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les réfugiés de Palestine: l’arme du scandale
5 avril 2021 Par René Backmann Mediapart poursuit son enquête
sur la guerre secrète menée par les États-Unis et Israël contre les réfugiés
de Palestine. En 2019, après avoir sauvé son institution du désastre
financier créé par le retrait de Washington, le patron de l’agence de l’ONU
pour les réfugiés palestiniens, Pierre Krähenbühl, est violemment mis en
cause dans un rapport interne. Il est aujourd'hui blanchi. Dénoncée depuis des années comme nuisible par la droite israélienne, l’agence de l’ONU pour les réfugiés de Palestine (UNRWA) a failli disparaître en 2018, étranglée par l’arrêt de la contribution américaine décidé par Donald Trump. Son commissaire général, le Suisse Pierre Krähenbühl, l’a sauvée du naufrage en réunissant in extremis les fonds nécessaires (lire le premier volet de notre enquête). C’est alors qu’un « rapport interne » essentiellement fondé sur des rumeurs va faire du commissaire général la cible d’une campagne de déstabilisation à l’origine de sa démission. Finalement blanchi par le Bureau d’audit de l’ONU, mais sacrifié aux pressions politiques par le secrétaire général des Nations unies, Pierre Krähenbühl est aujourd’hui la principale victime collatérale de cette bataille. · Qui a fait fuiter le rapport qui accable Pierre Krähenbühl ? · En huit mois, un audit de l’ONU rétablit la vérité. · Pourquoi le secrétaire général de l’ONU refuse-t-il de le rendre public ? 2. Après la guerre financière, l’arme du scandale
pour déstabiliser l’agence Fin 2018, le bruit circule au sein de l’UNRWA qu’un rapport contenant des accusations embarrassantes pour Pierre Krähenbühl existerait et serait sur le point d’être transmis, à New York, au secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres. Selon la rumeur, le commissaire général de l’UNRWA serait accusé de mauvaise gestion des fonds des donateurs, de népotisme, d’autoritarisme, de conflit d’intérêts. On lui reprocherait aussi d’entretenir une relation sentimentale avec Maria Mohammedi. Accusations d’autant plus surprenantes que les membres de la Commission consultative pour la supervision interne (ACIO), qui se réunissent en principe trois fois par an pour conseiller le commissaire général sur la gestion et le fonctionnement de l’agence, n’ont jamais soulevé ces problèmes lors de leurs échanges avec Pierre Krähenbühl. « En 2018, se souvient un cadre de l’UNRWA, les conversations avec les experts de l’ACIO portaient principalement sur la crise financière de l’agence provoquée par l’arrêt du financement américain. » Mais il existe bien un rapport. Son auteur est un vétéran de l’UNRWA, Alex Takkenberg, un juriste néerlandais qui travaille depuis 30 ans au sein de l’agence, où il a été nommé en 2009 responsable du bureau d’éthique. À la retraite depuis la fin 2019, il partage son temps entre la « Toscane toulousaine » et l’Autriche. « Le climat, au sein de l’UNRWA, était très désagréable depuis le début de l’année 2018, explique-t-il aujourd’hui à Mediapart. Beaucoup d’employés se plaignaient de l’autoritarisme, du favoritisme de la direction, des absences trop fréquentes du commissaire général, des abus de pouvoir de ses adjoints. J’ai collecté pendant des mois des témoignages, des critiques, des protestations. Et j’en ai fait un compte-rendu de 10 pages. Comme je n’avais aucun pouvoir d’investigation et de vérification, c’était davantage des impressions, des perceptions, des inquiétudes que des informations recoupées. Mais je me considérais comme un lanceur d’alerte. » Pierre Krähenbühl, en visite le 17 août 2014 dans une école de Gaza administrée par l'UNRWA et visée par une frappe israélienne. © Ibrahim Khatib / NurPhoto / NurPhoto via AFP « Le 6 décembre 2018, j’ai envoyé mon rapport par mail au secrétaire général. Et à cinq autres responsables de