Taysir Batniji, des visages contre l'oubli
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Né à Gaza peu avant
l’occupation des territoires palestiniens en 1967, Taysir Batniji ne se
réclame pas d’une discipline particulière : il développe, en fonction de
son propos, une pratique dite pluridisciplinaire (peintures, assemblages
d’objets, installations, photographies, vidéos, performances).
« Je tente à travers mon travail d'établir un dialogue direct avec l'environnement contextuel et quotidien (vécu) afin d'atteindre un état de fusion entre ces deux domaines. Les travaux effectués jusqu'en 1997, les peintures notamment, ne répondent pas forcément à ce désir. J'ai alors commencé à m'interroger sur le rapport entre mon travail et les choses auxquelles je suis confronté en permanence, dont deux particulièrement. La première concerne mon implication au cœur d'une scène artistique européenne et mondiale. C'est un rapport qui, bien que parfois critique ou sélectif de ma part, semble toutefois favorable à mon appréhension des nouvelles formes et moyens d'expression. La seconde concerne ma position en tant qu'homme et plasticien palestinien face à un pays jusqu'à ce jour plongé dans le conflit, et cela depuis un siècle. C'est de là je crois, de ce rapport entre ces deux choses, que naissent le sens et la spécificité de mon travail. Mais c'est de là aussi que peut découler l'ambiguïté parfois ressentie par certaines personnes confrontées à mes œuvres. Car les signes ou clichés médiatiques faisant habituellement référence au conflit israélo-palestinien, sans doute facilement percevables par le public, ne sont pas les aspects sur lesquels je fonde ma démarche. Dans mon travail actuel, je propose au contraire une lecture distanciée, "conceptuelle" des événements historiques et politiques qui marquent mon pays, ainsi qu'une subjectivité perçue à l'égard des dimensions humaines qui en résultent. En effet, depuis quelques années, les notions de vide, d'absence et d'arrachement sonnent comme des récurrences dans mon travail. Je m'attarde particulièrement sur la représentation de la disparition, disparition des êtres et dégradation des formes de représentation, elles-mêmes vouées à disparaître. C'est ce dont je rends compte dans des travaux tels qu'Absence (1997) ou la série à l'encre de Chine (Sans titre, 2000). Cette disparition est en fait une double disparition : l’absence physique des martyrs palestiniens dont l'existence identitaire n'est reconnue qu'à travers la mort, mais aussi celle des affiches « morales » ou des placards photocopiés de portraits, véhicules informatifs de la disparition, dont sont parsemés les murs et les portes des villes palestiniennes. Car l'existence de l'affiche et de ce qu'elle représente, apparition de la disparition, présence de l'absence, est non seulement ambiguë mais elle est en plus confrontée à la détérioration volontaire (arrachement) ou naturelle (passage du temps, intempéries, effacement ou usure de la pierre). Il s'agit donc pour moi de révéler la complexité formelle, symbolique mais surtout profondément identitaire qu'une telle approche de la disparition laisse paraître : quel est le devenir de l'identité palestinienne face à cette disparition de l'inexistant? Placardés à même la surface du mur d’exposition, les 180 portraits «photographiques» noir sur noir de Sans titre (2001) traduisent bien cette esthétique disparitionniste. Les morts de l’Intifada depuis septembre 2000. Archives, images de presse, placards, photographies d’identité, chaque portrait retrouvé est ensuite retravaillé info graphiquement, mis au même format, enregistré comme négatif… et finalement, imprimé sur un support adhésif noir brillant qui est à son tour transféré sur un second support noir mat. L’installation murale se dresse, telle un mémorial de la fragilité. En effet, selon la diffusion de la lumière sur