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Mediapart.jpg   Le 7 janvier 2019

 

 

Benjamin Netanyahou, le parrain israélien

 

S’il se fait réélire en avril, le premier ministre détiendra le record de longévité à ce poste en Israël. Au fur et à mesure des années, ce politicien mal aimé est devenu l’incontournable mentor des nationalistes de la planète.

 

Israël, envoyé spécial.– C’est reparti pour un tour ! En annonçant fin décembre la tenue d’élections législatives le 9 avril 2019, Benjamin Netanyahou n’a fait qu’officialiser ce que tous les observateurs de la politique israélienne prévoyaient depuis longtemps. Ce faisant, le premier ministre israélien s’assure la maîtrise du calendrier et met de son côté toutes les chances d’une nouvelle réélection qui lui permettrait, dès le mois d’août, de dépasser l’un des fondateurs de l’État, David Ben Gourion, en termes de longévité à la tête du pays.

 

S’il parvient à réaliser cet exploit – et aujourd’hui toutes les chances sont de son côté –, Netanyahou achèvera alors son ambition suprême d’inscrire son nom dans la légende des « grands » d’Israël, en dépit des affaires qui le plombent et du virage ultradroitier qu’il a fait prendre à un pays qui s’est vécu longtemps comme le bastion d’une nouvelle forme de socialisme, autant intellectuel (les grands penseurs ashkénazes) que pratique (les kibboutzim).

 

 

À l’étranger, Benjamin Netanyahou est souvent perçu comme un politicien retors, belliqueux, en particulier contre les Palestiniens, prêt à toutes les contorsions pour être sur la photo et demeurer chef de gouvernement. Une personnalité politique cynique ne songeant qu’à sa carrière. Mais vu d’Israël – la seule perspective qui l’intéresse –, Netanyahou est avant tout considéré comme un idéologue nationaliste qui, du fait de sa longévité au pouvoir, peut décrocher son téléphone pour parler sans délai et en direct avec Donald Trump, Vladimir Poutine, Xi Jinping ou Emmanuel Macron.

 

Surtout, Netanyahou, qui a pu un temps apparaître marginal dans ses alliances et ses idées, est devenu la matrice politique de laquelle sont issus les Orbán, Bolsonaro, Duterte, Salvini, Modi ou Trump qui, tous, font ou envisagent de faire le pèlerinage à Jérusalem pour le rencontrer. Aujourd’hui, le premier ministre israélien est le « nationaliste suprême », le parrain de cette mouvance qui utilise le rejet de l’autre (l’étranger ou le croyant de religion différente), la rhétorique de la lutte anticorruption, la dégradation des institutions démocratiques et des politiques économiques inégalitaires pour asseoir son pouvoir.

 

Pour Charles Enderlin, l’ancien correspondant historique de France 2 en Israël, « on présente souvent Netanyahou comme un pragmatique qui ne passerait que des alliances de circonstance pour se maintenir au pouvoir, mais c’est faux. Netanyahou c’est avant tout l’idéologie, l’idéologie et encore l’idéologie ». Dans son ouvrage Au nom du Temple, le journaliste remonte aux origines de la pensée du premier ministre, qui se situe dans le prolongement de celle de son père Bension, historien et militant du mouvement « sioniste révisionniste », prônant un Grand Israël sur les deux rives du Jourdain et l’usage de la force pour y parvenir.

 

Comme il l’écrit, « Netanyahou père et fils s’inscrivent dans la droite ligne de Zeev Jabotinsky, pour qui les Arabes avaient cinq cents ans de retard sur les Juifs occidentaux et représentaient l’antithèse complète de la civilisation européenne ». Outre son refus de compromis avec les Palestiniens, appuyé sur le développement des colonies pour empêcher la création d’un État viable pour ces derniers, le deuxième volet du « grand œuvre » de Netanyahou est sa volonté de combattre, voire d’éradiquer l’idéologie travailliste (lui dit « gauchiste ») qui a dominé les premières décennies d’existence d’Israël.

