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Entre Israël et l’UE, les différends n’empêchent pas le business

26 mai 2018

Par Chloé Demoulin

 

 Plusieurs ministres israéliens s’en sont pris ces derniers jours à l’Union européenne, l’accusant de s’acharner contre Israël. Pour autant, les relations économiques entre l’État hébreu et l’UE ne se sont jamais aussi bien portées.

 

Jérusalem, de notre correspondante.–  La saillie est virulente. « Laissez-les aller mille fois en enfer. » Voilà ce qu’a déclaré le ministre de l’énergie, Yuval Steinitz, à propos de l’Union européenne, mercredi 23 mai, à l’antenne d’une radio locale israélienne. La veille, l’UE avait demandé au gouvernement Netanyahou de mener « une enquête rapide » sur les violences présumées de la police israélienne lors d’une manifestation organisée en solidarité avec Gaza quelques jours plus tôt à Haïfa, dans le nord d’Israël.

 

Au cours de ce rassemblement, le 20 mai dernier, des affrontements ont éclaté entre les manifestants, dont de nombreux représentants de la communauté arabe israélienne (qui représente 20 % de la population du pays) et des policiers israéliens. Au moins 21 activistes ont été interpellés et placés en garde à vue. L’un d’entre eux, Jafar Farah, directeur de l’ONG Mossawa Advocacy Center, qui défend les droits des Arabes israéliens, accuse un policier (entendu depuis par la police des polices israélienne) de lui avoir cassé le genou.

 

Parallèlement, l’Union européenne avait également exhorté Israël à ne pas expulser le directeur de Human Rights Watch pour Israël et la Palestine, Omar Shakir, accusé par le ministère de l’intérieur de soutenir le boycott de l’État hébreu. Jeudi 24, l’activiste, qui nie les faits, a été autorisé, par le parquet de Jérusalem, à rester dans le pays jusqu’au terme des procédures judiciaires lancées par l’État israélien contre lui.

 

Goûtant peu les exigences formulées par l’Union européenne, Yuval Steinitz a poursuivi sa diatribe de mercredi en dressant un parallèle avec le traitement réservé à l’Iran et en accusant les vingt-huit de s’acharner à tort contre Israël. « L’UE fait maintenant de la lèche à l’Iran et aidera [Téhéran] contre les sanctions américaines », a-t-il dénoncé. L’Union européenne « harcèle » Israël alors que l’Iran « mène des exécutions, torture les homosexuels, viole le droit des femmes, soutient le terrorisme et [Bachar al-]Assad, qui [utilise] des armes chimiques [contre] son peuple ».

 

Mardi 22 mai, le ministre de la sécurité intérieure et des affaires stratégiques, Gilad Erdan, avait également rabroué l’Union européenne pour son ingérence dans les « affaires internes israéliennes », lui reprochant d’être « hypocrite » et d’aider ceux qui cherchent à boycotter l’État hébreu. « Israël, la seule démocratie au Moyen-Orient, n’a pas de leçon de morale [à recevoir] d’une entité biaisée et obsessionnelle comme l’Union européenne », avait-il dit, cinglant.

 

Face à tant d’animosité, on pourrait penser que les relations entre l’État hébreu et les vingt-huit battent de l’aile. Les « clashs » de ce type à l’encontre de l’Union européenne, taxée d’être « trop » critique, voire anti-israélienne, sont monnaie courante de la part des responsables politiques israéliens. Pour autant, côté business, les échanges entre Israël et l’UE n’ont jamais été aussi florissants.

L’Union européenne est en effet, devant les États-Unis, le premier partenaire commercial de l’État hébreu, avec des échanges qui s’élevaient à 34,3 milliards d’euros en 2016. Selon le journal Haaretz, les exportations israéliennes vers l’Union européenne ont augmenté de 20 % en 2017 (portant la part de l’UE à un taux historique de 34 %).

 

« Les relations entre Israël et l’Europe n’ont fait que s’approfondir ces 15 dernières années, confirme Dan Catarivas, directeur des relations internationales du patronat israélien, au niveau des exportations et des importations mais surtout des investissements, de la coopération en recherche et développement, et des joint-ventures qui se nouent entre des compagnies israéliennes et européennes. » Y compris dans le domaine de la défense et de la sécurité. D’après des chiffres publiés par le journal financier israélien Globes, plus de 20 % des exportations d’Israël en matière de défense (pour un montant d’environ 1,5 milliard d’euros) ont été envoyées en Europe en 2017.

 

« Personne ne fait de fleur à personne, tient à préciser Dan Catarivas. L’Union européenne a tout à gagner à travailler avec des opérateurs économiques israéliens et Israël a tout à gagner avec l’Europe. » C’est sûrement pourquoi, le 9 mai dernier, lors de la célébration de la Journée de l’Europe à Herzliya, au nord de Tel-Aviv, le ministre de l’énergie, Yuval Steinitz, était apparu beaucoup plus amène. Quelques jours après le show de Benjamin Netanyahou, il avait bien sûr évoqué le dossier du nucléaire iranien. Mais il s’était surtout enthousiasmé à l’idée que l’État hébreu devienne « une source d’énergie stable pour l’Europe ».