le mur et l’emplacement ou le déplacement du spectateur dans l’espace d’exposition, chaque portrait apparaît et disparaît de façon éphémère, quasi fantomatique, rendant (in)visibles les visages jusqu’alors indistincts des « martyrs ». Apparition de la disparition, disparition de l’apparition, disparition de la disparition. Depuis mon retour à Gaza le 10 octobre 2000, peu de temps après le déclenchement des événements actuels, mon travail semble prendre une autre tournure. La vivacité et la précision de mon regard s'aiguisent. Aujourd'hui à la recherche d'une vie qui - même au plus profond des scènes quotidiennes - est sur le point de se figer ici et que je souhaite enregistrer, j'ai alors recours à l'usage d'images vidéo et photographiques. Ces particules réalistes, d'ailleurs présentées sous une forme fragmentaire, sont dérobées dans les rues, les marchés ou sur les murs au cours de mes cheminements quotidiens à travers Gaza. Bien que plongé au cœur du conflit, ce que je donne à « voir » ne se trouve pas dans l'évidence et le cliché de l'image médiatique ». Taysir Batniji texte rédigé pour le catalogue à l'occasion des Rencontres d'Arles, 2002 mis en forme par Sophie Jaulmes Taysir Batniji, des visages contre l'oubli |
Taysir Batniji, des visages contre l'oubli LE MONDE | 18.01.02 "J'ai trouvé que la terre était fragile, et la mer, légère."Le peintre Taysir Batniji ressemble à la terre et à la mer décrites par l'un de ses maîtres, le poète palestinien Mahmoud Darwich. Léger, il apparaît et disparaît, vit en France, repart à Gaza, surgit à Naples ou à Alexandrie, pose son atelier à Stuttgart ou dans une ruelle de Gaza, peint l'absence et l'effacement. Comme pour s'alléger encore, il tire sur ses cigarettes, s'emplissant d'air, se laissant aspirer par les volutes. Matin d'hiver parisien ; des oiseaux chantonnent dans le square en face de la galerie où il expose, petit havre de paix au cœur de la Bastille. L'artiste méditerranéen se protège dans un pull noir à col roulé. Fragile comme la terre de Palestine, il survit, sourit quand il parle d'art, s'assombrit quand il pense à sa famille, aux morts de son pays. A 35 ans, Taysir Batniji reste un jeune homme timide. Ses œuvres réfléchissent la violence, réfléchissent sur la violence. Mais lui, l'homme, parle doucement, dans un français excellent, aussi disert sur ses interrogations artistiques que discret sur le reste. Il cite encore Mahmoud Darwich : "J'ai pour souci constant de débarrasser la poésie de ce qui n'est pas de la poésie ; de la distinguer des tâches sociales qu'on lui assigne, de la délivrer de la politique immédiate", écrit le poète dans La Palestine comme métaphore. Rester un créateur, dans un contexte d'actualité obsédante, semble déjà un geste de résistance. A son retour à Gaza, en octobre 2000, quelques jours après le début de la deuxième Intifada, l'artiste en lui vacille. "Je ne savais que faire, face à cette actualité. Comment pouvais-je être utile, au moins pour moi-même, au lieu de rester à observer les événements ? Au début, je passais mon temps à regarder les informations à la télévision. J'avais du mal à m'arracher à ces images pleines de sang et de corps explosés." Puis il se construit un atelier dans la maison de ses parents, une famille modeste de Gaza-Ville qui n'apprécie guère sa carrière artistique, et commence à sortir dans la rue s'imprégner des scènes de la vie quotidienne. En juin, il expose ses nouvelles œuvres dans un centre culturel, le Village de l'art, principal lieu de rencontre de la création contemporaine à Gaza. C'est une petite partie de cette exposition qui est présentée actuellement à Paris. "Je cherche un langage artistique qui corresponde à ma manière de vivre, au fait que je circule tout le temps, et qui reflète aussi la situation des Palestiniens aujourd'hui, entre présence et non-présence, entre déplacement et