 

Selon un ancien conseiller du premier ministre, qui l’a côtoyé pendant des années, « Netanyahou est obsédé par l’idée de venger son père, qui avait été mis à l’écart par la gauche au pouvoir pendant les années 1950, 1960 et 1970. Bension n’avait pas trouvé de travail à l’université et avait dû s’exiler aux États-Unis. Bibi [le surnom de Benjamin Netanyahou – ndlr] a grandi dans ce sentiment d’humiliation familiale et il s’est acharné durant toute sa carrière à éliminer cette idéologie “gauchiste” ».

 

Quand il arrive au pouvoir pour la première fois de manière imprévue en 1996, il est déjà mû par cette double ambition nationaliste. Mais à l’époque, il est un « outsider », comme le rappelle son ex-conseiller : « Il ne fait pas partie des princes du Likoud, ces fils à papa qui peuplent le parti conservateur. » Il vient des États-Unis et des milieux d’affaires, avec un détour par la diplomatie. De surcroît, les médias le détestent : il est jugé arrogant et hostile au processus de paix avec les Palestiniens initié par les accords d’Oslo, alors porteurs d’espoir. Il s’aliène également la droite du Likoud en acceptant un retrait partiel de la ville d’Hébron, et les premières accusations de trafic d’influence et de corruption sont portées contre lui par la police. En 1999, il est battu à plates coutures par les travaillistes d’Ehud Barak.

 

« Il est comme Bismarck en Allemagne, il n’y a personne autour de lui »

 

Netanyahou annonce alors son retrait de la politique… qui durera moins de deux ans. Pensant que le Likoud est toujours trop faible, il laisse passer son tour et se fait griller la place par le « revenant » Ariel Sharon, qui devient le nouvel homme fort du pays dans les années 2000, établissant même un nouveau parti concurrent des conservateurs. C’est durant cette période de purgatoire, où il occupe néanmoins le poste de ministre des finances de 2003 à 2005, lors d’une période de récession durant laquelle il applique une sévère politique d’austérité et de libéralisation, qu’il définit sa stratégie de reconquête. Elle reposera sur deux règles, comme les résume son ancien conseiller : « Un, il faut contrôler les médias. Deux, on ne s’aliène jamais la droite. »

 

Depuis son retour au pouvoir en 2009, il respecte ces préceptes à la lettre. S’agissant des médias, soit il les cajole ou fait pression sur eux, en interpellant directement leurs directeurs pour orienter leur couverture, soit il les contourne carrément. Ces dernières années, Netanyahou a donné très peu d’interviews et s’adresse principalement aux Israéliens au travers des réseaux sociaux. S’agissant de la droite et en particulier du mouvement religieux, Netanyahou leur donne des gages : extension des colonies en territoire palestinien, préservation des avantages scolaires et des exemptions militaires des juifs orthodoxes, inscription dans la loi du caractère juif d’Israël.

 

Surtout, Benjamin Netanyahou bénéficie du basculement politique de l’électorat juif israélien. « Le grand changement d’affiliation politique qui s’est produit à l’époque de la seconde intifada (2000-2005) s’est achevé autour de 2007 et n’a guère bougé depuis », explique la sondeuse et consultante politique Dahlia Scheindlin. « Un peu plus de la moitié des citoyens juifs se définit comme étant de droite, un quart comme centriste et environ 15 % comme de gauche. » Même si le scrutin à la proportionnelle intégrale rend obligatoire la constitution d’alliances pour gouverner, le principal parti conservateur, le Likoud, s’élance toujours dans la joute électorale avec un avantage certain.

 

Netanyahou à Paris en janvier 2015, lors de la marche en commémoration des attentats à “Charlie Hebdo” et à l'HyperCacher de la porte de Vincennes. © Reuters

Netanyahou à Paris en janvier 2015, lors de la marche en commémoration des attentats à “Charlie Hebdo” et à l'HyperCacher de la porte de Vincennes. © Reuters

 

« Dans l’opinion publique, il s’est installé un discours en forme de lieu commun comme quoi Bibi est irremplaçable, qu’il n’y a personne pour lui succéder, s’attriste Daniel Shek, diplomate et ancien ambassadeur d’Israël en France. L’électeur israélien rouspète, il est mécontent de nombreuses politiques, notamment sociales qui ont fait d’Israël un pays très inégalitaire, mais au bout du compte il vote pour la sécurité. Ou plutôt le sentiment de sécurité. On peut discuter du bilan de Netanyahou en la matière, notamment quand on voit le nombre de roquettes qui ont été tirées depuis Gaza, ou la situation avec la Syrie et l’Iran, mais Netanyahou assure un sentiment de sécurité aux Israéliens. »