l’ONU. Je ne l’ai communiqué à personne au sein de l’agence en dehors du chef de cabinet de Pierre Krähenbühl. Pendant plus d’un mois, il ne s’est rien passé. J’ai même pensé alors que le secrétaire général, qui dirigeait le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) à Genève au moment où Pierre Krähenbühl était directeur des opérations du CICR, et qui devait donc le connaître assez bien, hésitait à croire au contenu de mon rapport. Et fin janvier, j’ai appris que le rapport avait été communiqué à l’OIOS pour vérification. » Le Bureau des services de contrôle interne (BSCI, ou OIOS selon son acronyme anglais) est un service d’audit interne à l’ONU, composé largement d’anciens policiers et investigateurs professionnels chargés « d’établir les faits lorsque des comportements potentiellement répréhensibles ont été signalés, afin d’aider le secrétaire général à prendre les mesures disciplinaires adéquates ». Début février 2019, Alex Takkenberg est interrogé par deux enquêteurs qui veulent connaître les noms de la vingtaine de chefs de service de l’UNWRA évoqués dans son rapport. Fin mars 2019, Pierre Krähenbühl est officiellement informé qu’une enquête va être conduite. Quelques jours plus tard, une première équipe d’investigateurs débarque à Amman. L’OIOS va travailler huit mois à la vérification du « Rapport Takkenberg ». Tout est passé au crible : les téléphones, les ordinateurs, les courriers, les notes de frais, les préparatifs et les comptes-rendus de voyages, les billets d’avion. Les procédures de recrutement, de mutation et de promotion sont vérifiées. Les investigateurs se livrent même à une comparaison détaillée entre les dépenses de voyage engagées en quatre ans par Pierre Krähenbühl et en trois ans par son prédécesseur Filippo Grandi. Résultat : selon les conclusions du rapport : 420 251 dollars pour le premier, 259 321 dollars pour le second. Rien d’anormal n’est signalé. « M. Krähenbühl a fourni des explications détaillées pour chaque mission officielle accomplie de 2015 à 2018 », indique le rapport. La majeure partie des personnes citées dans le document ou identifiables sont entendues. Pierre Krähenbühl, qui a été informé des domaines d’investigation des enquêteurs, suit leurs travaux de loin, sans s’alarmer outre mesure. D’autant qu’il a fort à faire avec le rétablissement de l’équilibre financier de l’UNRWA et la situation à Gaza, de plus en plus tendue. Les consignes de tir à balles réelles données aux soldats chargés de réprimer les « marches du retour » face au grillage de la frontière avec Israël font des ravages. Pour la seule année 2018, cette stratégie fera 255 morts et plus de 7 000 blessés, dont de nombreux amputés ou invalides parmi les manifestants palestiniens. Le « scandale » de l’UNRWA éclipse sa « crise »Au
lendemain de son intervention devant les Nations unies, Pierre Krähenbül
donne une conférence de persse dans la ville de Gaza. © Mustafa Hassona /
Anadolu Agency via AFP C’est pour dénoncer cette violence devenue insupportable que Pierre Krähenbühl intervient le 22 mai 2019 devant le Conseil de sécurité de l’ONU, en vidéoconférence depuis Gaza. Mais c’est sur l’UNRWA qu’il est attaqué, depuis New York, par les chefs des délégations américaine et israélienne. Face à lui, sur l’écran, Jason Greenblatt, représentant spécial de Donald Trump, explique aux membres du Conseil que « le modèle économique de l’UNRWA, lié à une communauté de bénéficiaires en croissance exponentielle, est en crise permanente », que « des liens étroits existent entre les employés de l’UNRWA et le Hamas » et que certains locaux de l’agence sont transformés en « infrastructures de terreur ». Avant de conclure, menaçant : « Le mandat de l’UNRWA doit prendre fin. » « En écoutant M. Greenblatt, se souvient aujourd’hui Pierre Krähenbühl, j'ai senti que je devais réagir et prendre position de manière ferme. Je