De Tel-Aviv, la route
principale file à peu près droit, puis, passé l'aéroport
Ben-Gourion, elle commence à onduler en grimpant vers Jérusalem,
entre des collines dont la conquête par les forces juives, en
1948, fit couler tant de sang. A 700 mètres d'altitude, elle
pénètre dans la ville sainte par l'ouest. Les Israéliens comme
les étrangers n'ont en fait que l'embarras du choix : ils
peuvent atteindre le centre-ville par bien d'autres routes, au
nord comme au sud.
Pour les Palestiniens de
Cisjordanie, gagner la ville trois fois sainte est une autre
histoire. S'ils ont franchi les checkpoints intérieurs, ils
buteront sur le plus brutal des obstacles jamais inventés pour
contrôler et limiter les déplacements dans les territoires
occupés : un mur d'une dizaine de mètres de hauteur, qui
enveloppera bientôt entièrement la partie orientale de la cité,
effaçant le paysage et interdisant les accès traditionnels. Il
coupe même net les deux grands axes historiques -
Jérusalem-Amman (route 417) et Jénine-Hébron (route 60). Le
monstrueux serpent ne s'interrompt plus - pour les Cisjordaniens
- qu'en quatre points : Qalandiya au nord, Shuafat au nord-est,
Ras Abou Sbeitan à l'est et Gilo au sud. Encore devront-ils,
pour y parvenir, se livrer à maints détours, laisser leur
voiture et traverser à pied, les véhicules palestiniens (à
plaques vertes) étant strictement interdits à Jérusalem...
Longtemps chargé par le
ministère israélien de la défense de concevoir, tracer et
construire la « barrière de sécurité » (selon la terminologie
officielle), le colonel Danny Tirza, colon de Kfar Adoumim, est
surnommé « seconde Nakba (1) » par les Palestiniens. Au terme de
son projet grandiose, il promet à Jérusalem 11 checkpoints
semblables à des « terminaux d'aéroport ». Ce n'est pas
l'impression que laisse un passage, même bref, par celui de Gilo.
Partout les panneaux sermonnent : « Entrez un par un »,
« Attendez patiemment votre tour », « Laissez cet endroit
propre », « Retirez votre manteau », « Obéissez aux
instructions ». Quant aux couloirs grillagés en haut comme sur
les côtés, ils ressemblent aux tunnels conduisant les fauves
jusqu'à la piste du cirque...
Mais ici, pas de Monsieur
Loyal : une fois franchi le portillon, dont une petite lumière
indique s'il est ou non ouvert, une voix métallique exige qu'on
soumette ses bagages au détecteur. Derrière des vitres blindées
et teintées, on devine quelqu'un. Enfin une présence : un soldat
débraillé, les pieds sur la table et le pistolet-mitrailleur Uzi
en bandoulière, contrôle les papiers, chuchotant ou aboyant - au
faciès. A la sortie, d'autres pancartes souhaitent aux
« usagers », en trois langues, la « bienvenue à Jérusalem »
(pourtant à 4 kilomètres). « Et que la paix soit avec vous »...
Le plan de partage
onusien de 1947 avait doté la ville d'un « régime
international particulier », qui demeure, en 2007, son seul
statut mondialement reconnu. Mais la guerre de 1948 déboucha sur
sa division entre la Jordanie et Israël, lequel installa sa
capitale dans la partie occidentale avant de s'emparer, en 1967,
de la partie orientale et de l'annexer. En 1980, une loi
fondamentale proclama « Jérusalem entière et réunifiée capitale
éternelle d'Israël ». A défaut d'éternité, la politique de tous
les gouvernements israéliens, depuis, a consisté à préserver
l'hégémonie juive sur la ville et à empêcher sa division ainsi
que, ce faisant, la naissance d'un Etat palestinien avec
Jérusalem-Est pour capitale.
