Son visage ne lui
appartient plus. Moucheté de fines brûlures, séquelles de
l’explosion accidentelle d’une bombe artisanale, il est aussi
familier aux téléspectateurs palestiniens qu’à leurs voisins
israéliens. Pour les premiers, c’est un combattant intrépide, un
as de la clandestinité, toujours pourchassé, jamais attrapé.
Pour les seconds, un terroriste en sursis, promis à la prison ou
à une précoce mise en bière.
Zakaria Zubeïdi, 31
ans, le commandant des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa à Jénine,
dans le nord de la Cisjordanie, ne se reconnaît dans aucun de
ces clichés. Cinq ans après avoir accédé à la tête de cette
milice issue du Fatah, le parti du président palestinien Mahmoud
Abbas, ce jeune père de deux enfants joue profil bas. Il assure
qu’il n’aspire qu’à ranger le revolver argenté glissé dans le
dos de son pantalon et à poursuivre en paix les études de
sociologie qu’il a récemment commencées. "L’Intifada a perdu son
âme, dit-il. C’est un fiasco. Il est temps de faire une pause."

Le commandant des
Brigades des martyrs d’Al-Aqsa à Jénine, Zakaria Zubeïdi (à
gauche) lors de funérailles à Jénine, le 28 mars 2007
(Reuters/Mohamad Torokman)
Il reçoit devant une
maisonnette au sommet du camp de réfugiés de Jénine, où il est
né. La cour surplombe le dédale de ruelles qui fut, en avril
2002, le théâtre de l’offensive israélienne "Rempart". Dix jours
de combats acharnés entrés tout droit dans l’épopée
palestinienne. Les 400 habitations qui avaient été détruites
puis reconstruites, grâce à l’argent du Cheikh Zayed, des
Emirats arabes unis, se distinguent du reste des bicoques
décrépies par la couleur crème de leurs murs.
Zakaria Zubeïdi est
vêtu d’un jean, d’un T-shirt et d’un blouson passe-partout. Les
pigments de poudre incrustés dans son visage ressemblent à des
taches de rousseur juvéniles. La poignée de main est franche, le
sourire avenant. Le "senior terrorist" décrit par les
communiqués de Tsahal arbore une dégaine de shebab (jeune) comme
les autres.
Ses mots, en revanche,
sont ceux d’un homme au bout du rouleau. Un fugitif qui a
échappé à une demi-dizaine de tentatives d’assassinat, dort d’un
oeil depuis cinq ans et change de planque tous les jours ou
presque. "Je me sens tellement fatigué, tellement faible",
lâche-t-il en s’asseyant sur une chaise en plastique dans la
cour, avec ses deux portables posés sur une table basse. "Le mur
et les violences de l’armée ont étouffé l’Intifada. L’incapacité
de nos dirigeants à formuler une véritable stratégie a également
joué. Au lieu de lutter contre l’occupation, le Hamas et le
Fatah passent leur temps à lutter l’un contre l’autre. Tout le
sang que nous avons versé n’a servi à rien."
Zakaria Zubeïdi parle
en expert. Son père, un militant du Fatah, est mort en prison
d’un cancer mal soigné. Sa mère a été tuée par une balle alors
qu’elle observait une incursion de l’armée par la fenêtre de sa
maison, en février 2002. L’un de ses frères, enrôlé dans les
Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, est mort dans la grande attaque
d’avril 2002.
A cette époque, il a
dû sa survie à une sorte de miracle. Les bulldozers de l’armée
s’approchaient du réduit où il s’était caché avec quelques
compagnons d’armes. Ils sont sortis, à tour de rôle, se rendre
aux soldats israéliens. En slip et maillot de corps, la tenue
obligatoire pour ne pas se faire tirer dessus. Mais Zubeïdi, qui
n’était alors qu’une jeune recrue de Ziad Amr, le chef des
Brigades, a décidé de rester. Un acte de bravoure dicté... par
des considérations vestimentaires. "Je n’avais pas de slip,
dit-il. J’ai préféré prendre le risque de mourir plutôt que
d’apparaître nu devant les habitants du camp." Le pari fut
payant : la maison s’est écroulée, mais un pan de mur l’a
protégé. Après six jours d’angoisse, il est sorti indemne de sa
bulle de béton.
Cet épisode
tragi-comique est à l’origine de sa montée en grade. Persuadé
que Zubeïdi avait péri dans la destruction de leur planque, les
militants arrêtés le désignent comme l’un des meneurs de la
résistance. En l’espace de quelques semaines, il se retrouve
dans le peloton de tête des activistes recherchés par l’armée
israélienne. La rumeur se propage dans le camp, son aura
grandit, les médias accourent. Fin 2002, après qu’un tir de
missile a anéanti la carrière d’Ala’a Sabagh, successeur de Ziad
Amr tué dans l’offensive "Rempart", Zakaria Zubeïdi est
naturellement promu leader des Brigades d’Al-Aqsa.
A ce poste inattendu,
il manifeste un caractère indomptable. Ses hommes font le coup
de feu sur les routes utilisées par les colons. Il refuse de
joindre la trêve proclamée au printemps 2003 par le Hamas et le
Fatah. Israël l’accuse aussi d’avoir commandité un
attentat-suicide déjoué de justesse. "Simple vengeance",
répond-il aux journalistes israéliens dans un hébreu parfait,
qu’il a appris durant ses séjours en prison pendant la première
Intifada.
