Paris, Maison de la Radio, lundi
3 février 2003 - 12h
La barbe blanche bien taillée, le costume sombre et élégant,
Uri Avnery a pris place dans la petite salle du Centre d'accueil de
la presse étrangère (CAPE) en compagnie d'une poignée de
journalistes et de sympathisants. Au premier rang, Leïla Chahid, la
représentante de la Palestine en France, est venue lui témoigner
son amitié et lui apporter son soutien en ces temps difficiles. À
côté de Leïla, la Palestinienne, il y a Rachel, l'Israélienne,
la fidèle épouse d'Uri qui participe à tous les combats de son drôle
de mari. Uri présente son dernier ouvrage «Chronique d'un
pacifiste israélien pendant l'Intifada», un recueil de ses
articles publiés depuis octobre 2000. L'occasion d'évoquer plus
largement la situation dramatique du Proche-Orient. Combien de nos
compatriotes connaissent l'itinéraire extraordinaire de cet homme
de presque 80 ans au regard sage et malicieux? Combien savent que ce
marathonien de la paix a pris des risques inouïs pour être le
premier Israélien à rencontrer Yasser Arafat dans Beyrouth assiégée
par l'armée du général Sharon en 1982? C'est une légende
vivante, Uri Avnery, mais qui conserve une modestie et une simplicité
qui forcent l'admiration. Infatigable lutteur de la réconciliation
entre Israéliens et Palestiniens, il continue chaque semaine de
livrer sa vision exigeante de l'actualité du moment sur le site
internet de son mouvement [1]
Malheureusement, Uri est aujourd'hui méprisé par beaucoup de ses
concitoyens résignés à la politique du pire d'Ariel Sharon, résignés
à voir leur pays s'enfoncer un peu plus chaque jour dans une
spirale sans fin de haine et de violence. Effrayés par la
multiplication des attentats-suicides depuis deux ans (et comment ne
le seraient-ils pas?), de nombreux Israéliens restent persuadés
que la guerre demeure la seule réponse possible pour assurer
l'existence d'un État juif au Proche-Orient. Ils n'entendront pas
le message d'Uri et les mères israéliennes et palestiniennes
continueront de pleurer encore trop longtemps leurs enfants
disparus. Qui est donc ce sage d'Israël qui tend encore la main à
son «frère l'ennemi» et nous donne enfin des raisons d'espérer?
Genèse d'un vrai patriote
Ne voyez surtout pas en Uri Avnery un utopiste, un rêveur
sympathique qui refuserait de comprendre les vrais enjeux du conflit
et les menaces réelles qui pèsent sur l'État hébreu. Uri est
d'abord un patriote qui, très tôt, a compris l'impasse où les «faucons»
d'Israël enfonçaient leur pays. Uri n'a d'ailleurs de leçons de
patriotisme à recevoir de personne. Israélien, il l'est jusqu'au
bout des ongles et les anti-sionistes d'ici ou d'ailleurs peuvent
passer leur chemin. Son parcours, à cet égard édifiant, rejoint
les plus belles légendes de l'État hébreu; de ces Juifs d'Europe,
humiliés, traqués, fuyant les pogroms et les persécutions, et
venant construire leur «foyer national» sur la terre de Palestine,
relevant la tête, et devenant des hommes nouveaux, des Israéliens,
à force de courage et d'abnégation. Né en Allemagne en 1923, Uri
a dix ans quand il immigre en Palestine avec ses parents, l'année où
Hitler arrive au pouvoir. Il n'est donc pas un «sabra», c'est à
dire un juif natif de Palestine. À quinze ans, il s'engage dans
l'Irgoun, l'organisation clandestine juive qui lutte contre le régime
colonial britannique. «Moi aussi, j'étais un terroriste»
admet-il simplement. Dès 1942, Uri quitte pourtant l'Irgoun,
jugeant les méthodes de l'organisation excessivement anti-arabes et
réactionnaires. Et puis vient le jour de gloire, le 14 mai 1948,
quand Ben Gourion proclame à Tel-Aviv la naissance de l'État
d'Israël, trois ans seulement après la fin de la Seconde Guerre
mondiale où six millions de juifs ont péri dans le plus grand génocide
de l'histoire. Dès le lendemain, les armées arabes lancent leurs
troupes à l'assaut du jeune État. Uri comprend alors que
l'existence même de son peuple est à nouveau menacée. Il décide
donc de rejoindre l'armée, la Haganah qui deviendra Tsahal, puis
s'engage plus tard comme volontaire dans une unité d'élite, les «Renards
de Samson». Il combat avec bravoure sur le front égyptien. Dans
les derniers jours de la guerre, il est sérieusement blessé et réformé
à l'été 1949 avec le rang de chef d'escadron. De ses souvenirs au
front, il écrira un recueil [2]
rassemblant ses chroniques publiées dans le journal Ha'aretz.
