AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   


Savoir-vivre

Par Gideon Levy  
15 janvier 2004

Un jour de semaine parmi les barrages de Cisjordanie: les malades, les vieillards, les parents, les enfants, les enseignants, les marchands, les transporteurs. Rentrez chez vous, on ne passe pas, allez dormir, revenez demain. La volaille n'a qu'à voler.

Il marchait difficilement, appuyé sur les épaules de son fils, encore un pas puis encore un autre, au point de donner l'impression d'être sur le point de s'effondrer. Derrière eux, un trajet de trois ou quatre kilomètres à pied, son parcours du combattant, le chemin de ses tourments, depuis le barrage précédent jusqu'à celui-ci. Son cou est pris dans une minerve, son visage est blême, affligé. Il s'assoit avec difficulté sur un bloc de béton du barrage. Les cheveux et la moustache teintés en noir, habillé d'une manière relativement soignée, la cinquantaine. Tout doucement, ses yeux se noient de larmes. Il finit par fondre en larmes. «Peut-être nous aiderez-vous, s'il vous plaît», dit-il à voix basse, le visage tremblant.

Son fils lui a pris des mains l'enveloppe contenant les radiographies, comme s'il s'était agi d'un passeport pour la liberté, et il s'est approché, hésitant, des soldats du barrage. Après un bref échange de paroles, il est revenu, défait. Ni passeport, ni liberté. Interdit de passer. Rentrez chez vous. Revenez demain. Il a essayé de leur expliquer que son père avait une hernie discale et qu'il avait des douleurs infernales mais eux, tout à leurs affaires, n'ont pas même jeté un regard en direction de l'homme tourmenté. «Seulement en ambulance», a dit le soldat pour expliquer la politique humanitaire. Mais eux n'ont pas 200 shekels pour payer une ambulance et tout ce qu'ils demandent, c'est de pouvoir se rendre à l'hôpital dans la ville palestinienne qui est de l'autre côté de la colline. Rentrez chez vous.

Ses forces l'ont abandonné. Il s'appelle Mahmoud Azam et il est de Poundokomia. À l'un des conducteurs qui attendaient depuis des heures déjà au barrage, il a demandé à pouvoir entrer dans sa voiture pour s'asseoir et se reposer un peu de la fatigue du chemin. La station assise l'a un tout petit peu soulagé. Il est resté encore une longue heure assis dans cette voiture qui n'était pas à lui, attendant: peut-être le cœur des soldats se laissera-t-il toucher. Lorsque nous sommes partis, l'homme qui pleurait, humilié, tourmenté sans relâche par les douleurs, était toujours assis au barrage, gémissant de douleur.

Dimanche, le barrage de Beit Iba, aux abords est de Naplouse. Presque personne ne passe. Seulement en ambulance. Un grand rassemblement, des dizaines de personnes. Des enfants qui étaient, cette semaine, en vacances semestrielles, des femmes, des vieillards, des personnes travaillant dans des hôpitaux, des habitants de Naplouse qui voulaient rentrer chez eux, se tiennent là, debout, pendant des heures, à l'entrée du barrage fermé, et leur visage dit tout.

La route Qalqiliya-Naplouse était, elle aussi, semée de barrages, cette semaine. Un barrage volant tous les quelques kilomètres et, à chaque fois, cette même image: des dizaines de voitures palestiniennes stationnées sur le côté, attendant, attendant, dans une file qui ne bouge pas, et les voitures des Juifs passant en toute hâte. Sans problème.

Près de Izbat Tabib, les soldats retiennent aussi les piétons qui demandaient à traverser la route. Vous êtes sorti de chez vous? Vous vouliez aller au village d'en face? Barrage, humiliation, attestations, attente. Chaque habitant marmonne, le visage creusé, quelques mots d'explication à sa démarche étonnante. Car vraiment, pourquoi veut-il franchir cette route?

