|
DOSSIERS
PRESSE
Les
accords de Genève
Nous
avons déblayé le terrain pour la paix
par Amos Oz*
le 17 octobre 2003
En me rendant a la conférence israélo-palestinienne
en Jordanie, j'étais sceptique. Je pensais que, comme souvent par le
passe, nous réussirions a concevoir un projet commun d'accord autour de
principes : faire la paix, stopper le terrorisme, mettre fin a
l'occupation et a l'oppression, reconnaître mutuellement les droits de
l'autre, et vivre en bon voisinage dans deux États pour deux peuples;
Cela, nous l'avons fait a maintes reprises, a l'occasion de toutes sortes
de conférences et de rencontres, avec accords et déclarations publiques
et tout ce que vous voulez. Souvent, ces dix dernières années, nous nous
sommes trouves a des distances vertigineuses de la paix, et avons glisse
dans les abîmes de la violence et du désespoir. Les mêmes vieux points
d'achoppement allaient, craignais-je, nous faire échouer de nouveau : le
"droit au retour", ou une solution au problème des réfugies?
Le "retour aux frontières de 1967", ou une carte rationnelle
qui prendrait en compte le présent, et pas seulement l'histoire? Une
reconnaissance explicite des droits nationaux des peuples juif et
palestinien a vivre chacun dans leur pays, ou seulement quelques
platitudes équivoques sur une "coexistence pacifique"? Un
accord des Palestiniens a renoncer, de façon définitive et absolue, a
d'autres revendications futures, ou des "trous noirs" qui
permettraient une éventuelle renaissance du conflit et des violences?
Dans le cadre des accords précédents, y compris les accords d'Oslo, les
deux parties ont pris grand soin de ne pas toucher au "cœur
radioactif" du conflit. Les réfugies, Jérusalem, la fin du conflit,
les frontières définitives, toutes ces mines étaient signalées, et
leur solution remise a un avenir meilleur. La conférence de Camp David échoua
a l'instant même ou l'on posa le pied sur ces mines.
Une maison pour deux familles, pas un lit double
Le premier soir, les membres des deux groupes se rencontrent pour une première
conversation. Quelques jours après le meurtre de familles et d'enfants au
restaurant Maxim, a Haifa, quelques heures après que plusieurs
Palestiniens innocents ont été tues a Rafah, dont des enfants. Une
ambiance étrange flotte dans la salle. Ici et la, quelqu'un lance une
plaisanterie, peut-être pour masquer ce mélange d'émotion, de
ressentiment, de soupçon et de bonne volonté.
Le colonel Ariel Shauli, ancien commandant de l'armée d'Israël dans la
bande de Gaza, est assis face a Samir Rantissi, cousin du leader du Hama
Abd al-Aziz Rantissi (que Tsahal avait tente d'assassiner a Gaza, ndt). Le
fils de feu Faical Husseini, Abd al-Kader al-Husseini (nomme ainsi en
hommage a son grand-père, qui pour l'enfant que j'étais alors était
connu pour etre le chef des bandes arabes et qui fut tue en 1948 dans une
bataille contre les forces israéliennes) est assis en face du général
Shlomo Bron, ancien commandant en chef adjoint de la division
planification stratégique de l'armée israélienne. A cote de David
Kimche, ancien officier du Mossad et ancien directeur général du ministère
des Affaires étrangères israélien, se tient Fares Kadoura, un dirigeant
du Tanzim, groupe activiste palestinien de guerilla.
A travers la fenêtre, au-delà de la Mer morte, on peut voir le petit
amas de lumières qui marque le kibboutz Kalia, qui d'après le pacte de Genève
devrait passer sous contrôle palestinien. On peut voir aussi le grand dôme
de lumières marquant Maale Adoumim, banlieue de Jérusalem sur la route
vers Jéricho, qui d'après le même document, deviendrait partie inaliénable
de l'Etat d'Israël.
Nous parlons et débattons (en hébreu) jusque bien après minuit, avec
Hisham Abd al-Razik, qui a passe 21 ans (la moitie de sa vie) dans les
prisons israéliennes. Aujourd'hui il sert son pays en tant que ministre
charge des affaires des prisonniers. C'est probablement le seul ministre
charge des affaires des prisonniers au monde. Mais notre
ministre-prisonnier a nous, Natan Scharansky, est probablement le seul
ministre au monde portant le titre de "ministre charge des affaires
de la diaspora". Un jour, la Palestine aura tres probablement un
ministre charge des affaires de la diaspora au lieu d'un ministre charge
des affaires des prisonniers.
