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DOSSIERS PRESSE

Aller à l'école ?
Impossible : on se heurte à un mur !

par Gideon Levy
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du vendredi 5 septembre 2003

La petite fille, dans sa tenue d’écolière, les cheveux coiffés avec soin, marche vers l’école, en ce lundi de rentrée des classes. Elle se dirige vers l’école, ai-je dit ? Eh bien non. Pas vraiment. Il y a un mur, en travers du chemin de l’école. En se faufilant avec difficulté entre les gros blocs de ciment qui assiègent sa maison, elle réussit presque à passer. Elle est fluette ; donc, elle – elle passe. Mais son cartable flambant neuf ; non. Rebroussant chemin, elle essaie à un autre endroit, où les gens escaladent les parpaings plutôt que de se faufiler. Elle se baisse pour passer sous les fils de fer barbelés, avance un pied de l’autre côté, puis tire son cartable. Après quoi, elle se redresse, elle saute et atterrit avec un petit bruit sourd puis elle se met à courir à toutes jambes – par peur de la police des frontières qui risque de se pointer à tout moment. Enfin, elle arrive à l’école. Ouf ! Saine et sauve : en un seul morceau !

Bonjour le niveau : bienvenue au CP !

Pas besoin d’aller bien loin pour voir ces scènes inadmissibles. A un quart d’heure du centre de Jérusalem, vous pourrez vérifier par vous-même à quoi cela ressemble, la cruauté gratuite : il s’agit de vexations collectives sans rapport d’aucune sorte avec leur but affiché. La petite ville d’Abou Dis fut naguère presque la capitale temporaire de la Palestine, avec un palais du parlement imposant pour le prouver. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un village poussiéreux, défiguré et abandonné, avec une muraille passant au milieu, qui coupe tout, absolument tout en deux.

Depuis maintenant un an, là-bas, un mur affreux, en béton, divise les gens entre bons et mauvais ; entre captifs et libres ; entre bleus (couleur de la carte d’identité israélienne) et orange (couleur de la carte d’identité cisjordanienne). Officiellement, les Palestiniens qui vivent à l’ouest du mur sont des gens bien : Israël les laisse tranquilles, ils sont considérés faire partie des habitants de Jérusalem. Ceux qui vivent à l’est du mur, par contre, son encagés comme des animaux de cirque.
La séparation n’est pas absolue. Malgré l’absence de tout portail, par décision délibérée – en elle-même et par elle-même inique – des infiltrations se produisent sous le nez des patrouilles de la police des frontières, qui grouillent dans le village. Qui, escaladant, passe par-dessus ; qui, rampant, passe par-dessous. Tous, humiliés. Une ville entière doit franchir tant bien que mal le mur pour aller à l’école, à l’épicerie, au travail – jour après jour, matin après matin : des gens âgés, des jeunes hommes, des femmes, des enfants…

Les graffiti "Am Yisrael chai" ("Le peuple d’Israël est vivant » côtoient les croix gammées, sur le mur.
 « Va là-bas, à côté de la mosquée, c’est plus facile à escalader », suggère un garde-frontière. Et c’est vrai, il y a même des mémés qui escaladent, près de la mosquée. C’est plus facile, à cet endroit-là, parce qu’on n’a pas à faire une trop grande enjambée. Vous avez juste à relever votre jupe un tout petit peu, exposant vos jambes de manière immodeste (ce qui est interdit aux musulmanes traditionnelles), à vous accrocher au béton lisse comme une savonnette et à vous soulever, de toute la force de votre bras libre. Gênant, pas facile : mais vous n’avez pas le choix. Il y a toujours quelqu’un pour vous donner un coup de main. Ensuite, vous n’avez plus qu’à enjamber et à sauter de l’autre côté. Mais : attention à ne pas accrocher votre fichu au fil de fer barbelé ! Il n’y a pas une seule femme âgée, à Abou Dis, qui n’ait franchi ce mur. Même les handicapés sont portés à bout de bras d’un côté à l’autre, comme des sacs de farine.

Quelques étudiants venus du versant Jérusalem arrivent : ils se rendent à l’Université Al-Quds, portant livres et notes sous le bras. Cette université, avec son campus spacieux et ses bâtiments en pierre de taille, est la seule au monde dont les étudiants doivent escalader un mur pour aller assister à un cours magistral. C’est sans doute ce qu’on appelle l’éducation de haut vol ? Tirés à quatre épingles, cheveux gominés, les jeunes hommes naviguent avec aisance et prestance à travers le mur de béton. Un saut de gazelle, ils sont dans les territoires ; un saut de gazelle dans l’autre sens, hop : ils sont en Israël… Les femmes – honteuses de leur honte, alors qu’il s’agit en réalité de la nôtre – demandent qu’on ne les photographie pas. En voyant les femmes plus âgées, votre cœur se retourne.
Une jeep de la police des frontières est stationnée dans une cour privée. « Qu’est-ce que vous regardez, là ? C’est tellement banal ! », nous dit un officier, Amitai Levy, relax dans son véhicule blindé. « Allez donc à Sowahra al-Sharqiyya [c’est sur le mont de la Tentation]… Là-bas, alors là, oui, pour le coup : vous verrez des choses intéressantes ! »

Un garçon approche, en vélo, sa mère assise sur le porte-bagages, les bras chargés de sacs à provisions. Et maintenant ? « D’abord les sacs, ensuite la bicyclette, et enfin : nous. Fais bien attention ! » recommande la mère, soucieuse.