Uri a déjà attrapé le virus du journalisme.
En 1950, il crée une revue, Haolam Hazeh, qui ne manque
pas de s'opposer au «consensus» officiel et à la politique de Ben
Gourion. Il prône déjà à cette époque la séparation de l'État
et de la religion, la création d'un État palestinien ou encore l'égalité
entre les Juifs de descendance orientale et ceux de descendance
européenne. Élu député à la Knesset de 1965 à 1973 puis de
1979 à 1981, Uri sera le premier Israélien à prendre contact avec
l'OLP, bravant toutes les lois alors en vigueur en Israël. En 1976,
il créé le «Conseil israélien pour la paix israélo-palestinienne»
(CIPIP) avec le général Matti Peled. À cette époque, il se rend
à Paris et rencontre clandestinement des membres de l'OLP et déjà
Leïla Chahid. C'est Pierre Mendès-France, grand esprit
visionnaire, qui a eu l'idée d'organiser ces entrevues informelles,
histoire de préparer l'avenir. Le jour viendra où Israël
commencera le dialogue avec ses voisins honnis et les hommes et
femmes de bonne volonté ne seront alors pas de trop. Aucune loi,
aucune pression ne suffiront à intimider Uri, ni à le faire
reculer, lui le précurseur du dialogue et de la réconciliation. En
juillet 1982, il brave le siège de Beyrouth pour rencontrer Yasser
Arafat, le combattant, l'ennemi irréductible d'Israël dont l'évocation
même du nom terrifie encore les bonnes consciences du monde
occidental. Les années 70 et 80, décennies de plomb, ne l'ont pas
découragé. Après tout, Menahem Begin, le leader du Likoud devenu
premier ministre en 1977, a bien signé la paix avec l'Égypte d'Anouar
El-Sadate, à Camp David en 1979. Le Sinaï a été rendu à l'Égypte
en 1982 et les colonies de peuplement, installées après la
victoire de 1967, ont été démantelées sans coup férir. Israël
est une démocratie qui tient sa parole et respecte les accords signés.
L'Égypte aussi a offert la paix en échange et ouvert une ambassade
à Tel-Aviv. La paix n'est donc plus une utopie malgré les bombes
de Beyrouth, les détournements d'avions, les cris des fanatiques
qui ne veulent qu'un État entre la rive orientale de la Méditerranée
et le Jourdain, juif ou arabe, Israël ou Palestine. En 1988 à
Alger, le Conseil National Palestinien (CNP) a voté une résolution
prévoyant la coexistence de deux États sur la base des résolutions
242 et 338 du Conseil de sécurité. De fait, le CNP et Yasser
Arafat réalisent à ce moment la concession historique au nom du
peuple palestinien: la reconnaissance de l'État d'Israël sur 78%
du territoire de la Palestine mandataire.
