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| Palestine: l’arnaque historique du plan
  de paix américain 
 « L’accord du siècle » de
  Trump devait rompre avec le consensus diplomatique. Il va bien au-delà en
  niant la plupart des droits nationaux reconnus aux Palestiniens par la
  légalité internationale, et en mettant un terme au projet d’État palestinien
  avec Jérusalem comme capitale. Le plan de paix américain pour la
  Palestine que la Maison Blanche prépare depuis plus de deux ans pourrait être
  révélé dans les prochains jours. Présenté par Donald Trump comme
  « l’accord du siècle », il risque fort d’être considéré demain par
  les historiens comme l’arnaque diplomatique du siècle. Ou au moins comme la
  tentative d’arnaque du siècle. Destiné en principe à résoudre le conflit
  entre Israël et les Palestiniens, vieux de plus de soixante-dix ans, il
  déboucherait en fait, s’il était appliqué et s’il est conforme aux éléments
  qui ont été communiqués à plusieurs pays de la région, sur la liquidation –
  sans solution – de la question de la Palestine, telle qu’elle est inscrite
  dans l’histoire et le droit international. « Ce qui a été tenté auparavant
  a échoué. Je pense que nous avons des idées neuves, fraîches et
  différentes », a confié le chef
  de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, lors d’une audition, le 27 mars,
  devant la Chambre des représentants. Invité à préciser ses propos, le
  secrétaire d’État a indiqué que le futur plan de paix américain « devrait
  rompre avec le consensus traditionnel sur les questions clés comme Jérusalem,
  les colonies ou les réfugiés ». Lorsqu’on se souvient que
  l’administration Trump a déjà rompu, de manière spectaculaire, « avec
  le consensus traditionnel », c’est-à-dire avec la tradition
  diplomatique américaine et le consensus juridique international en
  reconnaissant unilatéralement, le 6 décembre 2017, Jérusalem comme capitale
  d’Israël, en y transférant cinq mois plus tard son ambassade, puis, en
  reconnaissant, il y a trois semaines la souveraineté israélienne sur le
  Golan, occupé comme la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est depuis 1967, on
  peut imaginer dans quelles directions les « idées neuves, fraîches et
  différentes » des collaborateurs de Donald Trump ont pu orienter le
  contenu de « l’accord du siècle ». Comme on le sait, c’est Jared Kushner,
  gendre de Trump et magnat de l’immobilier comme son beau-père, qui pilote
  depuis deux ans ce projet en compagnie de Jason Greenblatt, conseiller
  spécial de Trump pour les relations internationales, et David Friedman,
  ambassadeur des États-Unis en Israël. Avocats d’affaires, Greenblatt et
  Friedman sont, comme Kushner, dépourvus de toute expérience diplomatique et
  de toute connaissance du Proche-Orient, en dehors d’Israël où ils sont
  financièrement engagés dans l’entreprise de colonisation. Boycottés par le président palestinien
  Mahmoud Abbas, qui a rompu tout contact avec Washington depuis la
  reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, c’est en fait avec le
  premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et ses collaborateurs qu’ils
  ont élaboré leur plan. Mais de nombreux dirigeants arabes, notamment le
  président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, le roi de Jordanie
  Abdallah II, les souverains des royaumes ou émirats du Golfe et surtout
  le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS), ami personnel de
  Kushner, ont été consultés et informés. Plusieurs d’entre eux sont d’ailleurs
  directement concernés par les dispositions du plan, et pas seulement pour
  participer à son financement. D’après les éléments que l’on peut
  désormais rassembler auprès de diverses sources diplomatiques, il est clair
  que, comme l’annonçait Mike Pompeo, le consensus traditionnel est rompu sur
  les questions clés comme Jérusalem, les colonies ou les réfugiés. Mais aussi
  sur les autres questions fondamentales que sont les frontières, et les
  garanties de sécurité. En fait, le « plan Kushner-Netanyahou »
  n’est pas fondé, comme les négociations précédentes, sur un échange de
  concessions territoriales, politiques, juridiques, stratégiques, mais sur une
  offre « à prendre ou à laisser » inspirée, de l’aveu même de Trump,
  des méthodes de négoce immobilier qui ont fait sa fortune et celle de son
  gendre.  En échange de la mobilisation d’un fonds
  d’aide de 25 milliards de dollars alimenté par les monarchies arabes, destiné
  à moderniser l’infrastructure, à assurer la formation professionnelle et à
  stimuler l’économie de leurs territoires, les Palestiniens sont invités à
  abandonner la majorité, sinon la totalité de leurs droits nationaux historiques