Comme un troupeau de bétail attaché à la clôture de la cage, des dizaines d'habitants se tiennent debout à la sortie du village d'A'zoun, chef-lieu de canton, collés à la porte métallique qui boucle le village, tendant les mains à travers le grillage, agitant leurs attestations et autorisations valides. Personne ne sort, personne n'entre, ce sont les ordres. «Ils ouvrent ou ils nous enferment comme une fermeture éclair», dit un jeune homme. Et effectivement, la porte est maintenant fermée, mais ensuite elle est ouverte et, l'après-midi, à nouveau verrouillée, le tout bien entendu sans aucune annonce préalable. Afif Shamasna voudrait se rendre à l'administration de Kedoumim pour obtenir une autorisation de passage de la clôture de séparation qui sépare ses champs de sa maison. Adib Khalaf, un directeur d'école, du village de Kafr A'bboush, veut se rendre à son école à Jitt, accompagné de sa fille Jayida qui est enseignante. Bassam Haroub, un enseignant du village de Habla, est en retard pour une réunion au Ministère de l'Éducation à Qalqiliya. Un marchand d'aluminium, Mohamed Omar, insiste sur le fait qu'il a une autorisation de passage valide. Edouan Abdel Karim, d'A'zoun, veut se rendre à son travail à l'hôpital Rafidiya à Naplouse: il est infirmier à l'unité des soins intensifs. Fatma Abdel Rahman, une femme âgée, du village de Kafr Zibad, pâle et la peau sur les os, s'est cassé la jambe ce matin dans sa salle de bain et elle est étendue sur la banquette arrière de la Subaru blanche du pharmacien du village, la seule à avoir un symbole médical au pare-brise, pour se rendre à l'hôpital.

L'ingénieur Amjad Issa, du village de Kafr Thulth, qui travaille pour l'agence de développement de l'ONU, demande à se rendre à Qalqiliya où il planifie un nouveau système d'eau (une jeep de l'ONU l'attend, en face, sur la route principale). Un fermier, Najah Qatnani, de Habla, comptait amener ses produits - tomates, concombres, choux et citrons - au marché de Beita: et voilà ses deux autorisations de passage, à la fois comme «cultivateur sur la ligne de soudure» et comme «marchand». Le chauffeur de camion, Mohamed al-Farouh, d'Amoun, dont le camion croule sous son chargement de veaux, est en route pour Hébron. Un membre du conseil du village d'A'zoun-A'tma raconte que des centaines d'habitants de son village se trouvent maintenant à côté de la porte de la clôture de séparation dans le village, à attendre pendant des heures à pouvoir se rendre sur leurs champs. Le représentant en produits pharmaceutiques, Alam Zourba, délégué pour les entreprises israéliennes Rafa et CST, essaie de faire parvenir des médicaments au village d'A'zoun qui est contrôlé, et il tient en main une autorisation particulièrement exceptionnelle - «Humanitaire médical - état de siège» - signée par un lieutenant-colonel.

Le jeune commandant de la porte renvoie tout le monde les mains vides. «Laissez-le passer le sac. Ce sont des médicaments», ordonne-t-il néanmoins. «Je veux seulement me garer», demande, en anglais, le pharmacien qui véhicule dans sa Subaru la vieille dame à la jambe cassée. Et le commandant, avec largesse, l'y autorise.

«Est-il possible, s'il vous plaît, de parler à l'officier», tente un vieillard. «Impossible. Rentrez chez vous.» À côté de la Transit garé près de la porte verrouillée, se tient Shaqir Abdel Rahman du village de Zawiya. Sa mère, Aziza, est étendue dans la Transit. Âgée de 50 ans, une attaque cérébrale l'a laissée paralysée du bras droit et de la jambe droite. Shaqir explique que sa mère doit faire 25 séances de rééducation à l'hôpital de Qalqiliya, qu'elle en a déjà eu 11 et que son état s'est amélioré. Trois ans qu'ils ne travaillent pas et ils n'ont pas l'argent pour payer 25 fois une ambulance. Alors ils l'emmènent dans la Transit d'un voisin. Mais les soldats ne laissent pas passer, aujourd'hui: seulement en ambulance. Que fera-t-il? Il téléphone à son ami Yaakov et me passe le téléphone pour que je lui parle. Yaakov pense que je suis le soldat: «Yaakov Touito à l'appareil. Matricule 166347. Invalide de l'armée israélienne. Je suis un vétéran. Et je vous dis que c'est un type bien. Il a travaillé chez moi, pour les volets. Je leur ai donné, à lui et à son père, beaucoup de travail. Ce sont des gens qui n'ont rien contre le peuple d'Israël. Je suis sûr de ça. Laissez-les passer.»

Deux jeunes filles, le visage sombre, se tiennent de l'autre côté de la porte. Loubna Abdel Karim et sa sœur cadette Nidaa, du village de Jayyous, sont parties ce matin pour aller chez l'ophtalmologue, à Naplouse. Nidaa, qui a 14 ans, a un problème à l'œil gauche, qui est complètement fermé. Les soldats du barrage ne les ont pas laissées passer au barrage menant à Naplouse et, déprimées, elles ont essayé de retourner dans leur village. Ici, les soldats ne leur permettent pas de rentrer chez elles. Alors elles se retrouvent là, hors du village, ni ici ni là, appuyées contre une voiture, et Nidaa qui a un œil complètement fermé. On fait sortir de la Subaru du pharmacien la vieille dame à la jambe cassée et on la mène prudemment jusqu'à l'ambulance arrivée entre-temps. Son visage devient livide.