 

Emmanuel Navon, ancien député du Likoud redevenu professeur d’université et analyste, n’est pas loin de penser la même chose : « Il est comme Bismarck en Allemagne, il n’y a personne autour de lui. Dès que quelqu’un est monté au sein de la droite, il lui a coupé la tête. Aujourd’hui, il micro-manage le pays : il est ou a été à la fois premier ministre et ministre de la défense, des affaires étrangères ou de la communication. Il est entouré de jeunes gens qui le flattent. De la sorte, il répand le sentiment que lorsqu’il partira ce sera la catastrophe. »

 

Non seulement Benjamin Netanyahou a fait le vide autour de lui, écartant ou prenant l’ascendant sur tous ses rivaux conservateurs (Tzipi Livni, Avigdor Lieberman, Naftali Bennett, Ayelet Shaked), mais il est également parvenu à maintenir le parti travailliste, et la gauche en général, dans les cordes, incapable de se relever scrutin après scrutin. Pour ce faire, il a joué à fond sur les divisions de la société.

 

« Netanyahou est parvenu à redéfinir le débat droite/gauche en affrontement entre patriotes et traîtres, écartant la possibilité qu’il puisse y avoir des patriotes de gauche, dénonce Daniel Shek. Il a renforcé la tribalisation de la société israélienne en aggravant les clivages en tout genre », entre les religieux et les laïques, les Israéliens juifs et musulmans, les chômeurs et les entrepreneurs.

 

En adepte de la politique de division, Netanyahou s’est doté d’ennemis de tous ordres afin de renforcer sa place centrale. Les ennemis de l’intérieur, tels les Arabes israéliens, la gauche « naïve et pacifiste », les antisionistes, mais surtout les ennemis extérieurs : le Hamas, le Hezbollah, l’Iran, le mouvement BDS, la gauche bien-pensante européenne… Il a ainsi été l’un des premiers à ressusciter le vieux manuel des nationalistes du début du XXe siècle dans le cadre d’une démocratie fonctionnelle : la promotion d’une identité nationale unique, la diabolisation de la gauche, l’affrontement perpétuel avec des ennemis qui sont autant d’épouvantails, la défense farouche d’un territoire, voire son élargissement, le mépris des institutions internationales.

 

Netanyahou souhaite se faire confirmer à son poste avant son éventuelle mise en examen

 

Cette politique a fait du premier ministre, depuis 2009, un pionnier et un modèle pour tous les nationalistes qui parviennent au pouvoir ces dernières années : Viktor Orbán en Hongrie, Donald Trump aux États-Unis, Matteo Salvini en Italie, Rodrigo Duterte aux Philippines, Narendra Modi en Inde, ou Jair Bolsonaro au Brésil. Tous, à l’exception de ce dernier qui vient juste d’être intronisé, ont d’ailleurs fait le voyage en Israël ces dernières années, témoignage de leur dette à l’égard de « Bibi ».

 

Et le fait que la plupart de ces dirigeants ont prononcé au cours de leur carrière des déclarations antisémites, ou s’entourent de conseillers racistes, n’a pas fait obstacle à ce rapprochement, l’idéologie s’avérant dans ce cas plus forte que l’identité, même si à chaque visite de nombreuses dents grincent à Tel-Aviv et à Jérusalem.

 

Netanyahou semble désormais très à l’aise dans son rôle de patriarche. Auparavant il était seul ; désormais il est en tête du troupeau. Il se réjouit également d’avoir donné tort à ses critiques. Comme le souligne Emmanuel Navon, « il a fait le contraire de ce que tout le monde, en particulier à l’étranger, lui disait de faire, à savoir conclure la paix avec les Palestiniens. Il n’a pas fait la paix et il y a eu un boom économique. Depuis 2011, le monde arabe a explosé, mais Israël n’a jamais été aussi prospère et les relations avec les pays arabes sont meilleures que jamais ». Comment, dans ces conditions, ne pas y trouver une validation ? « Les Israéliens, même s’ils ne l’aiment pas, voient bien qu’il a réussi son coup », conclut son ancien conseiller.