  tels qu’ils sont inscrits dans le droit international et dans les résolutions
  des Nations unies. Jared Kushner l’a révélé implicitement dans une interview
  accordée en juin 2018 au quotidien palestinien Al Qods : c’est au
  peuple palestinien et non à ses dirigeants qu’il entend s’adresser, c’est son
  adhésion et son soutien qu’il recherche en promettant aux Palestiniens, non
  un État indépendant, mais une économie prospère, et l’occasion d’améliorer
  leurs conditions de vie. « Le monde, rappelle-t-il à Al Qods,
  traverse une révolution industrielle et technologique et les Palestiniens
  peuvent en bénéficier en faisant un bond pour rejoindre les leaders du nouvel
  âge industriel. Ils sont industrieux, éduqués, voisins de la Silicon Valley
  du Moyen-Orient qu’est Israël. La prospérité d’Israël débordera rapidement
  sur les Palestiniens s’il y a la paix. » Une
  enclave administrative à Jérusalem Cette stratégie de la paix par l’économie et la réussite individuelle, qui alimente un rêve légitime de prospérité mais ignore délibérément les droits des Palestiniens en tant que nation, n’est pas nouvelle. Mais c’est la première fois qu’elle constitue l’offre majeure d’un plan de paix proposé aux Palestiniens. C’est aussi la première fois, depuis les accords d’Oslo de 1993, que les acquis des phases précédentes de la négociation, qui constituaient jusque-là le socle des discussions nouvelles, sont pour la plupart abandonnés. Il en va ainsi de Jérusalem. Lors des négociations de Taba, en janvier 2001, la partie israélienne avait accepté que la ville devienne la capitale de deux pays : Jérusalem pour l’État d’Israël et Al Qods (le nom arabe de la ville) pour l’État de Palestine. Les Palestiniens, de leur côté, avaient insisté pour que Jérusalem-Est soit la capitale de leur futur État. La stratégie de colonisation et d’annexion de fait de Jérusalem-Est par Israël a progressivement détruit cette hypothèse de coexistence des deux capitales. Puis la reconnaissance unilatérale par Trump de la ville comme capitale d’Israël a enterré de fait l’acceptation par les deux parties du partage de souveraineté. Ce choix diplomatique n’était conforme
  ni au droit international ni aux résolutions des Nations unies. Il a été
  contesté ou condamné par la majeure partie de la « communauté
  internationale », mais il est confirmé par les dispositions du plan de
  paix américain. Seule concession israélienne proposée par le document :
  la création à Jérusalem-Est d’une « enclave administrative » dans
  laquelle seraient rassemblés les services liés à la gestion de la population
  palestinienne. D’une utilité pratique discutable, cette « enclave »
  aurait pour principal mérite de démontrer que les dirigeants israéliens, eux
  aussi, ont su accepter les sacrifices et les efforts demandés aux deux parties.
  L’emplacement précis et le contenu exact de l’« enclave
  administrative » au sein de Jérusalem-Est ne sont pas clairs pour
  l’instant, mais cette création n’est pas censée héberger une représentation
  ou un organe politique palestinien comme le Parlement dont la construction
  avait été entamée, puis abandonnée, il y a quelques années, à Abou Dis, un
  faubourg limitrophe de Jérusalem-Est. Les lieux saints musulmans de
  Jérusalem-Est, placés sous la tutelle de la Jordanie en vertu des accords
  d’armistice israélo-arabes de 1949, ne changeraient pas de statut, la liberté
  de circulation et de culte sur l’esplanade des Mosquées serait garantie. Les
  dirigeants arabes consultés auraient insisté sur ce point selon les
  confidences de Jared Kushner au quotidien palestinien. D’État palestinien en revanche,
  il n’est plus question. La seule entité envisagée est une sorte de bantoustan
  palestinien, sans souveraineté, ni unité territoriale, ni forces de sécurité. Innovation majeure et explosive, le plan
  prévoirait aussi l’annexion à Israël d’une bonne partie de la Cisjordanie. Emporté par le besoin de convaincre
  l’électorat des colons, qu’il jugeait capital pour sa réélection, Benjamin
  Netanyahou en a fait l’aveu prématuré dimanche en affirmant que s’il était
  élu, il annexerait immédiatement les blocs de colonies et ne retirerait
  aucune colonie juive isolée. Ce qui coïncide avec l’une des dispositions du
  plan américain selon laquelle Israël annexerait la « zone C » de la
  Cisjordanie. Définie par les accords intérimaires
  d’Oslo, cette zone, qui couvre 60 % de la Cisjordanie, s’étend de la
  ligne d’armistice de 1949 (« ligne verte ») jusqu’au Jourdain, qui
  constitue la frontière avec la Jordanie. Sous contrôle sécuritaire et
  administratif israélien, elle abrite près de 200 000 Palestiniens et la
  quasi-totalité des quelque 500 000 colons israéliens de Cisjordanie.