Le « Bloc de la paix »
Puis viendra le temps d'Oslo, la reconnaissance mutuelle entre
Israël et l'OLP et la fameuse poignée de main du 13 septembre 1993
sur la pelouse de la Maison Blanche entre Itzhak Rabin et Yasser
Arafat. Une nouvelle ère se lève. La paix est maintenant sur
toutes les lèvres. L'infatigable Uri a fondé, un an plus tôt, le
«Gush Shalom» (Le Bloc de la Paix) afin d'influencer l'opinion
publique israélienne. À ne pas confondre avec le «Gush Emounim»
(Le Bloc de la Foi), les fanatiques d'en face dont le seul programme
consiste à peupler Gaza et la Cisjordanie de colonies juives pour
contraindre les Palestiniens au départ et construire le Grand Israël
de leurs rêves bibliques. Les rêves bibliques ou coraniques
justifient aussi le pire. Au nom d'Allah et de la lutte contre «l'entité
sioniste», les fanatiques du Hamas envoient leurs jeunes recrues se
faire exploser dans des bus remplis de civils israéliens. Au nom d'Eretz
Israël, Baruch Goldstein, un sympathisant du mouvement raciste
anti-arabe Kach (interdit en Israël), ouvre le feu au Caveau des
Patriarches à Hébron, le 25 mars 1994. Dans un délire de haine et
de fureur meurtrière, il tue trente Palestiniens et en blesse des
centaines d'autres. Petit à petit, les promesses d'Oslo s'enlisent
dans la violence. Les mouvements islamistes montent en puissance
dans les Territoires palestiniens. De leur côté, les Israéliens
prennent du retard sur le calendrier d'évacuation des villes
palestiniennes et la colonisation de la «Judée-Samarie»
(Cisjordanie dans le langage des colons) reprend de plus belle.
Depuis Oslo, le nombre des colons a doublé et ils sont aujourd'hui
plus de 200.000 à vivre dans les «Territoires». Il est d'ailleurs
très avantageux, sur le plan financier, pour un Israélien de
s'installer dans une colonie. Tous les colons ne sont donc pas des
fanatiques religieux mais aussi des gens modestes incités par l'État
à s'installer sur ces terres palestiniennes.
Le 4 novembre 1995, l'assassinat d'Ytzhak Rabin par un juif d'extrême-droite
plonge Israël et le monde dans la stupeur. Malgré l'accord de paix
signé avec la Jordanie en 1994, la situation du pays semble plus précaire
que jamais. Entre l'intransigeance des uns et les rêves de paix des
autres, le combat demeure sans issue. Uri a bien compris que la
politique à courte vue du successeur de Rabin, Benyamin Netanyahou,
ne ferait qu'aggraver la situation de tout le monde. Depuis la première
Intifada commencée en 1987, le niveau de vie des Palestiniens n'a
cessé de se détériorer et Oslo n'a rien arrangé. Uri martèle
pourtant la solution qui permettra de régler les autres: le retrait
total des Territoires et le partage de Jérusalem. Il faut traiter
tous les problèmes en même temps et ne surtout pas recommencer
l'erreur d'Oslo consistant à repousser les vrais points de discorde
à plus tard. Dans les faits, la méthode d'Oslo n'a conduit qu'à
instaurer un climat de méfiance permanente entre les deux parties où
chaque «incident» servait de prétexte à rompre le dialogue et
geler le processus. Malheureusement, Uri prêche dans le désert ou
presque. La chronique des dix ans qui se sont écoulés depuis Oslo
lui donne pourtant mille fois raison. Les accords de Wye Plantation
d'octobre 1998 où Netanyahou, contraint et forcé par
l'administration américaine, accepte de rendre 13,1% (!) de la
Cisjordanie en échange de garanties importantes de sécurité,
prouvent au monde entier qu'Israël campe sur une ligne dure et que
la paix véritable est encore bien loin.
Finalement, Bill Clinton tente le tout pour le tout en convoquant
à la hâte un sommet à Camp David, en juillet 2000, histoire de
clore son mandat en apothéose (espère-t-il!). Élu en mai 1999, le
travailliste Ehud Barak a prouvé par son retrait du Sud-Liban en
avril 2000 qu'il était prêt à faire des concessions importantes.