Une jeep de l'armée israélienne arrive. Des soldats en sortent: relève de la garde. Leur commandant, un lieutenant: «Dites aux gens que c'est dommage pour le temps perdu. Pour le moment, personne ne passe. Qu'ils aillent dormir un peu. Qu'ils rentrent chez eux. Qu'ils aillent se reposer. Personne ne passera.»

«Qui est malade?» demande le lieutenant à ceux qui attendent. Une main se lève. «Vous n'êtes pas malade. Vous habitez A'zoun, je vous connais. Vous êtes un menteur.» L'homme rougit: «Vous m'avez fait attendre pendant trois heures au barrage, hier. Je vous dis que je suis malade. Malade. Ne me dites pas que je mens.» «Pas de discussion», dit le lieutenant en point final.

Quelques minutes plus tard, un soldat arrive, essoufflé, talkie-walkie à la main. En un instant, les soldats et leur commandant sont avalés par la jeep et ils disparaissent comme ils sont venus et les habitants enfoncent la porte métallique. Une petite étincelle de joie dans les yeux. Et la sécurité d'Israël foulée aux pieds. Les veaux, la volaille, la paralytique, la vieille dame, les enseignants, l'ingénieur de l'ONU et Zourba, le représentant en produits pharmaceutiques, tous et toutes vont par effraction vers la liberté, TVA incluse. Au milieu de cette agitation, ressort un jeune homme blême, qui s'appuie avec difficulté sur les épaules de sa mère. Il gémit, tombe presque. Fahed Atal, 18 ans, est venu de Habla avec une crise d'appendicite. Il s'allonge sur la route, appuyé à la clôture de séparation. Il n'en peut plus. Sa mère serre sa tête contre elle.

Silence de mort au barrage de Beit Iba. Personne ne passe. Naplouse est emprisonné. Régulièrement, des ambulances arrivent. Elles seules peuvent passer. Pour entrer à Naplouse - rappelons-le - pas vers Israël. Sept enfants de la famille Souleiman, de Bourqa, ont mis aujourd'hui leurs plus beaux vêtements. Ils vont rendre visite à grand-père et grand-mère dans la grande ville. Leur mère racontera au soldat que Maha, âgée de 5 mois, est malade alors, c'est certain, il les laissera passer. Il y a même des documents médicaux qui attestent de la maladie de reins du bébé. La famille a fait cinq kilomètres à pied jusqu'au barrage et nous les suivons. Nous entrons dans une tente au sol boueux par laquelle nous progressons vers les pierres du barrage. Le père de la famille, Ahmed, va d'un pas décidé. Il a un bébé malade: c'est une carte gagnante. Toute la famille le dit solennellement.

Au milieu du barrage, un brancard sur lequel est étendue Walla Oumraya, âgée de 18 ans, de A'jja près de Jénine. Le conducteur de l'ambulance, Mountassar Abdel Rahim, déclare que le soldat, qu'il montre du doigt, l'a frappé. Ahmed Souleiman, édenté, tente d'organiser avec le soldat le passage de sa famille. «Allez chez vous», lui aboie le soldat. Le père devient livide. «Et la volaille?», crie, de derrière, le conducteur d'un camion chargé de poulets. «La volaille n'a qu'a voler», répond le soldat. La mère de la famille Souleiman essaie d'implorer. «Yallah, allez chez vous», pour toute réplique. Même les petits enfants essaient. La petite fille tend le cou et essaie vainement de capter le regard du soldat. Son frère aussi lève les yeux, haut, très haut, vers l'homme armé. «Le bébé est malade? Appelez une ambulance.»

L'armée israélienne ne cesse d'améliorer les conditions aux barrages: le soldat parle l'arabe. Ce n'est qu'aujourd'hui qu'il y a de la grossièreté et de l'arrogance, dans la langue locale: service spécial. La famille Souleiman, qui n'a pas encore digéré l'idée qu'elle ne pourra pas entrer dans Naplouse, n'apprécie pas le geste à sa valeur: ils auraient préféré un soldat qui les laisse passer en hébreu. Zourba, le représentant en produits pharmaceutiques du barrage d'A'zoun, est lui aussi arrivé ici. Il est là, debout, à attendre, avec en main «l'Humanitaire Médical - état de siège». «Personne ne sort, personne n'entre», dit le lieutenant comme explication à la politique du barrage. Le bébé des Souleiman commence à pleurer. Quelqu'un avec une cage à oiseaux, un autre avec un poêle à pétrole, tous attendent. «Ils attendront ici jusqu'à la nuit. C'est dommage qu'ils attendent», dit le lieutenant avec chaleur.