« La clé, précise
M. Khalil Toufakji, directeur du département de cartographie de
la Société des études arabes, conseiller de la délégation
palestinienne jusqu'aux négociations de Camp David, c'est la
démographie. Imposer une large majorité juive a toujours été la
priorité absolue des Israéliens. Mais les Palestiniens, de 20 %
de la population en 1967, sont devenus 35 % et pourraient être
majoritaires en 2030 (2). » Cette poussée résulte du
différentiel de natalité, mais aussi du départ de Juifs chassés
par le chômage, la crise du logement et... le climat intolérant
créé par les religieux ultraorthodoxes.
Au point qu'un tabou de
soixante ans vient de tomber : le schéma directeur pour 2020
réaffirme certes le ratio politique 70 %-30 %, mais en
« envisage » un autre, pragmatique, de 60 %-40 % (3). « Comme
s'il y avait un bon pourcentage ! », s'exclame Meron Benvenisti,
sans doute le meilleur spécialiste de Jérusalem, pour qui c'est
« du racisme pur et simple. Nous vivons dans la seule ville au
monde où un pourcentage ethnique tient lieu de philosophie ».
Moins bouillant, M. Menahem Klein - lui aussi ex-conseiller à
Camp David, mais côté israélien - ajoute : « Les pragmatiques
constatent, les politiques se battent : nous assistons au plus
grand effort israélien depuis 1967 pour annexer Jérusalem. »
Historiquement, le
premier instrument de cet effort fut l'extension illégale des
frontières municipales. Résumé d'Amos Gil, directeur de
l'association Ir Amim (La Ville des peuples) : « La vieille
ville ne fait que 1 km2 ; avec les quartiers arabes l'entourant,
elle atteignait du temps de la Jordanie 6 km2. Israël a annexé,
en 1967, 64 km2 de terres cisjordaniennes - dont 28 villages -
pour atteindre 70 km2. Lorsque le mur sera terminé, il ceindra à
l'Est quelque 164 km2. En revanche, à Jérusalem-Ouest, le plan
d'extension, dit Safdie, a provoqué une levée de boucliers
écologiques. »
« Il y a une couleur qui
n'existe qu'ici : le vert politique. » Meir Margalit,
coordinateur du Comité israélien contre les destructions de
maisons (Icahd), rappelle que, lorsque le chef du parti de
gauche Meretz, Ornan Yekutieli, s'indigna de la construction de
la colonie de Har Homa à la place d'une magnifique forêt
palestinienne, le maire de l'époque, Teddy Kollek, récemment
décédé, rétorqua : « Ce n'est vert que pour les Arabes. »
Apartheid écologique : ces zones « plutôt jaune poussière et
remplies de détritus », se moque l'architecte Ayala Ronel,
interdisent aux Arabes de construire, mais permettent aux Juifs
de coloniser...
La colonisation
constitue le deuxième instrument de la stratégie israélienne.
Architecte et dirigeant de l'association Bimkom, qui se bat pour
le droit de tous à planifier la ville, Shmuel Groag récapitule :
« Le premier anneau se composait de 7 grandes colonies : Gilo,
Armon Hanatziv - Talpiot-Est, French Hill, Ramat Eshkol, Ramot,
Ramot Shlomo, Neve Yaacov. Le second en comprenait 2, Pisgat
Zeev et Maale Adoumim. Le troisième en a rajouté 9 : Givon,
Adam, Kochav Yaacov, Kfar Adoumim, Keidar, Efrat, Betar Illit,
Har Homa et les colonies du Goush [bloc] Etzion. Au total, elles
regroupent la moitié des 500 000 colons que compte la
Cisjordanie. »
Fondateur du Centre
d'information alternatif et figure majeure du mouvement
pacifiste, Michel Warschawski organise volontiers des « tours »
militants, afin de montrer concrètement « le principe qui guide
la colonisation : créer une continuité territoriale juive qui
brise la continuité territoriale arabe ». Et de brandir une
feuille tombant en lambeaux à force d'avoir été manipulée. C'est
une citation de l'ancien maire de la colonie de Karnei Shomron,
qui entend « garantir que la population juive de Yesha (4) ne
vive pas derrière des barbelés, mais dans une continuité de
présence juive. Si l'on prend par exemple la région qui se
trouve entre Jérusalem et Ofra, et qu'on y ajoute une zone
industrielle à l'entrée de la colonie d'Adam et une station
d'essence à l'entrée de Psagot, alors nous avons un axe de
continuité israélien ».
