLE ISOLEMENT

Les services municipaux n'atténuent pas l'effet de cette épée de Damoclès. Seulement 10  % du budget de la Ville sainte est alloué aux Palestiniens, alors qu'ils représentent plus d'un tiers de la population totale. Comparée aux grandes villes de Cisjordanie, où la planification est entre les mains de l'Autorité palestinienne, Jérusalem-Est est négligée, a un urbanisme anarchique. C'est une cité sale et anémiée, où toute vie s'éteint après 19  heures. Elle est à la fois coupée de la Cisjordanie et délaissée par Israël.

Ce double isolement s'est accru à la fin des années 2000, lorsque la communauté internationale s'est mise en tête de financer, à coups de centaines de millions de dollars, le plan du premier ministre palestinien Salam Fayyad, visant à poser les fondations d'un véritable Etat. Compte tenu des restrictions posées par Israël à l'action des bailleurs de fonds dans ce qu'il considère être sa capitale, l'essentiel de cette manne a été investi en Cisjordanie.

Des dizaines de projets de développement ont émergé, menés par des ONG locales ou des agences privées, payant grassement leurs employés. L'industrie de l'aide a fait naître une nouvelle élite urbaine, directement intéressée au maintien du statu quo. Avec ses hôtels haut de gamme et ses restaurants chics, Ramallah est devenue l'emblème des zones grises de Cisjordanie, pas véritablement occupées, mais pas complètement libres non plus.

Jérusalem-Est a suivi une trajectoire inverse. Son enclavement derrière le mur a accéléré le processus de paupérisation enclenché après les accords d'Oslo, lorsque les Palestiniens ont perdu le droit de s'y rendre librement. Aujourd'hui, 80  % de la population arabe de la Ville sainte vit en dessous du seuil de pauvreté, un taux nettement supérieur à la moyenne dans l'ensemble des territoires occupés (26  % en  2011 selon la Banque mondiale). Ajoutés à la colonisation, dont le rythme de croissance est " sans précédent ", selon les chefs de mission européens, depuis 2013, ces ingrédients forment un mélange hautement inflammable.

En Cisjordanie, les services de sécurité palestiniens excellent à décourager, voire à réprimer, les velléités de protestation des habitants. Mais à Jérusalem, les policiers de la sulta (" l'Autorité ") n'ont pas droit de cité. Israël s'oppose à la réouverture des institutions palestiniennes fermées de force, au début de la seconde intifada. Le Fatah, le parti du président Mahmoud Abbas, ne dispose d'aucun chef et d'aucune structure capable de canaliser la colère des résidents. Israël pensait faire de Jérusalem-Est son arrière-cour. A la place, il a créé un volcan.

 

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