Il y a une certaine intimité qui règne dans ces rencontres : les Israéliens
et les Palestiniens sont ennemis, mais pas étrangers. L'observateur
suisse présent à la conférence a probablement été surpris de voir les
fréquents changements de ton, dans les salles et les couloirs, entre la colère
et les tapes dans le dos, entre les piques aussi acérées que des éclats
de verre et les éclats de rire (des rires nerveux mais libérateurs
souvent provoques par des formules involontairement a double sens, comme
par exemple lorsqu'un Israélien disait "je peux te retenir un
moment?", ou quand un Palestinien disait "sur ce point, je vais
faire exploser la reunion").
Le jour ou nous siégerons face aux Syriens, les visages seront rigides et
fermes des deux cotes de la table des négociations. Les Palestiniens
disent la même chose quand ils évoquent leurs rencontres avec les
Saoudiens. Mais ici, au bord de la Mer morte, ou le député Haim Oron et
l'ancien ministre Yasser Abed Rabbo se promènent en short et sandales,
nous ressemblons davantage a un vieux couple qui divorce, dans la salle
d'attente du juge.
Eux et nous pouvons plaisanter ensemble, crier, nous moquer l'un de
l'autre, nous accuser, nous interrompre, nous mettre la main sur l'épaule
ou la taille, nous invectiver, et même, a l'occasion, essuyer une larme.
Parce qu'eux comme nous avons vécu 36 ans d'intimité. Une intimité
violente, cruelle, perverse, mais une intimité. Seuls eux et nous, et pas
les Jordaniens, ni les Égyptiens, et encore moins les Suisses, savons
exactement a quoi ressemble un barrage routier, le bruit que fait une
voiture piégée, et ce que disent les extrémistes des deux cotes disent
de nous. Parce que depuis la guerre des Six jours, nous sommes aussi
proches des Palestiniens qu'un geôlier l'est de son prisonnier relie a
lui par des menottes. Un geôlier qui menotte son prisonnier a son poignet
pour une heure ou deux, c'est assez banal. Mais un geôlier qui s'enchaîne
a son prisonnier pendant 36 ans n'est plus libre non plus. L'occupation
nous a vole notre liberté, a nous aussi.
Cette conférence n'était pas destinée à inaugurer une lune de miel
entre les deux nations. C'est même le contraire : elle était destinée
à atténuer, enfin, cette intimité perverse. A formuler un projet de
divorce équitable.
Un divorce douloureux, complique, mais un divorce qui libère des
menottes. Ils vivront chez eux, et nous vivrons chez nous. La terre d'Israël
ne sera plus une prison, ni un lit double. Elle sera une maison pour deux
familles.
Ce lien de geôlier a prisonnier deviendra un lien entre voisins qui
partagent la meme cage d'escalier.
Un mémorial commun
Nabil Qasis, ancien président de l'université de Bir-Zeit et ministre de
la planification de l'Autorité palestinienne, est un homme poli,
introverti et mélancolique. Et un dur négociateur. C'est peut-être le
seul membre du groupe palestinien a n'avoir aucune penchant pour la
plaisanterie ou pour l'échange de piques avec les Israéliens. Il m'arrête
devant la porte des toilettes et me dit: "s'il te plait (1), essaie
de comprendre : pour moi, renoncer au droit au retour aux villes et
villages que nous avons perdus en 1948, c'est changer complètement d'identité".
J'essaie réellement de comprendre. Ce que ces mots veulent dire, c'est
que l'identité de Nabil Qasis est conditionnée a l'éradication de la
mienne.
Plus tard, au cours d'une discussion dans la salle de réunion, Nabil
Qassis élève la voix et exige que le mot "retour" figure dans
le document. En echange, lui et ses camarades consentiront a ce que le mot
soit accompagne de réserves. Avraham Burg, religieux, député
travailliste et ancien président de la Knesset, élève lui aussi la
voix. Lui aussi est en colère : que Nabil Qasis renonce a une partie de
son identité, comme moi, Avraham Burg, renonce a pas moins qu'une
partie de ma foi religieuse en étant prêt a
accepter, le cœur brise, une souveraineté palestinienne sur le Mont du
Temple.
Pour ma part, je dis qu'en ce qui me concerne, le mot "retour"
est un nom de code pour la destruction d'Israël et pour la création de
deux États palestiniens sur ses ruines. S'il y a retour, il n'y a pas
d'accord. De plus, je ne signerai que si le document contient une
reconnaissance explicite du droit national du peuple juif a son propre
pays.
Ce fut l'un des nombreux moments difficiles qu'a connus la conférence.
Finalement, les mots "droit au retour" et "retour" ne
figurent nulle part dans le document, qui parle d'une solution
globale au probleme des réfugies palestiniens dans son ensemble, en
dehors des frontières de l'Etat d'Israël.