urgence."Depuis plusieurs années, Taysir Batniji creuse la question des traces et des empreintes. En 1997, il fait une installation avec vingt rouleaux de toile blanche sur lesquels sont imprimées des empreintes de clés - celles que les familles palestiniennes ont emportées lorsqu'elles ont dû fuir en 1948. L'année suivante, il crée Absence, à l'aide de scotch arraché, sur un panneau de mur. Valise, sable, brouette, barbelés... suggèrent sobrement le départ, le vide, l'incertitude. LE PORTRAIT DES MORTS DE L'INTIFADA A Paris, l'artiste a installé ses deux grands panneaux noirs, larges de près de 2 mètres, dès l'entrée de l'exposition. Il nous invite à marcher de long en large devant l'œuvre (Sans titre, 2001, notre photo) : selon l'éclairage ou l'angle de vue, des dizaines de visages surgissent ou, au contraire, s'effacent dans le noir. Ce sont des portraits réalisés à partir de photos des morts de l'Intifada, ceux que la terminologie palestinienne qualifie de "martyrs" - hommes ou femmes, vieillards ou enfants, y compris le portrait d'une fillette de quatre mois, photographiés de leur vivant. Ce besoin urgent de conserver la mémoire s'enracine dans sa vie personnelle. Rompant avec sa pudeur, le peintre confie que l'un de ses frères, dont il a inclus la photo dans Sans titre, a été tué par un soldat israélien lors de la première Intifada. En janvier 2001, l'un de ses amis, le jeune peintre Abdelhamid El-Khorti, un artiste soutenu par le Centre culturel français de Gaza, a été abattu par des tireurs israéliens un soir où il rentrait chez lui. Il a été retrouvé baignant dans le sang, le visage emporté, comme effacé. "Je m'attarde particulièrement sur la représentation de la disparition des êtres et la dégradation des formes de représentation, elles-mêmes vouées à disparaître", explique le peintre. "C'est une double disparition : celle des martyrs palestiniens dont l'existence identitaire n'est reconnue qu'à travers la mort, mais aussi celle des affiches morales ou des placards photocopiés de portraits, véhicules informatifs de la disparition, dont sont parsemés les murs et les portes des territoires palestiniens." En revenant vivre à Gaza, après cinq années passées à l'étranger, l'œil de l'artiste a été immédiatement attiré par cet afflux d'images et de textes - programmes, slogans, rendez-vous - qui ornent les murs. Jour après jour, il s'est promené dans sa ville, caméra ou appareil photo en main, pour capter ce langage éphémère. Régulièrement, la police palestinienne l'interrompait, le soupçonnait. "Je les comprends car, cette année, une bonne partie des assassinats ciblés de Palestiniens par l'armée israélienne a été rendue possible grâce aux collaborateurs arabes qui prennent des photos des futures victimes. Je commençais toujours par proclamer que j'étais un artiste, et non un journaliste. Puis j'expliquais mon projet d'exposition ; ce n'était pas toujours facile." Il en a tiré un diaporama émouvant où les visages des morts, placardés aux murs, finissent par s'estomper, au point où ne demeurent que des lambeaux de papier, un regard, une lettre. "L'existence de l'affiche, apparition de la disparition, présence de l'absence, est non seulement ambiguë, mais elle est confrontée à la détérioration volontaire - arrachement - ou naturelle - passage du temps, intempéries, usure de la pierre." A présent, Taysir Batniji est accueilli en résidence de création à Stuttgart, jusqu'au printemps. Il compte repartir chez lui, à Gaza, poursuivre ses recherches autour de la question qui l'obsède : "Quel est le devenir de l'identité palestinienne face à cette disparition de l'inexistant ?" Catherine Bédarida ------------------------------------------------------------------------ BIOGRAPHIE
1966 Naissance à Gaza. 1967 Israël occupe la bande de Gaza. 1992 Études aux Beaux-Arts de Naplouse. 1995 Études en France. 2000 Repart vivre à Gaza. |