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Israël: la liste noire de l’ONU

Par René Backmann

 

La publication par les Nations unies d’une liste d’entreprises impliquées dans la colonisation de la Cisjordanie, en violation du droit international, a provoqué en Israël des réactions violentes, de la gauche à la droite. Qui révèlent l’adhésion de la majorité des Israéliens à la colonisation et à l’annexion des territoires occupés palestiniens.

La haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations unies, Michelle Bachelet, a publié mercredi 12 février un rapport de dix pages contenant la liste des entreprises présentes, en violation du droit international, dans les colonies israéliennes de Cisjordanie. Colonies dont l’existence, en vertu des mêmes lois et règles, est tout aussi illégale. Attendue depuis 4 ans, annoncée, puis retardée à de multiples reprises, cette liste qui comportait à l’origine plus de 200 noms, puis 188, en compte dans sa version actuelle 112 (lire le rapport ici).

Elle a vocation à s’allonger ou se réduire en fonction de l’arrivée de nouvelles sociétés ou du départ de certaines de celles qui viennent d’être recensées. Il s’agit en fait d’une base de données dont l’ONU assurera, en principe, une mise à jour régulière. On y trouve aujourd’hui 94 firmes israéliennes, 6 américaines, 4 néerlandaises, 3 françaises, 3 britanniques, 1 luxembourgeoise et 1 thaïlandaise. Ce travail est le fruit de vérifications et de recoupements rigoureux fondés sur une dizaine de critères de sélection très précis, qui ont éliminé, au fil des ans, certaines des sociétés désignées à l’origine. En octobre 2017, un document de travail énumérait ainsi une trentaine de sociétés américaines . Il en reste 6 dans la version actuelle de la liste. Et quelques mois plus tôt, plusieurs ONG françaises avaient révélé l’implication de cinq groupes financiers français dans la stratégie israélienne de colonisation. Aucun de ces groupes ne figure dans la liste de l’ONU.

Entrepris en réponse à une demande formulée en mars 2016 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, le rapport présenté par Michelle Bachelet est un simple constat. Il rappelle le mandat confié à la haut-commissaire, précise les différentes formes d’implication des entreprises, indique la méthode de travail adoptée par les auteurs du document et expose les formes de contacts entre les auteurs et les entreprises concernées. On n’y trouve ni analyse du statut juridique de leur présence, ni jugement sur leur rôle – décisif ou non – dans l’entreprise de colonisation, ni appréciation sur la pertinence de leurs activités. Ni mention de leurs relations avec les communautés palestiniennes voisines. Et encore moins de suggestions ou propositions d’actions, d’appels au boycott, ou à l’instauration de sanctions contre les entreprises en question ou contre Israël. 

Pourtant l’accueil réservé à ce document en Israël par le gouvernement, mais aussi par l’opposition, la majorité de la presse et de l’opinion publique, a été d’une violence inouïe. Pourquoi ? Parce que l’annexion des territoires occupés est déjà, et depuis longtemps, un fait accompli dans l’esprit de la plupart des Israéliens. Et parce qu’en fait le plan de Trump ne fait qu’ajouter l’onction de la première puissance de la planète à la réalité telle qu’elle est vécue tous les jours sur le terrain. L’occupation et la colonisation sont aujourd’hui des concepts révolus, oubliés chez nombre d’Israéliens. Le droit international, les résolutions des Nations unies, les droits de l’homme, des mots « du passé », comme dirait Jared Kushner, gendre de Trump et ami de Netanyahou. 

Dans ces conditions, dresser une liste de 112 entreprises présentes en Cisjordanie équivaut pour les actuels dirigeants israéliens et la majeure partie de leurs électeurs à désigner 112 cibles aux partisans du « boycott d’Israël ». Car, à leurs yeux, contester la légalité des colonies c’est contester la légitimité d’Israël. Par une confusion obstinément entretenue, la condamnation de la colonisation et des firmes qui y contribuent devient condamnation d’Israël. Donc menace contre le peuple juif.

Renonçant, pour une fois, à accuser l’ONU d’antisémitisme, comme l’ont fait deux de ses ministres Yariv Levin et Gilad Erdan, Benjamin Netanyahou a réagi comme si la liste des entreprises était le dernier outil offert par les Nations unies aux ennemis d’Israël, et s’est engagé à « boycotter tous ceux qui boycotteront Israël ». Plus étonnant, le président israélien, Reuven Rivlin qui passait jusque-là pour un homme d’État sage, tolérant et modéré, au point d’exaspérer Netanyahou qui appartient au même parti, a qualifié le document de l’ONU de « honteuse initiative, rappelant les heures les plus sombres de notre histoire ». « En d’autres termes, a commenté le quotidien Haaretz, publier une base de données sur les entreprises qui opèrent dans les colonies – ce qui est illégal selon le droit international et les résolutions de l’ONU – est du même ordre, aux yeux de Rivlin, que l’Holocauste. »

Adversaire principal de Netanyahou aux législatives du 2 mars, l’ancien chef d’état-major Benny Gantz n’a pas voulu paraître moins annexionniste et moins indigné que son rival. « C’est un jour noir pour les droits de l’homme, a-t-il déclaré. Le bureau du haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU a perdu tout contact avec la réalité. » Son partenaire Yaïr Lapid est allé plus loin encore, en accusant Michelle Bachelet d’être devenue « le haut-commissaire aux droits des terroristes ». Oubliant apparemment – ou ignorant ? – qu’en matière de droits de l’homme, elle avait peu de leçons à recevoir : fille du général Bachelet, compagnon de Salvador Allende, arrêté et torturé par les bourreaux de Pinochet, elle a également connu, comme sa mère, la détention et la torture sous la dictature chilienne.

Même le chef de file de la coalition rassemblant les restes de la gauche, Amir Peretz, s’est joint au concert de condamnations du document de l’ONU. « Nous nous opposons aux boycotts, aux décisions de l’ONU indignes et inutiles, a-t-il affirmé. Nous agirons partout pour faire annuler cette décision et réserver la solidité de l’économie israélienne et les emplois israéliens. » « Aujourd’hui, constate un observateur politique, l’État d’Israël ne fait pas la distinction entre le droit d’Israël à exister comme pays et le débat sur l’existence des colonies. Au contraire, il cherche même à brouiller les limites entre les deux. Dans l’Israël de 2020, des organismes d’État utilisent le mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions) et l’antisémitisme comme synonymes dans leur campagne de protection de l’entreprise de colonisation. »

À ce jour, le principal enseignement de ce document de l’ONU est peut-être là. En contraignant les principaux mouvements politiques à sortir du bois pour prendre position sur la présence illégale d’entreprises israéliennes et étrangères dans les colonies non moins illégales de Cisjordanie, il les a aussi contraints à se prononcer clairement sur – en l’occurrence pour – la colonisation et l’annexion d’une bonne partie de la Cisjordanie. Et il a confirmé le déplacement continu vers la droite, voire l’extrême droite, du centre de gravité de l’électorat israélien.

Confortés par le soutien résolu mais électoralement intéressé de Washington, et par la complaisance silencieuse de la communauté internationale, les dirigeants israéliens s’installent dans un mépris croissant du droit international, un rejet de plus en plus audible de l’ONU et de ses composantes, de l’Unesco à la Cour pénale internationale en passant par l’UNRWA. Le tout en considérant, plus ouvertement que jamais, que la force est la solution à tout. Avec l’approbation d’une large majorité de l’électorat. Et d’une société que l’intolérante brutalité des modèles illibéraux ne rebute pas.

 

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