On assiste à des scènes cocasses. Une femme se retrouve coincée entre deux plaques de béton. Sa tête est dans les territoires et le reste de son corps – en Israël. Ses filles se tordent de rire jusqu’à ce qu’elle finisse par se libérer. Trois jeunes judokas – ceintures blanches – escaladent le mur en tenue : excellent échauffement avant le cours ! Une estafette en Vespa réceptionne un pare-brise en plexiglas que quelqu’un lui tend de l’autre côté ; il le fixe en toute hâte sur son scooter, et le voilà reparti ! Une armoire en Formica blanc est en train d’opérer sa traversée. Venant en sens contraire, elle croise un bidon d’assouplissant pour le linge, tout rose : très belle harmonie.

Voilà. A nous de traverser. Hésitants, un pied ici, une main qu’on nous tient charitablement, là, tremblant un peu, il n’y a rien à quoi se raccrocher. Une solution : sauter, sans se laisser distraire par ce plateau de petits gâteaux qui opère sa traversée depuis une pâtisserie de l’ouest vers une réception, à l’est… « Ramallah ! Ramallah ! » crient les chauffeurs de taxi, depuis l’autre côté, ne proposant aucune course au-delà du checkpoint de Qalandiyah, fin de la fin du monde, via deux autres checkpoints permanents et, allez savoir, peut-être quelques autres checkpoints provisoires…
Une jeep de la police des frontières rapplique. Cinq flics en sortent, dont trois casqués et portant gilet pare-balle. Ils boivent du Coca. L’un d’entre eux glaviotte généreusement. C’est la relève.
 « Allez jeter un œil du côté du Mont de la Tentation ! », s’était enthousiasmé l’officier Lévy. La vieille bagnole escalade la colline, de l’autre côté du mur. Les bulldozers sont à l’œuvre depuis une semaine, ici. « L’enceinte de Jérusalem », nom de code local pour désigner le mur d’apartheid délimitant la zone urbaine de Jérusalem, menace désormais de rejoindre à tout moment celui d’Abou Dis. Sur le terrain, le spectacle est effrayant. D’ores et déjà familier plus au nord, le serpent ondule en direction du sud, se lovant autour de Jérusalem. Large, intimidant, inexorable : là une oliveraie arrachée, là une maison sur le point de subir une opération chirurgicale. On entend au loin le rythme des perforeuses ; les flancs de la colline et la vallée sont dévastés. Un avocat sollicité par les habitants du coin nous dit qu’il espère au maximum leur obtenir un passage dans le mur. Mais, tout compte fait, il y a à peine une chance sur cinq d’y parvenir.

Des étudiants de l’Université Al-Quds font une manif sur leurs terrains de sport, qu’ils veulent défendre face à l’avancée des bulldozers israéliens. Depuis le sommet du Mont de la Tentation, la vue est saisissante : le serpent fauve de terre nue qui se faufile par-dessus les collines et traverse les vallées est en train de se compléter, des deux côtés, en menaçant le terrain de foot du campus. Sur la gauche, on met la touche finale à une route réservée aux colons, qui reliera demain Kedar à Ma’aleh Adumim. Il faut dire qu’il y a un tel trafic, ces jours-ci, depuis Kedar ! [Presque une voiture tous les deux jours !]

« On va leur péter leurs caméras, à ces barbares ! » grommellent les gardes de la société Shahaf, mitraillette au cou, qui protègent les bulls de la Zalman Barashi & Fils, tandis qu’une voiture de location s’arrête, avec sa poignée de militants et de journalistes internationaux. Récemment, les travaux ont exhumé quelques colonnes antiques, à cet endroit. La rumeur a circulé que le mur serait déplacé un peu vers l’ouest – ou l’est, on ne sait pas très bien. Ce que l’on sait, c’est que seuls des vestiges archéologiques sont susceptibles de modifier le tracé du mur. Pas les maisons. Pas les habitants. Pas les pâturages. Un terrain de foot, n’en parlons même pas.
De retour à Abou Dis, un policier des frontières nous interdit les caméras : « Ici, c’est une zone militaire fermée ! ». Une zone militaire fermée, qu’il a dit ? La police et les gardes armés ont en partage une aversion flagrante pour les photographes. C’est peut-être parce qu’ils ont honte de ce qu’ils sont en train de fabriquer ? Trois ouvriers du bâtiment, un grand et deux râblés, munis d’une scie électrique et d’une meule, reviennent de leur journée de turbin à Jérusalem. Mettez-vous là, sur le côté ! Cartes d’identité ! Bingo ! (Ils étaient allés en Israël sans permis). Maintenant, on va s’ « occuper d’eux », et dans les règles de l’art.

M., quarante-sept ans, habitant à Azzariyéh, douze enfants. « C’est mes prisonniers », dit un policier. « Ne leur parlez pas ! » Ah, ce n’est pas seulement une zone militaire ; c’est donc, aussi, une propriété militaire ? « Vous pouvez leur parler, mais seulement avec ma permission », se ravise le commandant David Azoulay. « Tout ceux qui sont là-bas, près de ce mur, ce sont MES prisonniers. »
Sur un geste de la main du policier, l’un des ouvriers qui attendent là sous le cagnard, s’approche, résigné. Un autre geste, signifiant, celui-là : « Aboule ton sac ! ». Brosse à dents, vêtements pilés, cordons électriques, souliers éculés, des lunettes tordues : le travailleur épuisé balance tout le contenu sur la route ; son visage dit tout le reste. Les yeux du policier sont dissimulés derrière des lunettes noires du dernier chic dans le vent – un gamin de dix-neuf ans en train d’humilier un père de douze gamins qui veut rentrer chez lui : « viens ici, va là-bas ! » Finalement, sur un ordre d’Azoulay, entouré de trois policiers, les ouvriers effrayés sont repoussés sans ménagement, derrière un bosquet de cyprès, hors de notre vue.

Traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier

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