Le groupe des gens qui attendent va grossissant. Personne ne s'en va: puisque déjà ils sont arrivés, quel choix auraient-ils? Et puis ils savent que l'occupation est capricieuse: maintenant, c'est fermé, mais peut-être, dans cinq minutes, la porte sera-t-elle ouverte? Ou dans cinq heures. Cela dépend. Le temps est suspendu.

Il est déjà midi et quatre personnes qui travaillent à l'hôpital de Rafidiya sont en retard. Ils sont arrivés au barrage à huit heures. L'enseignant Jamal Hara, de Deir Sharaf, veut passer avec son épouse, qui saigne, pour se rendre chez le gynécologue, à Naplouse. Eux aussi sont là depuis huit heures du matin. Et aussi Ahmed Salman, un enfant, qui donne la main à son père, Naïm, et qui a fait une chute à vélo ce matin, attend là avec un pansement imbibé de sang sur le front. Les chaussures de l'enfant et ses vêtements sont tachés de sang. Son père tient à la main un sac contenant des documents. Il y a toujours un sac contenant des documents, dans les mains d'un Palestinien qui demande à passer à un barrage. D'un pas craintif, le père et son fils approchent des soldats. Toujours, le pas se fait très hésitant en approchant des soldats au barrage. L'officier regarde le pansement de l'enfant et, touché, autorise le passage.

Le camion aux volailles est autorisé à passer, le camion-citerne transportant de l'huile retourne, lui, comme il est venu. Espérons qu'à Naplouse, on préfère le poulet passé au grill. «Vous ne comprenez pas ce que je vous explique? Vous êtes dingue ou quoi? Vous ne pouvez pas passer. Faites demi-tour et voilà», explique aimablement le soldat au conducteur du camion d'huile déjà entré dans le barrage. Un vieillard est assis sur une pierre, Nimer Mohamed Hasrama, sur le chemin du retour d'une visite chez sa fille à Tulkarem. Il habite Naplouse et on ne lui permet pas de rentrer chez lui. «Croyez-moi, je ne sais pas ce que je vais faire.»

Un groupe de femmes et d'enfants approche du barrage, tous habillés de vêtements de fête. «Ça fait un an que je n'ai pas vu mes parents», dit la mère, et ses yeux brillent. Un an et un jour.

Ahmed Fouqiya, de Beit Imrin près de Sabastiya, a deux enfants en bas âge à la maison, atteints d'une maladie osseuse rare d'origine génétique. Il leur faut de l'oxygène et un cathéter pour injecter le médicament en intraveineuse. Voilà tous les documents dans un sac. Ils ont rendez-vous demain à l'hôpital, et le père veut se rendre au quartier général de Huwwara pour y retirer l'autorisation. Mais le soldat ne l'autorise pas à aller à Huwwara chercher l'autorisation pour demain, parce qu'aujourd'hui, il n'a pas d'autorisation pour aujourd'hui. «Si c'était un problème d'oxygène, je vous aurais laissé passer.»

Trois soldats, l'arme à la main, foncent vers les collines. Quelques minutes plus tard, ils en redescendent avec deux travailleurs qui avaient tenté de s'infiltrer dans Naplouse. Ils les font s'asseoir sur le sol qui, par chance pour eux, est sec, sur le côté du barrage. Une cinquantaine de personnes attendent déjà du côté ouest du barrage, essayant d'entrer à Naplouse, et encore un groupe comparable attend de pouvoir sortir de la ville. La famille Souleiman s'est installée par terre, à l'ombre de la carcasse d'un autobus; les enfants pleurent plus fort. «Qui c'est, le gars avec les perfusions?» demande le soldat. Un lot de 140 sacs de perfusion qui a fait le chemin depuis Bethléem pour une clinique privée de Naplouse n'est pas autorisé à passer. «Une perfusion, ce n'est pas urgent», décrète le soldat à l'oreille du transporteur. «Dites-moi, d'où vient toute cette pagaille?» demande un des soldats dont le nom est Adam.

Gideon Levy
Traduit de l'hébreu par Michel Ghys

Source : www.haaretz.com/

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