Le troisième
instrument, c'est la maîtrise totale des voies de communication
pour disloquer l'espace palestinien, réduire la mobilité de la
population et oblitérer les chances de développement. Non
seulement Israël s'est emparé des grands axes existants qu'il a
rénovés et élargis, mais il en a construit de nouveaux afin que
les colons puissent arriver à Jérusalem le plus rapidement
possible - c'est aussi un des objectifs du futur tramway (voir
« Un tramway français nommé schizophrénie »).
Le tout forme un
impressionnant réseau de routes à quatre voies, éclairées la
nuit, au long desquelles les arbres ont été coupés, des maisons
dites « dangereuses » détruites et des murs de protection érigés
- au nom, bien sûr, de la « sécurité ». Reliant les colonies
entre elles, ces « routes de contournement » sont interdites à
la circulation palestinienne, rejetée sur un réseau secondaire
de mauvaise qualité, peu ou pas entretenu, et verrouillé par de
nombreux checkpoints, fixes ou volants.
Nous voici au barrage dit
Container, au sud d'Abou Dis, qui commande - et souvent ferme -
le dernier axe majeur palestinien reliant le nord au sud de la
Cisjordanie. Il porte bien son nom de Wadi Nar, « vallée du
feu », et, par extension, « vallée de l'enfer » : sa chaussée
est par endroits si étroite que deux camions s'y croisent
difficilement - à supposer qu'ils parviennent à monter et
descendre ses pentes vertigineuses. En revanche, non loin, la
large voie express offerte par Itzhak Rabin aux colons leur
permet de foncer droit sur les colonies de Goush Etzion et
d'Hébron... sans rencontrer un seul Arabe.
Cet « apartheid qui ne
dirait pas son nom » - formule du chef négociateur palestinien
Saëb Erekat (5) - devient explicite avec le projet de
« circulation fluide » cher au colonel Tirza : là où Juifs et
Arabes doivent vraiment se croiser, ils ne se verront pas, grâce
aux ponts et aux tunnels... « Pour désenclaver les villages
palestiniens de Bir Nabala et Al-Jib, explique sur place
l'architecte Alon Cohen-Lifschitz, de Bimkom, les Israéliens
construisent, sur 2 km, à 10 m au-dessous du niveau du sol, une
route encaissée et grillagée, 2 tunnels et 1 pont ! » En matière
de ségrégation, il y a plus infâme : à compter du 19 janvier
2007, un ordre militaire devait interdire à tout Israélien ou
Palestinien « résident » de transporter un habitant non juif de
Cisjordanie... Il a suscité des protestations telles que son
application a été « gelée »...
Quatrième
instrument, l'infiltration de la vieille ville et du « bassin
sacré ». « Pour les colons, Jérusalem est comme un
oignon : le meilleur, c'est le cœur », plaisante Margalit.
Récupération d'anciens biens juifs, confiscations en vertu de la
loi des absents et achats via des collaborateurs se multiplient
à un tel rythme que le journaliste Meron Rappoport a pu parler
de « République d'Elad (6) » - du nom de l'organisation de
colons à laquelle les autorités ont très inhabituellement
délégué la gestion de la « Cité de David (7) ».
A partir de cette
implantation à caractère historique, on mesure - au nombre de
maisons arabes arborant des drapeaux israéliens et de
« gorilles » armés déambulant dans les rues - combien la
colonisation la plus triviale s'empare de Silwan, descend vers
Boustan (où 88 bâtiments sont menacés de destruction), puis
remonte vers Ras Al-Amoud (Maale Zeitim) et Jabal Mukaber (Nof
Zion). Et les deux premières maisons de Kidmat Zion défient
déjà, par-dessus le mur, le Parlement palestinien, terminé mais
vide, d'Abou Dis. La carte confirme que toutes ces métastases
dessinent une véritable diagonale d'épuration ethnique...