me suis dit que je ne pouvais pas laisser l'UNRWA attaquée sans fondement et laisser sans réponse un appel à la suppression d’un organisme dont dépendait la vie quotidienne de plus de 5,5 millions de personnes. » Sa réponse est en effet cinglante. Et son ton trahit une colère difficilement contenue qui n’échappe pas aux chroniqueurs diplomatiques. « Je ne peux tout simplement pas accepter, martèle le commissaire général, que les efforts entrepris chaque jour par l’UNRWA dans l’un des contextes les plus polarisés de la planète, pour préserver l’intégrité, la dignité et la neutralité de ses opérations, soient remis en question de cette manière. Pendant la guerre de 2014, c’est l’UNRWA qui a découvert des composants d’armes dans quelques-unes de ses écoles. C’est nous qui les avons trouvés. Et c’est nous qui en avons informé le monde et qui avons condamné le fait que ces composants aient été placés là. » « Il me paraît évident que la responsabilité de la nature prolongée du statut de réfugié palestinien incombe entièrement et clairement aux parties elles-mêmes et à la communauté internationale, en particulier du fait du manque de volonté des acteurs politiques d’apporter une solution politique à cette crise sans fin. La tentative qui consisterait à vouloir détourner l’attention des responsabilités politiques et rendre une organisation humanitaire responsable de la poursuite de cette crise est non seulement erronée mais infondée et contre-productive. » « Au moment où j’ai prononcé ces mots, dit-il aujourd’hui, je savais que j’allais en payer le prix. » Il ne se trompait pas. Un peu plus d’un mois après l’affrontement au Conseil de sécurité, la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera publie le contenu d’un « rapport confidentiel interne à l’UNRWA » qui fait état « d’abus d’autorité, de népotisme, de représailles, de discrimination » et autres « agissements à caractère sexuel inappropriés ». Il s’agit de celui d’Alex Takkenberg. Le responsable du bureau d’éthique, dont la fonction confère une certaine crédibilité au document jusque-là resté confidentiel, assure aujourd’hui encore n’être pour rien dans cette fuite dont l’AFP a également bénéficié. Le document est indiscutablement gênant pour les dirigeants de l’agence. Pierre Krähenbühl y est notamment accusé d’avoir « noué avec Maria Mohammedi une relation qui dépassait le caractère professionnel ». Selon le rapport, souligne de son côté Al Jazeera, « la conduite des personnes incriminées constitue un énorme risque pour la réputation des Nations unies et leur départ immédiat devrait être soigneusement étudié ». La chaîne qatarie, qui admet disposer du document depuis le mois de juin, indique que l’OIOS a été chargé d’une enquête sur le rapport. En quelques heures, le contenu du document fait le tour de la planète. Dans les médias, le « scandale » de l’UNRWA éclipse désormais « la crise » provoquée par l’arrêt du financement américain. Curieusement, la Suisse, qui avait énergiquement soutenu la candidature de Pierre Krähenbühl à la tête de l’UNRWA – au point d’appuyer plusieurs initiatives stratégiques et de prendre en charge le salaire de sa conseillère –, est loin de prendre la défense du responsable de l’agence. Et cela bien qu’il occupe le plus haut poste jamais attribué à un Suisse dans le système des Nations unies. Elle l’abandonne même ouvertement à son sort, révélant au passage la nature d’opération politique de la campagne en cours. En fait, Berne, dans cette guerre, est tout sauf neutre. Depuis qu’il est devenu, en novembre 2017, responsable du département fédéral des affaires étrangères – c’est-à-dire ministre des affaires étrangères – du gouvernement helvétique, le conservateur tessinois Ignazio Cassis, membre du groupe parlementaire d’amitié avec Israël, multiplie les déclarations et gestes de soutien à la politique de Netanyahou. En particulier