  Elle contient, sous forme d’îlots territoriaux séparés, la zone A (18 %
  du territoire) qui s’étend autour des principales agglomérations
  palestiniennes et la zone B (22 %) qui réunit les terres non construites. Si cette disposition est confirmée, elle
  répondra exactement à une exigence des dirigeants israéliens qui répètent,
  depuis des années, que le contrôle de la vallée du Jourdain est indispensable
  à la sécurité d’Israël. Elle confirmera aussi que, comme l’avait annoncé
  Jared Kushner, le plan de paix de la Maison Blanche permettra enfin à Israël
  de définir clairement sa frontière orientale. Jusque-là incertaine, et liée
  théoriquement au tracé de la ligne verte, elle pourrait, si le plan est
  appliqué, suivre le cours du Jourdain. Dans cette configuration, le
  territoire dévolu à l’État palestinien se limiterait, au-delà du mur et de la
  barrière de séparation, à un archipel de cantons épars, représentant
  40 % de la Cisjordanie, c’est-à-dire moins de 10 % de la Palestine
  mandataire. L’impossibilité matérielle d’y construire un État viable
  rejoindrait ici le refus croissant, chez les dirigeants – et dans une partie
  de la société israélienne –, de voir naître un État palestinien. Même si l’annexion de tout ou partie de
  la Cisjordanie est aujourd’hui jugée inutile, voire nuisible à la sécurité
  d’Israël, par certains militaires comme les « Commandants pour la
  sécurité d’Israël », plus de 40% d’Israéliens s’y déclarent favorables,
  sous des formes diverses, 30 % hésitent et 28 % seulement y sont
  opposés. Ce sont donc moins des impératifs sécuritaires ou stratégiques
  régionaux que des considérations de politique intérieure israélienne qui ont
  guidé Jared Kushner lorsqu’il a inscrit ce projet dans son plan. Parmi les autres dispositions explosives
  de ce document, figure aussi le destin des réfugiés. Selon les informations
  communiquées à certains pays arabes, le droit au retour, même sous forme
  symbolique, des quelque 5,2 millions de réfugiés palestiniens dispersés dans
  le monde arabe, n’est même plus mentionné dans l’accord proposé, bien qu’il
  figure explicitement dans la résolution 194 des Nations unies. À Taba, en 2001, où la délégation
  israélienne avait récusé le « droit au retour », mais admis
  « le souhait de retour », les négociateurs des deux camps avaient
  envisagé, à titre symbolique, le retour sur quinze ans de 40 000
  réfugiés dans le territoire de l’État de Palestine à créer. Pour la majorité des réfugiés, qui
  n’auraient pas bénéficié de ces rapatriements exceptionnels, étaient prévus
  des programmes d’intégration dans les pays hôtes et/ou de transfert, sur une
  base volontaire, vers des pays tiers. Seules ces deux dernières options
  seraient aujourd’hui envisageables, à condition que les fonds mobilisés le
  permettent. Lorsqu’on connaît l’importance politique et humaine des réfugiés,
  « porteurs du pays natal », dans le mouvement national palestinien,
  lorsqu’on a en mémoire la place faite à leur destin dans les discussions,
  depuis Oslo, on imagine l’ampleur du renoncement auquel sont contraints par
  ce « plan de paix » les Palestiniens. La
  colère du vieux roi Salmane À Ramallah, où le nouveau premier
  ministre palestinien Mohammed Chtayyeh n’est toujours pas parvenu à former
  son gouvernement, après un mois de consultations, les rumeurs alarmantes qui
  circulent sur « l’accord du siècle » s’ajoutent aux spéculations
  politiques, aux difficultés économiques et au discrédit qui frappe l’autorité
  pour alourdir le désarroi des Palestiniens, dont l’avenir a rarement été
  aussi sombre. « Une chose est certaine, dit un proche du
  président palestinien, si les Américains et les Israéliens croient qu’en
  le plaçant en face du fait accompli que constitue ce plan ils vont le faire
  céder et arracher son accord, ils se trompent. Il est vieux, malade,
  politiquement très affaibli, mais il ne veut pas mourir dans la peau d’un