« Ne vous arrêtez pas aux
chiffres, insiste M. Fouad Hallak, conseiller de l'équipe de
négociation de l'Organisation de libération de la Palestine
(OLP). Les 17 points de colonisation de la vieille ville et de
ses alentours immédiats comptent certes à peine 2 600 habitants
sur 24 000, mais ils s'inscrivent dans une stratégie tenace de "dépalestinisation". »
La judaïsation,
cinquième instrument de la stratégie israélienne,
commence par des symboles. Un ami palestinien indique ces signes
qui plaquent sur la Jérusalem arabe le décor de la ville juive.
« Du plus spectaculaire - comme ces mémoriaux aux héros des
guerres d'Israël et ces bâtiments publics installés à l'Est - au
plus discret : pavés, lampadaires, corbeilles. Sans oublier les
noms de rue. » Place de Tsahal, rue des Parachutistes, carrefour
du Quartier-Général : « Ces appellations ont été données après
l'annexion de Jérusalem-Est en 1967, observe le journaliste
Danny Rubinstein (8), apparemment pour que les Arabes n'oublient
pas qui a gagné. »
A Paris, des amis nous
avaient prévenus : « La vieille ville est en train de se
vider. » Jamais, hélas, en trente ans elle ne nous était apparue
aussi triste. « Les Israéliens voudraient en coloniser
l'essentiel et réduire le reste à quelques rues folkloriques,
comme à Jaffa », lâche le nouvel ambassadeur palestinien à
l'Unesco Elias Sanbar. Qui vient de déjouer une manœuvre à peine
croyable : un tour de passe-passe israélien pour obtenir
l'inscription de la vieille ville arabe sur la liste du
patrimoine... de l'Etat juif !
La judaïsation passe aussi
par la remise en cause du libre accès aux Lieux saints, pourtant
principe commun à tous les textes internationaux depuis le
traité de Berlin (1885). « Voici des années que les musulmans et
les chrétiens de Cisjordanie n'ont plus accès à Al-Aqsa ou au
Saint-Sépulcre, proteste le directeur du Waqf (9) Adnan
Al-Husseini. Quant aux résidents de Jérusalem, ils doivent avoir
45 ans pour venir y prier. Sans parler des humiliations
infligées par les quelque 4 000 soldats déployés lors des
grandes fêtes. » Et les excavations pratiquées sous
l'Esplanade ? « Je n'ose envisager ce qui se passerait si les
fous qui rêvent de "reconstruire le Temple" endommageaient nos
mosquées. »
Non moins inquiets, les
patriarches et chefs des Eglises chrétiennes à Jérusalem ont
publié, le 29 septembre 2006, une déclaration réaffirmant
l'exigence d'un « statut spécial » garantissant notamment « le
droit humain de liberté de culte pour tous, individus et
communautés religieuses ; l'égalité devant les lois de tous les
habitants en conformité avec les résolutions internationales ;
le libre accès à Jérusalem pour tous, citoyens, résidents ou
pèlerins ». Ils insistaient pour que « les droits de propriété,
de garde et de culte que les différentes Eglises ont acquis à
travers l'histoire continuent à être détenus par les mêmes
communautés ». Et d'en appeler à la communauté internationale
pour faire respecter le « statu quo des Lieux saints (10) »...
On a beau savoir
l'incroyable violence dont tout occupant - juif, chrétien ou
musulman - est capable, la destruction au bulldozer d'une
maison, sous les yeux de ses habitants, est un spectacle
insupportable (11). Que, depuis l'an 2000, la municipalité et le
ministère de l'intérieur ont répété 529 fois - sans parler des
amendes imposées aux propriétaires, 22,5 millions d'euros (12) !
Répression très inégale : selon Betselem, l'organisation
israélienne de défense des droits humains, en 2005, les 5 653
infractions constatées à l'Ouest ont donné lieu à 26 démolitions
partielles ou totales, tandis que les 1 529 enregistrées à l'Est
en ont entraîné 76 (13) !