Même Uri croit fermement que l'ancien général le plus gradé
d'Israël, qui se pose en héritier de Rabin, va saisir sa chance
historique de rentrer dans l'Histoire pour avoir offert aux
Palestiniens les frontières d'un État viable et reconnu. Sa femme
Rachel était déjà beaucoup plus sceptique sur les véritables
intentions de Barak. Alors, il n'hésite pas à rendre hommage à la
juste intuition féminine de son épouse. «Ehud Barak porte une
responsabilité immense dans les événements actuels. Il a échoué
à Camp David en faisant croire qu'il avait tout offert aux
Palestiniens. Or, ce n'est pas vrai» explique calmement Uri,
allant à l'encontre de la propagande israélienne officielle
consciencieusement relayée depuis l'été 2000 par les médias
occidentaux. Il suffira pourtant du témoignage de Robert Malley, le
conseiller spécial de Clinton pendant ces négociations cruciales,
peu suspect d'être un ennemi d'Israël, ou de jeter un coup d'œil
aux cartes effectivement proposées à Arafat pour que le mythe de
la prétendue «générosité» de Barak vole en éclat [3].
L'État palestinien à la mode Barak n'aurait eu aucun équivalent
dans le monde, avec une Cisjordanie réduite à la portion congrue,
fractionnée en trois cantons par des blocs de colonies, des routes
de contournement uniquement accessibles aux colons juifs et des
barrages routiers partout et toujours sous le contrôle de Tsahal.
Chronique de deux années manquées
Depuis le déclenchement de la seconde Intifada en septembre
2000, les thèses israéliennes officielles n'ont hélas cessé de
gagner du terrain en raison de l'émotion légitime suscitée par la
recrudescence des actes terroristes en Israël. «La désinformation
organisée par le clan Barak n'a pas seulement travesti la réalité
de Camp David. L'histoire des événements qui s'ensuivirent a aussi
été réécrite, réinterprétée, puis propagée sous une forme
nouvelle, jusqu'à produire une vérité inaltérable, insensible
aux démentis, sourde aux révélations» démontre ainsi Denis
Sieffert, le rédacteur en chef de la revue Politis, dans un
remarquable essai sur les mécanismes de la propagande israélienne [4].
Le livre de Schlomo Ben-Ami, le ministre des Affaires étrangères
de Barak, homme sympathique et brillant, marquera un temps fort de
cette offensive médiatique visant à délégitimer le raïs
palestinien [5].
Même les partis de gauche ont cédé aux sirènes de la
diabolisation de Yasser Arafat tenu pour seul responsable de l'échec
de Camp David. Même Yossi Sarid, le leader du Meretz (gauche laïque
et pacifiste) a rejoint «le chœur général de la haine
d'Arafat» [6].
La peur de se couper de l'opinion publique effraie beaucoup de
politiciens en Israël. Lentement, sûrement, cette opinion a basculé
dans une sorte de fatalisme proche du nihilisme. Complètement déboussolée,
elle a remis son destin entre les mains d'un homme, Ariel Sharon,
qui lui, sait exactement ce qu'il veut, un État juif de la Méditerranée
au Jourdain et surtout pas d'État palestinien autre que des
enclaves autonomes. Son programme politique pourrait se résumer en
une phrase, une seule: «La guerre d'indépendance d'Israël
n'est pas terminée». Elle doit donc continuer. Jusqu'à la
reddition de l'adversaire...
Le camp de la paix est terrassé, terrassé par les calculs des
Travaillistes, terrassé par la propagande qui ne manque pas après
chaque attentat de désigner systématiquement «l'unique
responsable, Yasser Arafat, le président d'une entité terroriste»
comme les téléspectateurs français se sont habitués à
l'entendre dans la bouche des porte-parole de Sharon, et en bon français
s'il vous plaît! Uri vient juste nous rappeler que le mensonge ne
fait illusion qu'un temps et que ces gens-là ne veulent pas véritablement
régler le conflit quand ils prétextent inlassablement l'éternelle
«lutte contre le terrorisme» pour justifier les crimes de guerre
commis par les Forces israéliennes de Défense. Uri nous démontre
ainsi que la sinistre «Opération rempart», déclenchée en avril
2002 après les sanglants attentats de Pessah, et qui aboutira au
drame de Jénine, loin de n'être qu'une simple «opération
militaire visant à la destruction de l'infrastructure de la terreur»,
s'apparente véritablement à un crime de guerre à grande échelle
cherchant à «casser la colonne vertébrale du peuple
palestinien, détruire ses institutions gouvernementales,
transformer le peuple en une ruine humaine qui peut être traité
comme (Ariel Sharon) le souhaite. Ceci peut signifier enfermer ce
peuple dans plusieurs enclaves ou carrément le chasser hors du pays»
[7].