 

Yuval Steinitz a signé le 5 décembre 2017 un accord avec Chypre, la Grèce et l’Italie pour la construction d’un gazoduc sous-marin censé relier à l’Europe les gisements découverts en Méditerranée, au large d’Israël. Un projet estimé à 6,2 milliards d’euros, dans lequel la Commission européenne prévoit d’investir à hauteur de 2 milliards d’euros (dans le but de réduire la dépendance énergétique de l’UE vis-à-vis de la Russie).

 

De ce point de vue, Dan Catarivas se veut rassurant. Selon lui, les bisbilles politiques entre Israël et l’Union européenne n’auront que peu d’impact sur les accords économiques en cours. « Il est vrai que c’est beaucoup plus sympathique de faire des affaires avec des pays dont la politique est favorable à Israël. Mais ce n’est pas un obstacle », assure-t-il. « Dans les pays démocratiques, où le secteur privé est assez mûr, il y a une séparation entre les acteurs économiques et politiques, explique-t-il. Notre relation avec la France le prouve. Il y a eu des désaccords certains, à l’époque du général de Gaulle par exemple, avec des embargos sur les ventes d’armes en Israël. Mais cela n’a pas empêché les relations économiques de continuer à se développer. »

 

Ce n’est certainement pas le ministre de l’économie français, Bruno Le Maire, qui dirait le contraire. Interrogé par Mediapart lors d’un déplacement à Tel-Aviv en septembre 2017, le patron de Bercy avait condamné « toute forme de boycott » et encouragé les entreprises françaises à investir en Israël.

 

En 2015, cette étanchéité entre politique et économie avait vacillé après la décision de la Commission européenne d’imposer l’étiquetage des produits importés des colonies juives implantées dans les Territoires palestiniens. À l’époque, en représailles, Benjamin Netanyahou avait ordonné la suspension des relations d’Israël avec les institutions européennes impliquées dans le processus de paix avec les Palestiniens. Mais depuis, l’ambiance s’est largement réchauffée. Pour preuve, en décembre dernier, le premier ministre israélien a lui-même donné son aval à un accord de coopération économique européen en Méditerranée qui comprend une clause excluant les colonies israéliennes. Il faut dire qu’en dépit de la mauvaise presse qu’il inflige à l’État hébreu, le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) n’a que peu d’impact sur sa santé économique.

 

De même, s’ils multiplient les condamnations dans le domaine du respect des droits de l’homme mais aussi contre l’action militaire d’Israël, comme ces dernières semaines à Gaza, les États membres de l’Union européenne se gardent bien d’envisager des sanctions économiques. En la matière, la France ne fait pas exception. En novembre 2017, sept responsables politiques français appartenant au Parti communiste, à La France insoumise et aux Verts, accusés de vouloir rencontrer des détenus palestiniens et d’avoir parfois appelé au boycott d’Israël, avaient été interdits de se rendre dans le pays par le gouvernement Netanyahou. Cela n’a pas empêché le Parlement français, quelques mois plus tard, en mars 2018, de ratifier un accord « ciel ouvert » entre l'Union européenne et Israël, pour multiplier les vols directs à destination de l’État hébreu en provenance de n’importe où dans l’UE, et vice versa.

 

Hasard du calendrier ou désistement opportun ? Le premier ministre français, Édouard Philippe, qui devait faire escale à Jérusalem le 1er juin pour lancer la saison croisée France-Israël 2018 aux côtés de son homologue Benjamin Netanyahou, a finalement annulé son déplacement. En première ligne sur la réforme de la SNCF, Matignon a invoqué « des raisons d’agenda intérieur lié au travail gouvernemental des prochains jours ». Si Emmanuel Macron a condamné la semaine dernière « les violences des forces armées israéliennes contre les manifestants » palestiniens à Gaza, en mars, lors du dîner annuel du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France), le président français avait condamné les actions de boycott, « prohibées par notre droit »

 

Cité par la télévision israélienne, un haut représentant de l’Union européenne, dont le nom n’a pas été dévoilé, aurait récemment conseillé à Israël de ne pas « dénigrer l’Europe »« Regardez les chiffres : nous sommes votre plus gros partenaire commercial. Vous devez comprendre que nous sommes sous une pression publique immense contre Israël », aurait-il argué. Qu’ils soient sincères ou destinés cyniquement à arrondir les angles, ces propos laissent entendre de façon terrible que l’Union européenne ne taperait du poing sur la table face au gouvernement Netanyahou que pour contenter « l’anti-israélisme primaire » supposé de ses citoyens et non pour défendre les principes fondamentaux de la démocratie.

 

Sollicité par Mediapart, l’ambassadeur de l’Union européenne en Israël, Emanuele Giaufret, n’avait toujours pas donné suite à notre demande de réaction au moment de la publication de cet article.

 

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