Pour Margalit, la
municipalité « vit dans la hantise que la souveraineté
israélienne sur Jérusalem soit en danger. Dans cette mentalité
paranoïaque, chaque maison, chaque arbre et même chaque plante
en pot devient partie prenante d'une conspiration politique
mondiale ». Des arguments que n'invoque même pas M. Yigal Amedi :
pour ce maire adjoint, les démolitions « exceptionnelles » se
justifient puisqu'elles frappent des « bâtiments construits
illégalement ». Curieusement, alors qu'il fait partie du Comité
pour la planification et la construction, il assure ignorer que,
dans bien des cas, les inspecteurs de sa municipalité procèdent
aux destructions en violation d'une décision de justice. « La
municipalité, plaide-t-il, s'efforce de mettre un peu d'ordre
dans ce chaos. »
Riche idée ! Car
l'« illégalité » de 40 % des maisons de Jérusalem-Est - 15 000
sur 40 600 - tient à ce que la mairie n'accorde qu'au
compte-gouttes les permis aux Palestiniens : de 2000 à 2004, 481
sur 5 300 immeubles bâtis. Et une demande coûte cher : plus de
20 000 euros et des mois de démarches pour une bâtisse d'environ
200 m2... Mais surtout la superficie constructible s'est
rétrécie comme peau de chagrin. Après 1967, Jérusalem-Ouest
totalisait 54 km2 et Jérusalem-Est 70 km2, dont 24 furent
expropriés au profit des colonies. Sur les 46 restants, 21 n'ont
pas fait l'objet d'un plan d'urbanisation. Parmi les 25
planifiés, 16 sont réservés aux espaces verts, bâtiments
publics, routes, etc. Les 9 km2 constructibles pour les
Palestiniens représentent donc... 7,25 % de la superficie totale
de la ville !
Architecte et militante de
Bimkom, Efrat Cohen-Bar brandit l'énorme volume du nouveau
« master plan ». « Malgré quelques progrès, l'inégalité de
traitement demeure. D'ici à 2020, nos planificateurs accordent 3
nouveaux kilomètres carrés constructibles aux 158 000
Palestiniens supplémentaires et 9,5 km2 aux 110 000 Juifs
supplémentaires. » La géographe Irène Salenson évoque de plus
une « limitation horizontale et verticale du développement
urbain palestinien » : l'Est pourra bâtir en moyenne jusqu'à 4
étages (au lieu de 2 actuellement), mais l'Ouest 6 à 8 (14) !
Cette inégalité
n'est qu'une des facettes d'une politique globale de
discrimination qui constitue le sixième et dernier instrument de
l'hégémonie d'Israël. Ne sont citoyens que les Juifs
(et 2,3 % des Palestiniens). Titulaires d'une carte d'identité
verte, les Palestiniens de Cisjordanie n'ont aucun droit, même
plus celui de venir en ville, sauf autorisation de plus en plus
rarement accordée. Les « résidents permanents », avec leur carte
d'identité bleue, bénéficient, eux, de prestations sociales et
du droit de vote aux élections locales, qui ne se transmettent
automatiquement ni au conjoint ni aux enfants.
Le fameux rapport européen
dont la censure par le Conseil des ministres des Vingt-Cinq fit
scandale fin 2005 révèle une autre dérive : « Entre 1996 et
1999, Israël a mis en place une procédure intitulée "centre de
vie", en vertu de laquelle ceux qui détiennent une carte
d'identité bleue et dont le domicile ou le travail se trouve en
dehors de Jérusalem-Est, à Ramallah par exemple, perdent cette
carte d'identité. Une vague de détenteurs de ces cartes s'est
pour cette raison repliée sur Jérusalem-Est (15). »
Discriminatoire, le budget
de la ville ne l'est pas moins : Jérusalem-Est, avec 33 % de la
population, ne s'en voit allouer que 8,48 %. Chaque Juif obtient
en moyenne 1 190 euros, et chaque Arabe 260. Rien d'étonnant si,
précise Betselem, 67 % des familles palestiniennes vivent sous
le seuil de pauvreté, contre 29 % des familles israéliennes
(16). Issu lui-même d'un quartier pauvre, M. Amedi ne nie pas
les « retards dont souffrent, en matière d'infrastructures et de
services, les quartiers arabes et ultraorthodoxes ». Il assure
toutefois que la ville, lorsque son maire s'appelait Ehoud
Olmert, a « plus investi que jamais pour combler ces fossés »,
et égrène les projets en cours. « Des gouttes d'eau dans
l'océan, reconnaît-il. Mais il faut bien commencer quelque
part. »
Force est de
constater que, pour l'heure, tout commence et finit par la
construction du mur, qui mobilise les plus gros
moyens : 800 000 euros du kilomètre - et il y en aura 180, dont
5 seulement sur la Ligne verte. C'est dire que l'argument de la
sécurité ne tient guère. Les attentats kamikazes - 171 victimes
en six ans - ont traumatisé la ville. Mais ici, le mur, sur
l'essentiel de son tracé, ne sépare pas Israéliens et
Palestiniens : il coupe les Palestiniens de leurs écoles, de
leurs champs, de leurs oliveraies, de leurs hôpitaux et de leurs
cimetières...