Quelle est donc la bonne réponse face au terrorisme? Comment parler
aux mères endeuillées de Jérusalem, de Tel-Aviv ou de Haïfa? Uri
sait bien qu'au-delà des discours martiaux du moment, la victoire
contre le terrorisme ne pourra venir que d'une paix juste et
durable. «Le terrorisme étant toujours un instrument
politique, la meilleure façon de le combattre est toujours
politique» [8].
Alors, Uri continue de tempêter, de s'indigner, de dénoncer la
politique folle du gouvernement israélien. Le 10 août 2002, il
propose même un véritable accord de paix en 14 articles, publié
par le Gush Shalom dans les colonnes de Ha'aretz, et qui n'évite
aucune question sensible, de la partition de Jérusalem au démantèlement
des colonies en passant par la question épineuse du droit au retour
des réfugiés. Ne l'oublions pas, Uri est un réaliste, pas un
utopiste. Malheureusement, les réalistes doivent laisser le pouvoir
aux démagogues et aux idéologues. Dans ce contexte, les dernières
élections, loin de signifier un consensus autour de la politique de
Sharon, ont prouvé au contraire l'extrême désarroi de l'opinion
israélienne après deux années de gouvernement d'union nationale. «Le
choix entre deux voies est le cœur de la démocratie. Le
gouvernement d'unité nationale est le contraire de la démocratie»
estime même Uri. Le constat est en effet accablant. Au cours de
cette campagne, les travaillistes pouvaient difficilement critiquer
la politique d'Ariel Sharon alors qu'ils l'avaient soutenue pendant
deux ans. Uri n'a donc pas de mots assez durs pour dénoncer la
duplicité des ténors de ce parti qui ont saboté la campagne
courageuse du maire de Haïfa, Amram Mitzna, promettant de relancer
le processus de paix. Et le très respecté Shimon Peres en prend
pour son grade, décrit justement comme «un homme pour toutes
les saisons et serviteur de tous les maîtres» [9].
«Shimon Peres a passé les deux dernières années à frayer
avec les rois et les présidents, les premiers ministres et les secrétaires
généraux, leur vendant Ariel Sharon comme un homme d'État modéré
et un pacifiste». Même le succès du Shinoui, le parti laïc
de Tommy Lapid, ne devrait finalement que profiter à la droite
dure. Si le Shinoui («Changement» en hébreu) a su rassembler de
nombreux Israéliens excédés par les privilèges des religieux
ultra-orthodoxes qui ne font pas leur service militaire et ne paient
pas d'impôts, ce parti populiste ne tient que grâce au charisme de
son leader, ce dernier n'ayant par ailleurs aucune vision sur le
problème palestinien. «La particularité du Shinoui est d'échapper
à la réalité» analyse Uri qui n'hésite pas devant les
journalistes français à comparer ce parti avec «le mouvement
de Pierre Poujade dans les années 50». Quant au Meretz, Uri
note qu'il a éliminé le mot «paix» de toute sa campagne électorale.
Restent les partis arabes, comme le Balad, mais qui n'ont guère
d'influence sur l'opinion publique juive en prônant la création
utopique d'un État binational s'étendant de la Méditerranée au
Jourdain. Un vrai casse-tête israélien...