De plus, le document que nous avons signe reconnaît sans équivoque le
droit du peuple juif a son propre pays, aux cotes de l'Etat du peuple
palestinien.
Autant que je sache, jamais nous n'avions entendu auparavant de la bouche
d'un représentant palestinien les mots "peuple juif", ni aucune
reconnaissance du droit national du peuple juif a établir un Etat
indépendant sur la terre d'Israël.
A 2h30 du matin, après une 15eme tasse de café, pendant une pause, je
dis a Yasser Abed Rabbo et a plusieurs de ses camarades : un jour, nous
devrons ériger un mémorial commun en souvenir de cette horrible folie,
la votre et la notre. Après tout, vous auriez pu être un peuple libre il
y a 55 ans, il y a cinq ou six guerres, il y a des dizaines de milliers de
morts (les votres et les notres) si vous aviez signe ce type de document
en 1948. Et nous, les Israéliens, aurions pu depuis longtemps vivre dans
la paix et la sécurité si nous avions offert en 1967 au peuple
palestinien ce que le document leur offre aujourd'hui. Si la victoire et
les conquêtes de la guerre des Six jours ne nous avaient pas enivres.
Nous porterons même Sharon sur nos épaules
Il n'y a aucune raison pour l'hystérie qu'encouragent aujourd'hui les
opposants a cet accord. Ses auteurs savent parfaitement que Sharon et ses
ministres représentent le gouvernement légal d'Israël. Ils savent aussi
que leur initiative, fruit d'une longue série de rencontres entre les
deux parties, et demeurée strictement secrète pendant deux ans, n'est
rien de plus qu'un exercice.
Le but de l'exercice est uniquement de montrer aux opinions israélienne
et palestinienne une fenêtre a travers laquelle ils peuvent voir un autre
paysage plus de voitures piégées, de kamikazes, d'occupation, de
répression ni d'expropriations, plus de guerre sans fin ni de haine. A la
place, il y a une solution détaillée, prudente, et qui n'évite aucune
question de fond.
Son principe de base est : nous mettons fin a l'occupation, et les
Palestiniens mettent fin a leur guerre contre Israël. Nous renonçons au rêve
du Grand Israël, et ils renoncent au rêve de la Grande Palestine. Nous
abandonnons la souveraineté sur une partie de la terre d'Israël, là ou
est notre cœur, et ils font la même chose. Le problème des réfugies de
1948, au cœur du problème de notre sécurité nationale, est résolu de manière
globale, complète, et totalement en dehors des frontières de l'Etat d'Israël,
et bénéficiera d'une importante aide internationale.
Si cette initiative est appliquée, plus un camp de réfugies, avec son cortège
de désespoir, d'abandon, de haine et de fanatisme, ne demeurera au
Moyen-Orient. Dans le document que nous avons en main, le cote palestinien
accepte contractuellement, définitivement et irrévocablement, de dire
qu'il n'a pas, et n'aura plus jamais dans le futur, de revendications à
l'égard d'Israël.
A la fin de la conférence, après la signature, un représentant des
Tanzim nous a dit que peut-être, aujourd'hui, nous voyons se profiler a
l'horizon la fin de la guerre de 100 ans entre les Juifs et les
Palestiniens. Elle cédera la place, a-t-il dit, a un combat dans merci
entre ceux de chaque cote qui soutiennent le compromis et la paix, et une
coalition fanatique d'extrémistes israéliens et palestiniens.
Ce combat est aujourd'hui engage, avec Sharon qui est passe a l'attaque
avant meme que le pacte de Genève ait été publie, et avec les leaders
du Hamas et du Jihad islamique qui se sont precipites pour le soutenir,
avec le même vocabulaire haineux.
Que n'a pas le pacte de Genève? Il n'a pas de dents. Ce n'est rien de
plus que 50 feuilles de papier. Mais si les peuples des deux cotes
l'acceptent, demain ou après-demain, ils se rendront compte que le
travail de déblayage a déjà été fait. Presque jusqu'au moindre détail.
Si Sharon et Arafat veulent l'utiliser comme base d'un accord, ses auteurs
ne se battront pas pour leurs droits d'auteur. Et si Sharon présente un
plan différent, meilleur, plus élaboré, plus patriotique, qui soit
aussi accepte par l'autre cote? Qu'il le
fasse. Nous le féliciterons. Et même si, comme chacun sait, Sharon est
assez lourd, mes amis et moi le porterons sur nos épaules.
(1) en hébreu, le vouvoiement n'existe pas.
* Amos Oz est l'un des romanciers israéliens les plus importants. Il est
l'un des fondateurs du mouvement Shalom Arshav (La Paix Maintenant)
|
|