« Le mur est un outil que
le gouvernement utilise pour contrôler Jérusalem et non pour
assurer la sécurité des Israéliens », tranche Menahem Klein. De
fait, il représente la quintessence de tous les outils de
domination évoqués jusqu'ici. Il multiplie la surface de
Jérusalem-Est par 2,3 en dessinant une sorte de trèfle qui
inclut les nouvelles colonies avec leurs zones de
développement : au nord, Beit Horon, Givat Zeev, Givon Hadasha
et le futur « parc métropolitain » de Nabi Samuel ; au sud, Har
Gilo, Betar Illit ainsi que l'ensemble du Gouch Etzion ; à
l'est, enfin, Maale Adoumim.
On prend mieux conscience
depuis le belvédère de l'hôpital Augusta-Victoria de la menace
mortelle que le chantier en cours à l'est représente pour le
futur Etat palestinien. La colonie elle-même occupe 7 km2. Mais
le plan municipal du « bloc de Maale Adoumim » couvre une
superficie totale, encore largement déserte, de 55 km2 (plus que
Tel-Aviv, 51 km2). La poche s'étend presque jusqu'à la mer Morte
et coupe donc en deux la Cisjordanie. Au nord, la fameuse zone
E1 représente avec ses 12 km2 (12 fois la vieille ville !) le
dernier espace de croissance possible pour Jérusalem-Est. Or
même l'opposition - formelle - de Washington n'a pas empêché la
construction du nouveau quartier général de la police pour la
Cisjordanie, en attendant logements, centres commerciaux,
hôtels, etc. Quant aux Bédouins Jahalin, voici leurs pauvres
baraquements sur la colline où ils ont été « transférés » et qui
domine... la décharge.
Le plus possible de terres
palestiniennes avec le moins possible de Palestiniens : ce vieux
principe a dirigé le tracé du mur qui, s'il inclut des colonies
juives, exclut aussi des quartiers arabes. Ainsi rejette-t-il en
Cisjordanie, du nord au sud, la localité de Qafr Aqab, à côté du
camp de réfugiés de Qalandiya, la moitié de Beit Hanina, le gros
d'Al-Ram, Dahiyat Al-Bared, Hizma, le camp de Shuafat, Dahiyat
Al-Salam, Anata, Ram Khamzi et, tout au sud, Walaja. Une
première : 60 000 des 240 000 Palestiniens de Jérusalem en ont
été expulsés... sans avoir bougé ! Avec des pertes en chaîne.
Perte de temps : « Avant,
j'allais à la fac à pied en dix minutes, témoigne Mohammed, un
étudiant de Ramallah inscrit en médecine à l'université Al-Qods.
Depuis, il me faut quatre-vingt-dix minutes en voiture. » Perte
de revenus : si les commerçants du « mauvais » côté d'Al-Ram
déplorent une baisse de 30 % à 50 % de leur chiffre d'affaires,
ce dentiste a dû fermer purement et simplement son cabinet,
tandis que le propriétaire de cet immeuble avec vue imprenable
sur le mur n'a plus un seul locataire. Perte de personnel :
entre un tiers et la moitié des médecins et des infirmières,
mais aussi des enseignants ne peuvent plus venir travailler à
Jérusalem. Perte annoncée de la « résidence » : quiconque ne
justifiera plus d'un logement et d'un travail à Jérusalem, lors
du renouvellement de sa carte d'identité bleue, en sera privé.