Résultat des courses, conséquence de ces deux années de «gouvernement
d'union nationale»: Ariel Sharon ressort plus fort que jamais de
ces élections de la peur. Le Parti travailliste et la Gauche ont été
balayés comme prévus et «Arik» n'a plus besoin d'eux pour
gouverner. Il vient donc de former son cabinet avec le Shinoui de
Tommy Lapid et plusieurs petits partis d'extrême-droite, sans
provoquer d'ailleurs beaucoup d'indignation chez nos «belles âmes»
toujours promptes à dénoncer «la bête immonde» quand il s'agit
de l'Autriche, de l'Italie ou de la France. Il existe en effet des
partis à la droite du Likoud, comme l'Union nationale d'Avigdor
Lieberman, un russe fanatique à côté duquel Jean-Marie Le Pen
ferait figure de modéré. De sinistres personnages comme Effi Eytam,
du Parti national religieux (PNR), qui prône le «transfert» des
Palestiniens hors de Gaza et de la Cisjordanie (appréciez le
terme!), siègent donc dans le gouvernement démocratique du pays
des Juifs, le pays rêvé par Theodor Hertzl. Ce jeune journaliste
juif viennois en poste à Paris et qui ne se remit jamais de la dégradation
du capitaine Dreyfus dans la cour de l'École militaire. C'était il
y a un siècle.
Une autre image d'Israël
Le livre d'Uri Avnery, sa chronique de ces deux années
d'Intifada, donne quelques éléments de réponse à cette question
lancinante: comment en est-on arrivé là? Comment le rêve de
Hertzl est-il devenu le pays où un homme comme Sharon a pu devenir
démocratiquement chef de gouvernement? L'intransigeance arabe
serait-elle donc l'unique cause de tous les maux? Alors, pourquoi
quand les Saoudiens lancent en mars 2002 leur idée de
reconnaissance globale en échange de la restitution des
Territoires, la réponse israélienne se résume-t-elle à une fin
de non-recevoir? Il faut lire Uri Avnery, la vision de cet Israélien
lucide qui vit le drame du Proche-Orient de l'intérieur, pour
comprendre les raisons du refus obstiné du «grand compromis» qui
aboutit à la violation permanente des résolutions de l'ONU depuis
1967. Oui, la démocratie israélienne, avec ce mode de scrutin délirant
(proportionnelle intégrale) qui donne la part belle à toutes les dérives
et à tous les chantages, a quelque chose de pourri [10].
Oui, cette démocratie esseulée, qui nage au milieu des dictatures
arabes, est rongée par l'impuissance et la maladie. La maladie des
pays aveugles qui continuent de creuser consciencieusement leur
propre malheur en fortifiant, jour après jour, la rancune et
l'humiliation de l'autre, du «frère l'ennemi». «Trente-cinq
ans d'occupation et de colonisation ont érodé l'aptitude de la
nation à raisonner, laissant à sa place un mélange d'arrogance et
de folie.» [11]
Uri n'épargne pas non plus les mythes fondateurs de l'État
d'Israël, déjà mis à mal par l'école des nouveaux historiens
israéliens, ni ceux du peuple juif, mythes entrecroisés qui ont la
fâcheuse tendance de considérer le monde de façon binaire, juifs
et non juifs, le reste du monde n'étant peu ou prou qu'un bloc
hostile [12].
Quiconque critique Israël est immédiatement suspect d'antisémitisme
et des amalgames catastrophiques du genre «Arafat = Hitler» perpétuent
ce modèle cognitif pouvant se résumer ainsi: «À chaque génération,
ils ont essayé de nous annihiler». À cet égard, le
soutien indéfectible des États-Unis à l'État hébreu relève
d'un favoritisme inouï sur lequel Uri pointe l'alliance détestable,
quasi-messianique, de la droite israélienne et des fondamentalistes
chrétiens d'extrême droite dont l'influence dans l'administration
Bush n'est plus à prouver. À cause de la toute puissance du lobby
juif (institutionnalisé par l'AIPAC), mettre en cause Israël
outre-Atlantique relève du tour de force et peut ruiner, presque à
coup sûr comme le prétend Uri, une carrière politique surtout du
côté de New York [13].
Sous Bush père, le secrétaire d'État James Baker n'a pas été le
moins courageux sur ce dossier. Uri constate ainsi, avec une teinte
d'ironie, qu'il est plus facile de critiquer le gouvernement israélien
à la Knesset à Jérusalem qu'au Congrès à Washington.