 

De l’avis de tous ceux qui l’ont côtoyé, Netanyahou est quelqu’un de très intelligent et cultivé, mais aussi sans scrupule pour parvenir à ses fins. Cela ne le dérange absolument pas de prétendre être un marginal ou un martyr du système politique israélien pour mieux draguer les électeurs séduits par un discours populiste.

 

Cerné par quatre affaires de corruption et de trafic d’influence pour lesquelles il s’attend à une mise en examen prochaine, Netanyahou joue la partition du complot destiné à l’abattre, quand bien même il aurait nommé personnellement les responsables policiers et les procureurs ayant enquêté sur les faits qui lui sont reprochés.

 

Netanyahou dans une synagogue de Rio de Janeiro avec Jair Bolsonaro, quelques jours avant l'intronisation du nouveau président brésilien. © Reuters

Netanyahou dans une synagogue de Rio de Janeiro avec Jair Bolsonaro, quelques jours avant l'intronisation du nouveau président brésilien. © Reuters

 

Si le premier ministre a choisi la date du 9 avril pour les prochaines élections législatives anticipées qui auraient dû se tenir en novembre 2019, c’est qu’il espère échapper à deux choses qui pourraient contrarier sa réélection. La première est la fatigue de l’électorat, à laquelle tous les dirigeants des démocraties sont confrontés après plus de dix années au sommet, comme l’a récemment admis Angela Merkel. Après bientôt 13 ans à la tête du gouvernement (en deux périodes : 1996-1999 puis 2009-2019), Netanyahou a beau paraître incontournable, il court le risque d’être éjecté parce qu’« on l’a trop vu ».

 

Les membres du Likoud, conscients du dilemme dans lequel ils se trouvent (est-il leur meilleur ou leur pire atout ?), restent pour le moment cois. Mais l’un d’entre eux, qui souhaite rester anonyme, a récemment remarqué un signe qu’il juge significatif : « Le 2 décembre dernier, lors de l’allumage traditionnel des bougies de Hanoucca par Gideon Sa’ar, un des plus sérieux candidats à la succession de Netanyahou, les députés et plusieurs hiérarques du parti se pressaient autour de lui, alors qu’ils étaient absents les années passées et qu’ils savent que cela contrarie Bibi. »

 

Cette recherche d’une nouvelle tête pour remplacer leur leader s’explique aussi par la seconde raison qui pourrait contrarier sa réélection : ses ennuis judiciaires. Netanyahou souhaite en effet se faire confirmer à son poste avant son éventuelle mise en examen, afin de pouvoir clamer : « Les électeurs m’ont réélu en connaissance de cause. » Et si celle-ci devait survenir avant, il a d’ores et déjà annoncé qu’il ne démissionnerait pas, s’appuyant sur un angle mort de la législation israélienne (le pays ne possède pas de Constitution) qui contraint un ministre à partir en cas d’inculpation, mais ne dit rien à propos du premier d’entre eux.

 

« D’un côté, les dossiers judiciaires sont bancals et ne sont pas si graves, estime le membre anonyme du Likoud. De l’autre, il va quand même s’avérer compliqué de faire reposer son maintien au pouvoir sur un détail technique de notre législation. Sans compter qu’il sera compliqué pour ses partenaires de coalition de le suivre dans cette démarche jusqu’au-boutiste»

 

Benjamin Netanyahou joue donc son va-tout sur les trois mois qui viennent, et surtout sa postérité. Parviendra-t-il à dépasser la longévité de Ben Gourion au poste de premier ministre et, de manière quasi automatique, inscrire son nom sur les tablettes des grands dirigeants israéliens ?

 

Aujourd’hui, il serait fort imprudent de miser contre lui, tellement l’animal politique qu’il est a démontré sa capacité de survie. Surtout, quoi qu’il advienne, Netanyahou a d’ores et déjà profondément contribué à transformer la société israélienne et, d’une certaine manière, le monde. La « start-up nation » inégalitaire socialement et religieusement, à la démocratie affaiblie, et qui a tué dans l’œuf toute perspective d’État palestinien à ses frontières, est devenue un modèle pour beaucoup.

 

 

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