  traître. Si un dirigeant palestinien doit approuver ce texte qui nie
  l’intégralité de nos droits nationaux, ce ne sera pas lui. » Le caractère déséquilibré, ouvertement partial,
  de ce plan où les concessions des deux parties sont loin d’être équivalentes,
  explique en partie les nombreux ajournements de sa présentation. Réticents à
  participer à la mobilisation des 25 milliards de dollars destinés au
  financement d’un projet aussi contestable, nombre de dirigeants arabes, même
  lorsqu’ils n’ont rien à refuser à Washington, redoutent les éruptions de
  colère qui pourraient se manifester, au sein de leur population, face à la
  publication d’un plan aussi ouvertement favorable à Israël. Et ils n’ont
  aucune envie que leurs concitoyens sachent qu’ils ont été associés à ce
  projet. Ils sont donc à l’origine de nombre de modifications du texte et de
  retards dans sa publication. Le président égyptien al-Sissi, qui
  avait dans un premier temps manifesté un certain intérêt à la création d’une
  vaste zone industrielle dans le Sinaï, au voisinage de la bande de Gaza, que
  le plan Kushner entend séparer de la Cisjordanie et rapprocher de l’Égypte,
  semble aujourd’hui nettement moins enthousiaste. La perspective d’ajouter à
  ses problèmes domestiques la surveillance d’un territoire sous contrôle d’une
  organisation issue des Frères musulmans, et où s’activent aussi des partisans
  de l’Iran, pourrait compliquer ses relations avec Trump, qui vient de se montrer
  très généreux avec lui en matière de lutte antiterroriste. En Jordanie, tout aussi dépendante de
  l’aide américaine, le roi, qui ne sous-estime pas l’écho déstabilisateur que
  pourrait avoir dans son royaume une explosion de colère en Palestine, semble
  tout aussi méfiant face aux intentions israéliennes sur la gestion des lieux
  saints musulmans que face aux ambitions saoudiennes. « Depuis
  quelques semaines, raconte un diplomate, chaque fois que le souverain
  s’exprime à la télévision, c’est en uniforme militaire, comme s’il voulait
  signifier à ses voisins qu’Amman n’est pas disposé à renoncer à son rôle à
  Jérusalem. » Car, sous l’influence de MBS, le royaume
  wahhabite qui abrite les villes saintes de La Mecque et Médine,
  entendrait profiter de l’affaiblissement des Palestiniens et du soutien
  accordé au plan Kushner pour obtenir d’Israël une présence plus important
  dans le troisième lieu saint de l’Islam. Alors que le prince héritier
  saoudien a été avec son mentor émirati Mohammed ben Zayed (MBZ) l’un des principaux
  soutiens arabes du plan Kushner, c’est peut-être cependant de Riyad que
  viendra dans la région la réticence la plus encombrante face au projet
  américain. Très fâché que ses amis américains
  n’aient tenu aucun compte de l’initiative arabe de paix de 2002, qui
  prévoyait l’évacuation par Israël des territoires occupés depuis 1967 et la
  création dans ces territoires d’un État palestinien avec Jérusalem-Est pour
  capitale, le vieux roi Salmane, père de MBS, aurait du mal à admettre la
  reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël et l’abandon du projet
  d’État palestinien, ce qu’il tiendrait pour une défaite historique des Arabes
  et des musulmans. Et il ne serait pas disposé à contribuer financièrement à
  ce désastre. Réticence qui pourrait être partagée par d'autres souverains si
  la révélation du plan américain provoquait des manifestations de colère
  populaire. En d’autres termes, même si dans l’entourage de Netanyahou certains estiment que Trump sera capable d’imposer son plan de paix au moment de son choix, comme il l’a fait – sans susciter d’opposition crédible – pour la reconnaissance de Jérusalem comme capitale ou pour celle de l’annexion du Golan, la partie, cette fois, risque d’être plus difficile. Cela pourrait justifier un nouveau report de la publication du document jusqu’au 14 mai, par exemple. Date anniversaire de la proclamation par David Ben Gourion de l’indépendance de l’État d’Israël, en 1948. |