La prose d'Uri Avnery est lumineuse. Pas d'effet de style, ni
d'emphase particulière, mais la description implacable des faits,
de la réalité objective de l'occupation vécue au quotidien par
quatre millions de Palestiniens. Comme la célèbre journaliste de Ha'aretz,
Amira Hass [14],
qui vit actuellement à Ramallah, comme les objecteurs de conscience
du mouvement «Yesh Gvul» («Il y a une limite») qui refusent de
servir dans les Territoires palestiniens au risque de
l'emprisonnement, Uri incarne aujourd'hui une forme de résistance
à la fascisation rampante de la société israélienne. Le lecteur
pourra donc le suivre dans ses pérégrinations, lui qui ne manque
ni de courage, malgré son âge avancé, ni d'humour, mais toujours
prêt à montrer au monde une autre image d'Israël, une image
autrement plus généreuse et pragmatique. Avec plusieurs militants
du «Gush Shalom», Uri part ainsi, une journée de novembre 2000,
aider des villageois palestiniens à la récolte des olives. Un acte
simple qui prend facilement une tournure héroïque quand l'armée,
qui les accuse de venir provoquer les colons (on croit rêver!),
essaie par tous les moyens de les faire renoncer. Un exemple parmi
d'autres mais qui nous éclaire sur les conditions de vie du peuple
palestinien, d'un peuple qui lutte aussi pour pouvoir cueillir ses
olives même si des colons fanatiques, qui prennent la Torah pour un
cadastre, en ont décidé autrement.
Si la guerre en Irak risque certainement de changer la face du
Moyen-Orient, la fameuse «feuille de route» qui doit amener à l'établissement
d'un État palestinien en 2005 impose la plus grande vigilance. L'évacuation
des colonies juives et le retrait complet de Tsahal des Territoires
semblent en effet plus improbables que jamais. Sur le terrain, rien
n'a vraiment changé. Le mois dernier, Rachel Corrie, une jeune
pacifiste américaine, a été écrasée par un bulldozer à Rafah,
dans le sud de la Bande de Gaza, alors qu'elle tentait d'empêcher
la destruction d'une maison palestinienne. Plus que jamais, les mots
d'Uri sonnent juste et fort. Parce que nous n'avons plus le droit de
détourner le regard. Parce que la clé de la paix au Moyen-Orient
passera d'abord et avant tout par l'établissement d'une paix équitable
sur la Terre Sainte. Il faut donc soutenir le combat de cet homme
qui œuvre pour la justice et la réconciliation. Israélien
patriote et lucide, Uri est aussi un esprit cultivé, épris des
textes bibliques. Alors, quand il s'adresse aux Juifs du monde
entier afin de «désarmer les antisémites», il n'hésite
pas à écrire: «Laissez parler votre conscience. Revenez aux
valeurs juives traditionnelles. Identifiez-vous à l'Autre Israël
qui lutte pour faire triompher ces valeurs» [15],
puis cite cette phase du Deutéronome: «C'est ce qui est juste
que tu dois chercher à atteindre!»
Julien Gautier
avril 2003
«Chronique d'un pacifiste israélien
pendant l'Intifada» (Octobre 2000 - Septembre 2002)
Uri Avnery
Édité en France par L'Harmattan (Les Cahiers de Confluences)
Préface de Bernard Ravenel et Sylviane de Wangen. 25 euros.
Notes :
[1] http://www.gush-shalom.org
[2] « Dans les champs des
Philistins -1948 ».
[3] http://www.solidarite-palestine.org/mpi016.html
[4] Denis Sieffert - La guerre israélienne de
l'information, La Découverte, Paris, 2002.
[5] Schlomo Ben-Ami - Quel avenir pour Israël?, PUF,
Paris, 2001.
[6] Uri Avnery, « Pour
qui voter ? », chronique du 25 janvier 2003 non publiée
dans le livre.
[7] Uri Avnery - p.214.
[8] Ibid - p.170.
[9] Ibid - p.188.
[10] Ibid - p.120.
[11] Ibid - p.200.
[12] Ibid - « Avril », p.84.
[13] La campagne de soutien à Israël, menée par
Hillary Clinton à l'occasion des dernières élections sénatoriales,
fut un modèle du genre!
[14] Amira Hass - Boire la mer à Gaza, La Fabrique,
Paris, 2001.
[15] Ibid - p.274.
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