pour tout ce qui touche à l’UNRWA. Il reçoit à Lucerne l’éphémère ministre israélien des affaires étrangères Israël Katz, qui appelle à démanteler l’agence, organisation « absurde, immorale, déraisonnable ». Il défend en public le livre de l’ancienne députée travailliste Einat Wilf, The War of Return, qui accuse l’UNRWA de « créer un problème de réfugiés ». Et, en mai 2018, à bord du jet gouvernemental qui vient de décoller d’Amman, où il a rencontré Pierre Krähenbühl, il confie à des journalistes qu’il se demande, comme Jared Kushner, si dans la question de la Palestine, « l’UNRWA fait partie du problème ou de la solution ». Sous l’impulsion de Cassis, la Suisse sera avec la Hollande et la Belgique l’un des rares pays à suspendre le versement du solde de sa contribution à l’UNRWA pour 2019, dans le sillage des États-Unis. « Il tentera même, s’indigne le député socialiste Carlo Sommaruga, membre de la Commission des affaires étrangères du Conseil des États, la Chambre haute du Parlement helvétique, d’imposer au Conseil fédéral (gouvernement) une nouvelle ligne sur le Moyen-Orient, calquée sur celle de Trump. » « Il est clair, insiste Carlo Sommaruga, que Cassis s’est, dès le début, rangé du côté de ceux qui entendaient délégitimer l’UNRWA et tout ce qu’elle représentait. » Ces remous, pourtant, ne semblent pas nuire à l’image et à la crédibilité de l’agence parmi les membres de l’ONU. En décembre, l’Assemblée générale vote à une écrasante majorité la prolongation du mandat de l’UNRWA jusqu’en 2023. Sur les 193 États membres, 170 se prononcent pour, 9 s’abstiennent et 2 seulement – les États-Unis et Israël – votent contre. « En dépit de tous ces événements, relève un ancien cadre démissionnaire, nous avons même obtenu un meilleur résultat que lors du renouvèlement précédent. » « Le 5 novembre 2019, se souvient Pierre Krähenbühl, j’ai un appel téléphonique du Secrétaire général. Il me dit qu’il vient de recevoir le rapport de l’OIOS et que toutes les allégations contre moi – corruption, fraude, mauvaise gestion des fonds des donateurs, autoritarisme, relation sentimentale avec ma conseillère – sont écartées par l’enquête. Il précise qu’il reste à éclaircir deux points concernant des recrutements. Mais il ajoute que son équipe suggère que je me mette en congé administratif, le temps de clarifier ces deux points. Il s’agit en particulier de la nomination du mari de mon adjointe, Sandra Mitchell, à un poste lié à la Jordanie C'est un point sur lesquels, c’est vrai, j’aurais dû être plus vigilant. Mais j’ai estimé que compte tenu de ce que j’avais vécu, de ce que l’agence avait traversé, ce qui m’était proposé n’était pas correct. Le rapport de l’OIOS concluait qu’il n’y avait rien à me reprocher, sauf ces deux points mineurs qui surviennent dans toute organisation d'une certaine taille, et que j’admets volontiers. Je n’avais donc aucune raison de me mettre en congé. J’ai refusé la suggestion des collaborateurs du Secrétaire général et je lui ai indiqué que, dans ces conditions, je donnais ma démission. Il l’a acceptée et nous nous sommes séparés en bons termes. » Plus de deux ans après cet échange téléphonique et la démission de Pierre Krähenbühl, ce qui est étrange, difficile à comprendre et plus difficile encore à admettre, c’est que le rapport de l’OIOS, un document de 129 pages qui détruit les accusations portées contre le responsable de l’UNRWA, n’ait toujours pas été rendu public par les Nations unies. Un Suisse – Philippe Lazzarini – a succédé à la tête de l’agence à un autre Suisse. Et l’UNRWA, qui a survécu à l’étranglement financier de Washington, se débat toujours avec des problèmes d’équilibre budgétaire. Au point d’avoir du mal à payer les salaires de ses 30 000 employés. Tout se passe au siège de l’ONU, à New York, comme si la page était tournée. Comme s’il était sans importance et sans intérêt de comprendre