Perte, enfin et surtout, pour Jérusalem-Est de son rôle de
métropole palestinienne.
« Chacun sait que les
prochaines négociations partiront des "paramètres de Clinton",
et notamment la partition de la ville pour faire place à deux
capitales, résume Menahem Klein. Voilà ce que le mur cherche à
éviter, en cassant Al-Qods comme centre métropolitain, en la
déconnectant de son hinterland économique, social et culturel
palestinien. Mais, si nos dirigeants espèrent profiter de la
faiblesse des Palestiniens, ils font un calcul à courte vue : la
jeune génération redressera la tête. Que restera-t-il alors de
l'ambition de Sharon et d'Olmert de "relibérer Jérusalem" ? »
D'autres interlocuteurs
relient l'escalade israélienne et l'état du processus de paix.
Ainsi l'ambassadeur Sanbar, selon qui les choses se sont
accélérées « à partir du moment où Jérusalem a été
officiellement inscrite à l'ordre du jour de la négociation.
Afin qu'à force de faits accomplis il ne reste rien à
négocier ». Pour M. Wassim H. Khazmo, conseiller de l'équipe de
négociation palestinienne, « Sharon a profité de la faiblesse de
la communauté internationale pour prendre ce que M. George W.
Bush lui avait promis dans sa lettre du 14 avril 2004 - les
blocs de colonies. »
Quelle ne sera pas,
d'ailleurs, notre surprise, en entendant M. Toufakji renoncer à
revendiquer ces « blocs », au nom du réalisme. « Même Maale
Adoumim ? » « Oui. » « Même la zone E1 ? » « Oui. » Comme en
réponse à cet abandon, M. Hasib Nashashibi, de la Coalition pour
Jérusalem, évoquera la « crise de leadership » dans l'OLP :
« Les Israéliens exploitent évidemment nos divisions et nos
erreurs. » Et Amos Gil de pointer « l'argument majeur que les
attentats kamikazes ont donné pour justifier le mur ».
En les découvrant, on
pense à Kafka ou à Ubu roi : ce sont les Palestiniens des
enclaves de Biddu (35 500 personnes), Bir Nabala (20 000) et
Walaja (2 000) pris au piège du mur ou de la barrière, qui les
encercle entièrement. Et la famille Gharib est assurément la
victime expiatoire. Un à un, les colons de Givon Hadasha ont
construit, sur des terres privées palestiniennes, des maisons
autour de la sienne, qu'ils ont transformée en mini-enclave,
reliée par un chemin à son village originel, le tout ceinturé
d'un grillage bientôt électrifié et surveillé par une caméra...
Sympathiques voisins : en nous voyant, l'un d'eux hurla depuis
sa fenêtre : « J'ai une arme, je vais vous descendre ! » Paroles
en l'air ? Ils ont déjà tué un de ses fils. Persécutés, les
Gharib résistent néanmoins depuis plus de vingt ans...
Comment ne pas penser à
l'envolée, la veille, de Benvenisti : « Le mur ? Mais c'est le
monument du désespoir total ! Regardez Bethléem : d'un côté,
l'église de la Nativité, de l'autre, le bunker construit autour
du tombeau de Rachel. C'est l'arrogance de l'occupant prétendant
définir et redéfinir les communautés à sa guise : comme si la
"barrière" triait les "bons" Arabes, acceptés à Jérusalem, des
"mauvais", qui en sont exclus. Les inventeurs de cette horreur
raisonnent avec la même logique coloniale du XIXe siècle que
vous, les Français, lorsque vous vous accrochiez à l'Indochine
et au Maghreb. Mais ça ne marchera pas mieux ! Le mur de
Jérusalem finira comme celui de Berlin. » Philippe Rekacewicz et
Dominique Vidal.