Mais Zubeïdi, comme
toutes les petites mains de la guerre des pierres, a aussi des
comptes à régler avec le régime palestinien. "Le processus de
paix ? Je n’ai jamais su ce que c’était. Quand les fils de
l’élite étudiaient à l’étranger, moi je trimais sur les
chantiers de construction de Haïfa. Par la suite, je me suis
engagé comme policier. Et pendant que j’essayais de maintenir
l’ordre, les colonies juives autour de Jénine continuaient de
pousser."
Alors le déçu d’Oslo
s’improvise shérif de Jénine. Il enlève le gouverneur, incendie
ses bureaux, prend d’assaut les locaux des services secrets et
ose même mitrailler le convoi du ministre palestinen de
l’intérieur. Pour justifier ces exactions, il accuse ses
victimes de collaborer, leur reproche de ne pas payer ses
propres hommes et de manquer de respect aux shahids (martyrs).
Zakaria-le-renégat
sait que son statut d’ennemi public numéro un d’Israël le rend
intouchable aux yeux des siens. "Il est comme mon fils",
confirme le gouverneur Qadoura Moussa, pas rancunier. "Même si
je voulais le mettre en prison, je ne le pourrais pas, car une
heure après les soldats israéliens viendraient l’arrêter."
Leur dernière
tentative date de juillet 2006. Le chef des Brigades participait
à une cérémonie de condoléances au milieu du camp. Un commando
des forces spéciales israéliennes a pilé devant la tente de
deuil et ouvert le feu. Zubeïdi s’en est sorti en rampant sous
les rafales. Une baraka insolente, qui en laisse plus d’un
sceptique dans le camp. "J’ai étudié le yoga en prison",
réplique-t-il. "J’ai appris à ne pas avoir peur de la mort. Ma
capacité de concentration me permet de réfléchir vite et bien
face au danger."
Naguère, Zubeïdi
aurait aussitôt tenté de se venger. Mais, aujourd’hui, l’action
armée ne figure plus en tête de ses priorités. Après avoir passé
l’année dernière le tawjihi, le bac palestinien, il s’est
inscrit en sociologie à l’université libre Al-Qods. "Parce que
je vis au milieu de mon peuple et que je vois sa souffrance, les
problèmes sociaux m’intéressent", explique-t-il. La tête brûlée
de Jénine n’est pas encore un étudiant modèle. Soucieux de ne
pas mettre en danger la vie de ses camarades, il bouquine à
l’écart et se contente d’assister aux examens.
Mais un déclic s’est
produit. "La pression d’Israël et nos propres insuffisances ont
réduit l’Intifada à sa dimension militaire", dit-il. "C’est une
erreur. L’Intifada doit être aussi populaire et culturelle. Le
combattant n’a aucune chance de réussir tout seul." Ce début de
remise en cause est le produit de deux rencontres.
Avec
Tali Fahima, une jeune Israélienne venue à Jénine lui servir
de "bouclier humain" et qui a payé son audace de deux ans et
demi d’incarcération. Et surtout avec Juliano Mer-Khamis, un
acteur israélien, qui a décidé de ranimer les ateliers de
théâtre,
le Freedom Theatre que
sa mère Arna, pasionaria pacifiste, avait organisé dans le
camp de réfugiés au début des années 1990. "Je connais Zakaria
depuis qu’il est adolescent, dit Juliano. Je suis impressionné
par sa capacité à admettre l’échec de l’Intifada. Il a compris
qu’il était important de créer de nouvelles valeurs, de
développer un discours de liberté, détaché de la face sombre du
nationalisme, de tester une forme de lutte alternative. C’est
pourquoi j’ai décidé de relancer le Freedom Theatre."
Zakaria Zubeïdi en est
l’ange gardien. Sa réputation attire des dizaines de gamins dans
les ateliers d’improvisation. Elle sert de caution à un projet
qui fait parfois grogner dans les allées du camp. "Pensez donc,
un lieu où garçons et filles s’amusent ensemble, entourés qui
plus est de juifs et d’étrangers ! Sans l’aide de Zakaria, rien
n’aurait été possible. Nous n’aurions pas pu canaliser toute
cette rage et la transformer en énergie créatrice. Zakaria est
un marxiste qui s’ignore. Si Israël arrête de le traquer, il
range son flingue et travaille à plein temps pour nous."
Un point noir apparaît
dans le ciel de Jénine, et on entend le bourdonnement
caractéristique des hélicoptères Apache israéliens. Un portable
sonne. L’un des guetteurs embusqués dans le camp confirme
l’apparition d’une menace potentielle. Zakaria Zubeïdi se lève
et va se coller contre le mur de la maisonnette. "Oui",
confie-t-il tout en suivant l’hélicoptère du regard, "j’aimerais
bien rejoindre le Freedom Theater, et même, pourquoi pas, monter
sur scène."
La reconversion n’est
pas vraiment à l’ordre du jour. Pour le moment, il doit encore
courir, se cacher, calculer les risques, anticiper les dangers.
Pris au piège de son aura, le défenseur de Jénine ne défend plus
que sa peau.