qui était à l’origine de cette opération de déstabilisation de l’UNRWA. De le dire. Et de rendre justice à un homme accusé à tort. Dense, d’une lecture rébarbative selon ceux qui l’ont eu entre les mains, mais très rigoureux, le rapport de l’OIOS est pourtant clair. Les accusations contre Pierre Krähenbühl y sont recensées, vérifiées et, l’une après l’autre, écartées. Dans leurs six pages de conclusions, les investigateurs reviennent sur les cinq reproches principaux adressés au commissaire général et résument en quelques lignes les résultats de leurs recherches. Rien ne vient étayer les accusations sur ces cinq points. Le dernier est consacré aux relations entre Pierre Krähenbühl et Maria Mohammedi. « L’OIOS, écrivent-ils n’a trouvé aucune preuve d’une relation qui aurait été plus que professionnelle entre M. Krähenbühl et Mme Mohammedi. » « Krähenbühl a été un dommage collatéral ».Les responsables de l’ONU sont-ils réticents à admettre qu’ils ont accordé du crédit à un document qui n’était qu’un recueil de ragots ? Et même assez de crédit pour déclencher sur cette base discutable une enquête interne ? Sont-ils incapables de convenir qu’ils n’ont pas su – ou voulu – protéger une agence et ses dirigeants, qui méritaient davantage d’attention ? Redoutent-ils d’avoir à avouer qu’ils ont dû céder à des pressions ou des influences politiques ? Leur silence, en tout cas, de même que leur décision de garder sous clé le rapport qui écarte les accusations à l’encontre de Pierre Krähenbühl, ouvre la voie aux hypothèses les moins flatteuses pour l’organisation internationale. « Lorsque j’ai appris que le rapport de l’OIOS, qui blanchissait Pierre Krähenbühl, avait été remis au secrétaire général de l’ONU, j’ai suggéré à divers responsables du département fédéral des affaires étrangères d’en demander la communication, confie le député Carlo Sommaruga, également avocat au barreau de Genève. Il y était question d’un citoyen suisse éminent, il me semblait légitime que ce document nous soit accessible. J’ai ensuite demandé à le lire, ce qui m’a été refusé par le département des affaires étrangères. J’ai finalement pu obtenir un résumé oral qui m’a été fait par une collaboratrice du directeur de l’aide humanitaire, Manuel Bessler, en sa présence. Par la suite j’ai pu, par mes propres contacts, avoir accès au document et le lire en détail, crayon en main. C’est indiscutable : tout ce qui était imputé à Pierre Krähenbühl était faux. Pour moi, aujourd’hui, il est clair qu’on a voulu déstabiliser et décrédibiliser l’UNRWA. Le rapport de Takkenberg a été un levier, et Pierre Krähenbühl, un dommage collatéral. » « Les Nations unies sont avant tout une organisation politique où nominations et mises à l’écart se font toujours sur une base politique, explique un diplomate français familier de l’ONU. Le secrétaire général tient beaucoup plus compte des grands pays que des autres. Il essaie de leur donner satisfaction ou au moins de ne pas les antagoniser. Les États-Unis, première puissance mondiale, premier contributeur financier et État hôte dont l’organisation dépend pour son fonctionnement quotidien, y sont évidemment au premier rang. Personne n’a oublié le sort de Boutros-Ghali sous une administration démocrate, ni celui de Ban Ki-moon, pendu au téléphone pour recevoir ses instructions. » « Que Guterres ait reculé devant une confrontation ouverte avec Washington ne m’étonnerait pas du tout, surtout face à un Trump capable de tout. Sa proposition à Krähenbühl peut s’interpréter comme une tentative maladroite de ménager la chèvre et le chou : on l’exfiltre pendant quelques mois pour calmer les Américains mais on le garde puisqu’on n’a pas de raison de s’en débarrasser. Mais il n’était pas ce genre d’homme… » Dans cette affaire, le travail de recherche de la vérité auquel l’état-major de l’ONU comme le gouvernement suisse ont tourné le dos, c’est une équipe de la télévision suisse (RTS) qui s’y est attelée. L’enquête de la journaliste Anne-Frédérique Widmann et du réalisateur Xavier Nicol, « Un Suisse dans la tourmente », a été diffusée le 17 décembre 2020 dans le cadre de l’émission « Temps présent ». Les collaborateurs de la RTS, qui ont obtenu l’intégralité du rapport de l’OIOS et l’ont fait lire par plusieurs experts, livrent un dossier très documenté sur la campagne contre l’UNRWA et les attaques contre son patron. Sans effet visible sur l'attitude du secrétariat général de l'ONU. « Avec le recul, je constate qu’il y a eu, en fait, deux processus parallèles, dit aujourd’hui Pierre Krähenbühl. D’abord une attaque, sans précédent dans l’histoire de l’humanitaire contre l’UNRWA par l’administration Trump, qui a appliqué une véritable stratégie de rupture en tentant d’étrangler financièrement l’agence. Puis, à la fin de l’année 2018, la dynamique pernicieuse du “rapport interne”. Rien ne permet d’établir un lien entre ces deux processus mais la fuite du “rapport interne” après mon intervention au Conseil de sécurité montre qu’il y a eu au moins un début d’instrumentation par des acteurs politiques. Pour moi, aujourd’hui, cela ne fait pas de doute : les attaques personnelles s’ajoutaient aux attaques sur la gestion pour accroître la déstabilisation de l’UNWRA. » « Les coïncidences chronologiques me laissent songeuse », ajoute, de son côté, Maria Mohammedi, qui a aujourd’hui quitté l’agence et admet que « cette période fut très dure sur le plan personnel ». « Que le rapport initial contre l’équipe dirigeante de l’UNRWA ait été rédigé de manière indépendante, ou qu’il ait été mandaté, manipulé ou instrumentalisé, il a participé à l’attaque contre l’agence. Consciemment ou inconsciemment, il a été intégré dans une action politique plus large. Pour le reste, utiliser une femme pour calomnier est une méthode vieille comme le monde. Souvent les hommes pensent, du haut de leurs privilèges hérités de la nuit des temps, qu’une femme, arabe de surcroît, acceptera d’être calomniée et dénigrée sans réagir. Je ne l’ai jamais accepté. J’ai choisi, inspirée par Gisèle Halimi, d’être digne, ce que ces hommes ne sont pas. » Aujourd’hui, le nouveau commissaire général, Philippe Lazzarini, s’efforce d’obtenir 1,5 million de dollars pour alimenter un budget alourdi par la lutte contre la pandémie, tout en attendant que Washington indique la date et le montant de sa contribution rétablie. Et son prédécesseur est rentré en Suisse pour « tourner la page et regarder devant ». Apaisé par les conclusions du rapport de l’OIOS, Pierre Krähenbühl s’était lancé, au début de l’année dans un nouveau métier où il comptait exploiter l’expérience tirée de ses responsabilités successives. « Après avoir passé 28 ans dans l’humanitaire, au CICR, puis à l’UNRWA, à gérer des enjeux liés aux conséquences des conflits, expliquait-il en janvier, je travaille désormais, avec d’autres, à essayer de les éviter ou à soutenir les efforts pour les résoudre ». Ce défi ambitieux, en fait, n’aura été qu’une transition vers une autre aventure humanitaire. Au moins aussi exigeante que la précédente. A la mi-mai, Pierre Krahenbul prendra ses fonctions de représentant du CICR à Pékin, avec comme champ de responsabilités, la Chine et les deux Corées. Une manière radicale de « tourner la page » sur un épisode où tout ne fut pas à oublier. « Pour moi comme pour ma famille, ces dernières années ont été éprouvantes, confiait-il récemment à Mediapart. Mais en réalité je ne regrette rien. Ma découverte, en particulier, de la mission d’éducation assumée par l’UNRWA a été exaltante. Nous avions près de 700 écoles, d’Alep à Gaza, et un demi-million d’élèves avec des enseignants d’une qualité et d’un courage incroyables. Savez-vous qu’en Syrie, malgré la guerre, les écoles de l’UNRWA n’ont pas fermé un seul jour ? » |